Puis je tombe sur Jean-Claude Ameisen, sa voix d’une douceur puissante, qui reprend les pierres et les bouts de chair tombés, desséchés, leur donne une unité, un sens, les rattache encore et encore au cosmos. Il entraîne dans son sillage Eluard, Kundera, Proust et Bill Clinton. Il parle de mitochondries et d’ALMA, de Pinochet et de saudade. Il déclame des articles du Monde comme il ferait d’un poème, sur fond de Sakamoto Ryuichi et de BO du film franco-chilien.
Il lit :
Le retour, en grec, se dit nostos. Algos signifie souffrance. La nostalgie est la souffrance causée par le désir inassouvi de retourner. […]
Añoranza, disent les Espagnols ; saudade, disent les Portugais. […] Les Tchèques, à côté du mot nostalgie pris du grec, ont pour cette notion leur propre substantif, stesk, et leur propre verbe ; la phrase d’amour tchèque la plus émouvante : Stýská se mi po tobě : j’ai la nostalgie de toi ; je ne peux supporter la douleur de ton absence. En espagnol, añoranza vient du verbe añorar (avoir de la nostalgie) qui vient du catalan enyorar, dérivé, lui, du mot latin ignorare (ignorer). […] La nostalgie apparaît comme la souffrance de l’ignorance. Tu es loin, et je ne sais pas ce que tu deviens. »
Boue et bouillie que j’essaie de garder sous couvercle ; je m’accroche à cette ligne verte qui me trottait dans la tête depuis un certain temps : Nostalgie de la lumière.
Dans mon semi-jetlag se mélangent des déserts, Atacama, Gobi, de la poussière du cosmos, capturée à l’antenne papillon ou recueillie dans des saladiers-oreilles gigantesques. La voix chilienne, au débit presque scolaire, déroule sa prose universelle. Le temps, le passé, le présent et la sécheresse d’être s’écoulent dans l’implacable et mystérieuse lumière, sur un sol qui abrite les morceaux d’os de disparus aimés.
Le son des pas sur le sable, c’est ça qui m’a marquée le plus, curieusement. Et toi, où es-tu ? Une demie-heure plus tard, il me répond. Je suis à Paris. Crissement, ténu, place, imagination, et l’écart entre ce que nous faisons, la rencontre. Un alignement fin des mots, quelque chose de pressenti, espéré qui délicatement se dépose. J’avais cette image dans ma tête, la caille prise dans les filets à Gaza, la poétique de la vie malgré le massacre, la nostalgie.
Alors je me suis rappelé. C’est de cette beauté, de cette oscillation assumée entre joie et désolation que je me repais. Oh l’injection d’ocytocine dans mes lobes, nourrie, soudain, une heure trente de photographie, de sons. Et le partage pour sublimer la nourriture, en quelques phrases échangées. J’avais oublié le saut au cœur quand on signifie avec effleurement et justesse j’ai ressenti la même chose que toi.
Nostalgie de la lumière (Nostalgia de la luz), documentaire franco-chilien réalisé par Patricio Guzmán, 2010.
Je me réveille d’un sommeil lourd, nous sommes déjà au-dessus de l’Allemagne ou de l’Alsace ; du ciel, je vois cette guirlande, village de lutins, de fées dans des chaumières. Je suis dans un film d’animation, Klaus, Polar Express.
Dans la couche fine de mes paupières scintille la guirlande de mes seize ans. Au décollage de Londres, l’excursion à Cambridge, ce jour de décembre 1998 où ma vie a changé. Non ! où j’ai changé ma vie.
En ce moment tout est complexe, et je ne me jette pas à corps perdu dans de la célébration folle, même si je le pourrais – c’est ça peut-être la maturité ? Tout est d’une richesse heureuse, tout réussit, je sais pourtant d’où chaque élément provient, il n’y a pas une once d’impostrice dans ce que j’empoigne aujourd’hui. Je sais la joie dans laquelle j’ai construit, mais je sais aussi à quel point j’en ai chié et je peux compter à la jointure de mes neurones les cicatrices du vécu.
Alors je les touche une à une, et les larmes surgissent à chaque toucher, le souvenir des difficultés, des violences, le souvenir des émotions réelles derrière les histoires plaquées, réécrites ici dans une procédure d’auto-persuasion mythomane, ces souvenirs que j’accueille un à un et que j’embrasse, parce que ce sont eux qui m’ont faite, qui me tiennent aujourd’hui debout, à cette place qui m’est si chère.
Je brasse, sable, cailloux, grands ciels aux tons blancs, je brasse des dunes de colère et de réalisations, de tristesse et de compréhension. Je brasse jusqu’à ce qu’il ne reste plus que cette grande gratitude.
La gratitude à être et à avoir été. Et à tous ceux qui ont été merveilleux, ceux qui ont fait ce qu’ils ont pu, qui m’ont laissée intacte dans ce que je suis. Gratitude d’avoir su rester intacte.
Il y a encore tant à faire, que je souhaite faire. J’ai toutes les clés en mains maintenant, pour faire. Quelle chance inouïe.
Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !
— Paul Valéry, 1920
Son : Antonín Dvořák, The Water Goblin, Op. 107, B. 195: I. Allegro vivo, interprété par le Berliner Philharmoniker, dir. Sir Simon Rattle.
Au-dessus de l’Allemagne ou de l’Alsace, oct. 2025
Ma peau, mes cheveux, depuis les résultats de l’ERC, étrangement, ont repris du lustre, se sont apaisés. Et là dans le désert j’ai la peau qui brûle et pèle, les cheveux qui graissent sur la fin du séjour.
On prend une longue douche chaude en rentrant à Dunhuang. Entre les cascades d’eau, je lis l’étiquette sur le mur de pierre noire : « Do not slip on the ploor. » Je me dis : ce moment, c’est la définition du bonheur.
Mais avant :
Pf conduit trop vite sur la piste. F. lui communique timidement son anxiété, que nous ferions mieux d’arriver dans le noir, mais vivants. Il ralentit, reconnaissant et soulagé lui-même.
V. : on disserte sur la marche à pied et la vaisselle qui font le même effet au cerveau, enclenchent un état de réflexion différent, où les problèmes de physique prennent une autre dimension, où l’analyse de soi prend une autre puissance. Puis on parle café, il me dit qu’il y a un côté rituel à le préparer avec sa machine, tasser son grain fraîchement moulu, son filtre, sa buse avec du lait d’avoine. « Le soir, j’ai presque hâte de me lever le matin pour pouvoir préparer mon café. » Émue par ces mots – je l’imagine zyeuter sa cafetière et lui souhaiter silencieusement bonne nuit, avant de retirer ses lunettes et d’éteindre.
Nous sommes dans la pénombre, avons déjà rejoint l’autoroute, qui passe dans une brume poussiéreuse, par dessus des lacs saisonniers asséchés, croûtés de sel, qui font des taches blanches dans la nuit tombée.
Après la douche :
L’air est froid, sec, sent le charbon de bois. Ty nous emmène en sous-sol, dans une salle bleue avec des écrans. On pensait dîner, mais c’est un karaoke. À minuit, on mange d’excellentes grillades du désert et des soupes rouges locales, en buvant des bières et en aboyant My Heart Will Go On avec O. dans le même micro. Les collègues chinois nous font la panoplie de leurs tubes mélo. O. fume une série de cigarettes fournies par Ty, puis revient s’installer tout contre moi, cuisse contre cuisse, épaule contre épaule. Mes cheveux fraîchement lavés sentent affreusement la clope, comme lui. Je pourrais malgré tout m’endormir contre lui, heureuse de fatigue et réciproquement. Il me regarde, je lui souris, ça braille de la soupe, je ne sais plus dans quel ordre et qui prononce ces répliques, et ça n’a aucune importance :
« J’adore cette collaboration. — C’est nous deux, ça. »
Départ à 8h et 30 antennes aux confins de notre site. Le protocole est rodé, F. vérifie le numéro du détecteur, je le marque sur ma feuille. Puis j’attrape le RTK, aimante l’instrument au mât, grimpe à l’escabeau, installe le clip sud, le clip nord, vérifie que tout est vissé. F. fait l’acquisition. Je débranche S, mets N sur le bras W, redescends, F. change la position de l’échelle, je grimpe, clipse S, F. fait l’acquisition. Je déclipse tout, enlève le boîtier aimanté du mât, le descends à F. qui récupère l’ensemble, me le tend dès que j’ai posé pied à terre et je l’embarque sur mon siège pendant que F. met l’escabeau dans le pick-up. Je pointe l’unité suivante sur la carte de son téléphone, la route à prendre, nous cherchons les traces de roues dans le désert pour éviter d’abîmer le sol de traînées sauvages. Allons d’antenne en antenne. 63 fois au total.
J’ai embrassé chaque antenne, me suis littéralement appuyée sur elles, accrochée à leur mat, parfois l’antenne wifi me rentrant dans le ventre. Chacune, et je suis allée jusqu’au bout du Domaine, le désert est à la fois uniforme et changeant, la chaîne de Xiaodushan se rapproche, s’éloigne, les sols les rivières taries la densité et la couleurs des pierres tout est subtilement changeant, et on ne peut en faire l’expérience qu’en ayant quelque chose à y faire, quelque chose de plus que la visite par contemplation être invitée dans ce désert – il faut l’être par nécessité. Notre mission, cela rend les choses si différentes. Voir, vivre chaque antenne et le déploiement des kilomètres ; mon expérience, je l’ai vue perchée de là haut 63 fois x 2 (il fallait monter deux fois sur l’escabeau par antenne), et c’était important pour en appréhender l’essence, la dimension.
Il était 13h quand j’ai appelé dans le talkie : « E. pour O., E. pour O. Tu me reçois ? — C’est V. pour E. O. est parti à l’ancienne DAQ Room. Tout va bien ? — Oui ! Il nous en reste juste une à faire et on a fini ! — Génial, félicitations ! Vous voulez manger d’abord ou terminer ? — On va terminer. Tu veux venir avec nous ? On va passer devant la Central Station. »
On voit V. de loin nous faire de grands signes, alors qu’on arrive en soulevant la poussière. Comme il se glisse sur le siège arrière, Pf accoure aussi : « Je peux me joindre à vous ? Je veux voir comment vous faites ! » C’est un peu comme une récréation, nous partons en bande joyeuse, chercher la fameuse antenne 14 que nous avions laissée de côté la veille, car elle portait encore sa jupe, et il l’a déshabillée ce matin.
Je laisse V. installer la fin des clips, pour le fun. Puis quand la dernière acquisition est faite, tout démonté, nous la topons avec F., avec Pf, avec V – qui va arroser ça à sa façon, dans le sable, dos à nous, vers le soleil.
Je déclare plus tard à O. que sur le futur projet H. en Argentine, celui qu’on fera avec l’ERC, je veux connaître d’entrée chacune de mes stations et antennes par cœur. Je ne veux pas être une simple théoricienne comme écrit dans la proposal pour les besoins de synergie, je veux être fondamentalement une expérimentatrice – en plus du reste
Nous remballons nos affaires, passons un coup de balai, de lingettes sur les tables déjà pleines de sable. Je glisse à O. : « Toi t’es trop fort. Tu viens sur le site et quand tu pars, y’a tout qui marche. C’est ça, le talent. — Ouais, je trouve qu’on le dit jamais assez. Nan mais toi, tu donnes de ta personne. T’es sur le départ à 8h en disant : je reviendrai à 14h, pour être sûre de mesurer toutes les antennes. T’en veux, quoi. » Il me demande aussi, sourire en coin : « T’es contente d’être venue ? C’est qui qui a insisté pour que tu viennes ? » Je reconnais volontiers que c’est lui, et le remercie, on s’étreint et il rajoute : « Bah, en fait je sais que j’ai pas eu besoin de beaucoup insister, hein… » puis « C’est aussi une question de présence, pour bien montrer aux collègues chinois qu’on est là, dans ce moment de transition, qu’on ne se désintéresse pas de l’expérience, je pense que ça compte beaucoup. » Il sait que j’étais aussi arrivée à cette conclusion, il sait que nous nous comprenons, je sais qu’il sait. Je l’interroge : « T’es au courant qu’on a eu l’ERC ou pas ? — Nan, c’est vrai ? T’as vu ça où ? »
33 antennes. Et une dizaine avant d’être rodés, d’avoir le protocole. Je dis plus tard à F. que je me sens en sécurité avec lui – dans le DISC de William Moulton Marston, il est bleu-protocole, je suis rouge & jaune-je-fonce-et-sur-un-malentendu-ça-va-passer, et ça se sent dans notre façon de faire ; la complémentarité.
C’est moi malgré tout qui propose de capituler à la nuit tombée, en l’absence de lumière, comme on lutte dans les bancs de sable pour trouver l’antenne suivante. « Ce serait bête de se blesser pour une mesure supplémentaire, » dis-je, déguisée en expérimentatrice prudente et raisonnable. En rentrant, on se jette sur les nouilles fraîches et les viandes épicées concoctées par la cuisinière, le réconfort du désert.
Le soir dans la Work Room, O., V., Bohao et les autres se battent avec la stabilité de leur code de trigger, F. fait un premier tri de nos données. Xx et Px font des aller-retours dans le noir pour tester des cartes électroniques modifiées sur une unité proche. Je suis lessivée, lutte contre le sommeil, et planifie sur une carte en papier la campagne du lendemain : il ne faut pas se tromper, nous levons le camp à 14h et il nous reste 30 antennes. J’optimise le chemin, on a mieux appris aujourd’hui comment parcourir le désert : repérer les routes et les détecteurs, et que les rivières coulent Nord-Sud.
À un moment, j’abdique, enfile mon pyjama, mon duvet, et m’allonge de l’autre côté du rideau qui me sépare de la cuisinière qui ronfle déjà. J’entends dans la pièce d’à-côté les autres travailler et réfléchir à coups de contrepèteries jusque vers minuit, quand O. passe sur la pointe des pieds, éteindre le beacon dans ma chambre. Je suis dans un demi-sommeil ou je dors déjà, extinction, nous plongeons tous dans la nuit du Gobi.
Son : Sergio & Odair Assad, Escualo, in Sergio & Odair Assad Play Piazzolla, 2001
Campagne de mesure de l’orientation des antennes, désert de Gobi, oct. 2025
Je sors faire pipi sous la Galaxie ; je pense à tout ce qui se passe, qui est immense, immense, et puis… depuis quand suis-je cassée ainsi au point de fragilité et de sensibilité, à dépendre des éclats de miroir, depuis quand ai-je besoin d’une constante validation à chaque dixième de pas, à chaque respiration ?
Plus tôt, je suis allée derrière ma petite dune à épines, et pendant les quelques minutes de marche, le ciel blanc/bleu cassé à la lumière rasante, les couleurs uniformes et tendres, je songeais à ce qui s’est passé l’année dernière et comme j’en ai sorti un projet démentiel mais avec une auto-estime en morceaux, une insécurité abrasive.
L’immensité sèche, ce huis clos du bout du monde à triturer des instruments pour écouter pleuvoir du cosmos, ce terrain où l’on est focus en continu à gratter les instants, les lignes de code et le sommeil. Il me reste encore deux jours de cette retraite méditative, connectée, déconnectée, à l’émotion ténue, lavée par le vide et le ciel. Le désert, chez moi, a une fonction nettoyante, une érosion éolienne ; on me dissocie, on me transforme en minéral et on me lisse comme une pierre.
Son : 章益 Yi Zhang, 敦煌古樂團 Dunhuang Ancient Music Ensemble, 總曲子 General Tune, in Scattered Gold Sands, 2025
Brique peinte, représentant une récolte de feuille de mûriers, retrouvée dans un groupe de tombes au sud de la ville de Lutuo, dynasties Wei et Jin, 220-280 AD, Musée de Dunhuang
En soirée, je suis rattrapée par le spokespersonship : O., Pf, Zy et moi avons une réunion au sommet assez tendue avec d’autres bouts du monde, en visio depuis le préfabriqué « cuisine », parmi les restes de cacahuètes et le cendrier improvisé.
Puis rattrapée par la direction du laboratoire : dans la même heure, la vie sombre des autres vient goudronner ma boîte mail, mais aussi une excellente première nouvelle attendue, puis une seconde étonnante… O. à côté de moi se bat avec ses codes : « Putain, mais c’est ça en fait, suis trop con. Tu vas voir comment je vais lui niquer sa mère. Et bam ! ».
Nous sortons prendre l’air et je lâche, en rigolant, alors qu’il boit une mauvaise bière et moi un Earl grey, devant Orion : « Je trouve que ma vie est un peu compliquée, quand même. » Il m’écoute dire les choses à demi-mot. Je ne veux pas le bassiner avec mes problèmes de direction, alors qu’on est sur le site de notre projet avec d’autres questions techniques et politiques. D’autant que je me sens coupable de ne pas être entièrement spokesperson, de faire mon autre job de directrice dans cette salle commune, comme si je me donnais des airs. Je balaie le tout : « Mais on s’en fout en fait. » Et lui : « Bah non, pas du tout, c’est vachement important. » À peine assis à la Work Room, il me voit dégainer des messages. « T’envoies combien de mails par jour, toi ? Tu sais qu’à chaque fois que j’envoie un mail, je pense à toi ? Je me dis : ça fait chier, mais rappelle-toi que pour Electre, ça doit être dix fois pire. » Il fabrique un cœur avec les mains.
C’était aujourd’hui la date limite qui avait été officiellement annoncée pour recevoir les résultats de l’ERC. « Vous auriez des nouvelles de la nôtre ? » demande O. sur le fil commun. Fr. est en train de bidouiller sur la machine d’analyses de données, qu’il appelle affectueusement « l’anal ». Ça dégouline beaucoup et ça rit aux éclats.
—
Les autres sont allés se coucher, tard dans la nuit, on bavarde sur le concept de bonheur avec F. Je n’ose lui dire tout ce qui s’agite juste sous ma peau, les ondes hautes fréquences de la jubilation, je ne sais pas ce qu’il en sera de toutes ces nouvelles – maintenant qu’on a une ERC, il va falloir trimer pour réaliser ce qu’on a promis, maintenant qu’on nous a accordé des postes au laboratoire, il va falloir trouver des candidats idéaux, maintenant qu’on m’a dit que je pouvais écrire quelque chose de puissant, il faut écrire… Il reste un quart de chat de Schrödinger, et les autres sont sortis vivants. Ce n’est pas juste qu’ils sont vivants, je me sens soutenue, si soutenue dans ce que j’entreprends.
Jour 3 : on remonte sur les toits, on part remettre des jupes sur les antennes, mes petits doigts à la peau arrachée passent dans des rainures étroites pour visser, je trace des spectres de nouveau, tout roule sans accroc, et puis F. débarque enfin juste après le déjeuner, avec son sac et son couteau suisse décoincés de la sécurité de l’aéroport de Shanghai – sous nos d’applaudissements.
C’est Noël pour lui et moi ; nous piaffions depuis deux jours. Enfin, nous allons jouer avec l’instrument RTK développé et conçu les dernières semaines. Une tasse de café à la main, nous grimpons sur les toits, déployons nos câbles, nos petites antennes GPS en forme de bouchons et les clips d’argent triangulaires imprimés sur la machine 3D du laboratoire. Une bonne heure plus tard, nous partons en 4×4 tester notre équipement sur la première antenne en vue. Nos ombres sont déjà immenses sur le sable, tout en haut de l’escabeau, à décorer notre arbre en inox, nous atteindrions presque l’horizon, tout au bout du plateau de Xiaodushan, là où les concrétions se dressent pour délimiter le ciel de la terre.
F., avec une douceur et une geekitude qui me font fondre, m’explique les commandes qu’il a implémentées sur son application Android. L’orientation des antennes est mesurée à la fraction de degré près. Elles sont beaucoup trop décalées par rapport au Nord pour être facilement corrigées. Nous rentrons pour en discuter avec les expérimentateurs. Pendant que F. dépèce les données prises, devant la réalité du terrain et des équipements, je propose qu’on se contente d’enregistrer toutes les valeurs d’inclinaison et de corriger ensuite les données d’autant, dans le software. Le plan est validé. Nous dînons de cartilages de porc en ragoût et de divers légumes épicés, et préparons les mesures que nous ferons, en quadrillant le terrain les deux prochains jours.
Son : le groupe phare de la jeunesse de Pf et Zy, mis à fond et en boucle par Ty, le staff local, dans le 4×4 à 100 à l’heure sur les pistes : Beyond, 海闊天空, 1992
Plan des détecteurs et des routes du prototype de G., sur une centaine de kilomètres carrés, lors de notre campagne de mesures de la direction des antennes, oct. 2025
Le lendemain, je reste couchée une partie de la journée, HS. O. s’est abonné au trou dans le sable – ça fait partie du folklore rigole-t-il entre deux pit stops et analyses de données. Moi, c’est plutôt vomi-dans-un-sac-en-papier et sensation continue de gerbe, enfoncée dans mon duvet, couverture chauffante sous les fesses. Pf a dû installer les appareils de beacon dans ma chambre, alors j’ai les va-et-viens des uns et des autres qui testent les signaux envoyés aux antennes – O. surtout, prenant tranquillement de mes nouvelles. T’inquiète, je réponds, et il sait à mon ton que ça va aller, il ne manquerait plus que tout le monde me voie comme la fille faible, la cheffe en robe déguisée, qui ne sait pas se tenir sur le terrain.
En fin d’après-midi, je déclare que je vais mieux. Je vais me promener longuement jusqu’aux antennes les plus proches, et les cailloux tracent leur ombre au sol, donnant au désert un nouveau relief. J’ai une révélation que j’ai urgemment besoin de partager avec O. Je l’interpelle à mon retour, alors qu’il maintient un escabeau pour Pf, en plein démontage de beacon.
« Tu sais ce qu’on faisait il y a exactement un an ? — Ouais ! On était ici, et on taffait comme des porcs sur l’ERC. — C’est quand t’as dit : It’s a good thing we came to China, this way the sun never sets on H. [le nom du projet]. — J. avait adoré. »
Pf. m’embarque sur les pistes pour enlever les jupes aux antennes de la veille. O., V., Fr. ont bien avancé sur leurs tâches, la valise de F. arrivera dans quelques heures après 20 coups de fils de Pf, je monte sur les toits dans la nuit à la frontale, défaire l’installation des systèmes de mesure. J’ai retrouvé l’appétit pour les gros morceaux de mouton bouillis. « Suis content ! » répète O. Tout le monde est défoncé du froid, de la tension et de la nuit courte, je reste seule un moment dans la Work Room les doigts gelés, les yeux explosés, à écrire quelques notes. À quoi bon être ici, sur le terrain, si je ne le vis pas avec des mots ?