jube, domine, benedicere

Rouge, bleu, jaune ou vert ? À la sortie de la formation management, les couleurs de William Moulton Marston sont rincées par les trombes d’eau ; les pavés forment des rigoles où courent des ruisseaux, que je suis jusqu’à Saint-Étienne-du-Mont, le refuge à l’odeur de cierge et aux chaises de paille. On entend la pluie dans son déversement, à l’intérieur les entrelacs comme un lierre blanc sur les colonnes, le chemin aérien qui trace sa longue courbure, la pierre prend la lumière, encore la même, me dis-je ; pourtant je ne sais d’où – le rebond de nos âmes, la paix déposée ?

Sur l’aile gauche, les confessionnaux sont bien trop grillagés pour les chuchotements, mais la petite porte entrouverte le long de la chaire… Nous nous y glissons, escaliers en colimaçons, et de là-haut, le ciel vitrail et ses pochoirs de couleurs Marston, il ne reste plus qu’à rejoindre les tuyaux d’orgue, passer la main le long de leurs tiges et entendre vibrer les fondations. Tapis dans le sanctuaire musical, il me parle d’un almanach et moi de la question que L. m’a posée : « Est-ce que tu te sens plus complète ? » De là-haut, on devine la rue derrière le mur, il y a des mondes et des temps parallèles qui se déroulent. Il pleut à verse à t, mais dans le cône de lumière des passés en -t, l’air pique et le halo jaune du lampadaire dessine la scène de ces deux-là, danse brownienne en une dimension : dix pas, pause, dévisagement, renvoi des mots en ruban coulant, dix pas, pause… reprise en boucle algorithmique ; avant d’arriver au porche bleu paon.

Derrière le buffet d’orgue, il s’enquiert : « Et tu ne m’as pas dit ce que tu lui as répondu. » À cet instant-là, à t, le prêtre étudiant nous repère et nous somme de redescendre – les touristes s’arrêtent un temps (tt) et filment sur leurs smartphones notre retraite pénitente vers les pièces cachées. Là, velours et dorures sur bois, l’autre musée de Cluny, nous insistons auprès de la sécurité prête à appeler la police, que nous souhaitons parler au Diacre. Le Diacre, cheveux frisés, joues, ventre, comme dans les images, arrive embêté – il était sur le départ. Alors j’explique d’une traite : « Père Diacre, c’est parce qu’il fallait vérifier. La lumière : d’où vient sa couleur depuis cinq semaines, les tuyaux d’orgue : voir si les noms étaient gravés, les vitraux : quand ils tachent les colonnes, et les mondes parallèles qui se déroulent de part et d’autre des murs pendant que s’épanche l’eau, il fallait arpenter les coursives dans l’air et chercher les réponses, une sorte de méthode scientifique, vous voyez ? »

Le Diacre s’est dit, euh, de quel univers ? elle est complètement tarée (et lui aussi probablement). Mais la lumière et l’eau, c’étaient les mots-clés de Sainte-Geneviève. Ça ressemblait un peu à un quart de miracle. Est-ce qu’on prend le risque de rater un bout de miracle, quand Dieu parle et envoie des délurés parés de grenats ? Et si Dieu se fâchait, mettait la pagaille sur le RER A ce soir ? On était déjà en retard, on raterait le concert à l’Olympia. Pris par le temps (|t|<δt), le Diacre décide d’enclencher la vérification symbolique, test ultime des fractions de miracles, et interroge : 
« La longueur de l’église ? 
— 69 mètres, » fuse la réponse à côté de moi. [Car il savait, évidemment.]

Nous sortons sur la place, le Panthéon nous tourne le dos, les touristes nous ont oubliés (t’ >> t), il pleut toujours, des seaux d’eau, c’est vraiment très drôle, alors nous nous abritons dans une pâtisserie japonaise et achetons un cake au yuzu, à partager sur nos jeans trempés dans le RER B. Le temps t* de redevenir des personnes réelles.

Son : Gabriel Fauré, Madrigal, Op. 35, interprété par The Monteverdi Choir, Sabine Vatin, John Eliot Gardiner, 1994

Promenade aérienne et parallèle dans les entrelacs de calcaire de Saint Leu (à voir en plein écran) © 2025 Saint-Étienne-du-Mont

Au bureau, au cimetière

Le soleil bleu clair tache ma peau – pour le fuir, j’attrape mon sac et son odeur de cuir, la boîte de pâtisseries, sous le bras mon manteau au ruban à défaire. C’est le jardin secret, je m’enfonce entre deux tombes, me baissant sous les branches, les granits oubliés, aux bacs en plastiques dont les fleurs et la terre ont séché, la mousse sous les pieds et les crocus, les muscaris, ça et là, dans un débordement aléatoire et timide. La façon dont s’installe le printemps cette année, plus lente et plus respectueuse que les précédentes, l’éclaircie fraîche des terres et des espaces, d’eau et d’une fluctuation douce de température. Je fais des camemberts budgétaires, j’appelle mon responsable finances. Quelques pierres plus loin, on vaque à ses propres appels, puis on me rejoint, de l’autre côté du rideau de peuplier pleureur. Cuillères de bois au goût de chantilly et de crème de marrons, au goût du rire, assis sur une stèle bancale. J’aimerais expliquer – mais dans l’air les mots n’auraient pas la saveur de ceux posés sur une page – que ces bureaux inventés, c’est ma façon d’appréhender l’essence des lieux, des instants. En partager un côte-à-côte, seuls et ensemble, accessoires et naturels, c’est peut-être l’intimité et la connexion ultimes.

Son : Carpenters, We’ve Only Just Begun / (They Long To Be) Close to You, in The Singles 1969-1973, 1973

Couverture de The Secret Garden, par Frances Hodgson Burnett (1911), illustré par Graham Rust, Godine Publisher, 1987

Where but to think is to be full of sorrow

Dans une tristesse sourde, dans le grand silence de la vie et de la nuit, vous savez, lorsque vous avez étouffé de toutes vos mains ce qui vous était cher – au cas où ça serait bien –, je compose des planches et des camemberts Excel, des plateaux de fromage pour le CNRS, des graphes 2D cernés d’ombres qui se superposent et racontent que nous n’avons plus d’argent, AGDG, RPB, Subvention d’État, FEI, fluides et bâtiment propre, en fond d’écran j’ai la blancheur pastel d’une toile de Jouy et ces mots anciens « tu écriras d’autres livres en novlangue administrative savoureuse j’en suis sûr ». Parfois l’incongruité des instants dépasse les réalités, je souris devant mon écran, pourtant tout est d’une désolation aiguë, mais, me dis-je, si je ne souris pas de cette incongruité, qui le fera ? Et si je n’écris pas cette incongruité, à quoi est-ce que ça aura servi, cette tristesse-là, d’avoir tout gâché, d’avoir tout tailladé ?

L’oiseau chante dans la nuit, le même que celui de mes seize ans qui veillait sur mes aubes d’écriture. Il est trois heures du matin, je me rassemble pour la journée : 100k euros à la clé, deux postes, des tunnels de représentation et de stratégie, et des rames de métro.

Was it a vision, or a waking dream?
Fled is that music:—Do I wake or sleep?

— John Keats, Ode to a Nightingale, 1819

Son : Mark Bradshaw récite John Keats, accompagné de Ben Whishaw et Erica Englert, Ode to a Nightingale, in Bright Star, 2016

Kubo Shunman, Un rossignol sur un rameau fleuri, circa 1800

Entre les pluies

C’est le déluge. Entre les gouttes, j’accompagne A. aux portes ouvertes de son futur collège. La petite présidente du Conseil de vie collégienne qui nous fait une visite guidée privée, treize ans, fraîche, forte et douce, dont la future trajectoire brillante ne fait pas de doute, vaut la matinée sacrifiée — je la range soigneusement dans mon tiroir à personnages.

P. est revenu du marché avec oursins, Saint Jacques, ail de l’ours et une panoplie de brassicacées dont il lave les fanes à grande eau pour monter un pesto. Il s’est arrêté de pleuvoir, A. au piano fait ses gammes ; chez lui / chez moi, même les gammes sonnent comme des compositions. Je fais sauter les coraux de Saint Jacques sur un lit d’aillets, et dresse les noix en lamelles crues, zestes de bergamote, Riesling Grand Cru… Je demande à P. : « On fête quoi, là, exactement ? » Et lui : « T’as pas plein de choses à fêter, toi ? » C’est vrai, un brouhaha luxuriant de choses heureuses.

Le Riesling m’entraîne dans un sommeil sec et minéral. En émergeant, j’accompagne A. aux portes ouvertes de son futur Conservatoire. Sur le chemin, je dépose mon sac chez le cordonnier, rafle un macchiato au café hipster, au Monoprix, j’achète une housse de couette et des taies, des pantalons pour A. qui m’explique : « Je n’aime pas trop les vêtements à la mode, je préfère m’habiller plus élégamment. » Puis des chocolats chez ma chocolatière, pour les visiteurs qui passent au bureau, avec ma carte achat de directrice.

De nouveau le déluge, les trombes d’eau. En attendant que P. vienne nous secourir en voiture-arche, on se réfugie à la maison de la presse où je repère mon livre, rangé entre Le crime organisé en France et L’inconscient. C’est important d’être bien entourée. A. achète des mini-stabilos, un pour lui, un pour son frère.

18h30, je m’extirpe de la voiture avec trois sacs de courses et le sentiment d’avoir bravement accompli mes missions logistico-familiales. P. [qui me connaît bien mieux que moi-même] zyeute mes achats. « On a des oreillers en 50×75, nous ? Non, ils sont carrés, hein. »

Je ressors sous la pluie qui en remet une couche, bottes en caoutchouc et parapluie, échanger mes taies d’oreiller. Et aussi réclamer la facturette de mes chocolats, que je n’ai bien sûr pas prise, alors que V. m’épinglait encore vendredi de ses yeux bleus, en insistant avec sa voix gentille-mais-je-ne-rigole-pas : « Electre, pour la carte achat, tu n’oublieras pas la facturette, ok ? » Pour la peine, je refais un crochet au café et verse l’eau à côté du verre, parce que pourquoi viser avec application, si on peut compter sur l’aléa ? Tout dans l’Univers a le déroulé attendu.

J. m’envoie une photo de sa fenêtre, son thé, le magnolia rose pâle et le soir qui se dépose. Nous échangeons nos magnolias.

Tout dans l’Univers a le déroulé attendu. Toujours je fais les choses vite et approximatives, toujours ça me fait perdre du temps, et celui des autres, toujours il y a une foule de mains tendues pour m’aider dans ces ratés, et je n’apprends jamais. Peut-être parce que c’est un peu magique, à chaque fois, de voir les choses reprendre leur ordre, le monde retrouver sa structure, les morceaux s’emboîter, et les gens et ces cœurs qui répondent présents, d’avoir la preuve par l’exemple que quoiqu’on fasse, j’ai cette place solide sur Terre et qu’on m’y ramènera, avec des mousquetons croisés et élastiques. Ce que les gens ne disent pas (?) de moi et qui pourtant cette fois-ci est vrai : je suis sacrément pourrie-gâtée.

Son : Ben Crosland, First Rain of Summer, in Songs for Rainbow Hill, 2018

Miyazaki Hayao, Tonari no Totoro となりのトトロ, 1988

Juste ça

« Tu te rappelles la fois où on s’est parlé après le Conseil du laboratoire, quand j’ai présenté mon projet de direction et que la première question qu’on m’a posée était : ‘Comment tu vas gérer ton stress ?’ 
— Je me souviens très très bien. 
— T’es jeune, t’es vraiment quelqu’un de bien, que j’apprécie, empathique, t’as une gamine, tout ça… et tu voyais pas, comme l’ensemble du labo d’ailleurs, le problème de ce qui s’était passé. J’ai dû t’expliquer en pleurant pendant 30 minutes (et encore, 30 minutes, c’est rien). Y’a vraiment du boulot dans la société… »

Et ce sont parfois les hommes qui résument avec les mots lucides et justes cette désolation, qu’on sait alors profondément partagée :

« J’avoue. Je suis pas fier. Je t’avais dit après coup que j’avais compris des choses. Et je m’étais dit que juste ça, c’était triste. »

China Marsot-Wood, Bibelots #4, 2017, Collage 8.25” x 6.5”

SPF 50

Avec le retour du soleil, j’ai sorti ma crème SPF 50, celle achetée en Pennsylvanie. On parle toujours du parfum de vacances, de l’été, de la mer. Moi j’étale sur ma peau les bois, les longs trottoirs de dalles de ciment où s’incrustent les mauvaises herbes, les bras des arbres en grands hugs de verdure, les allers-retours dans cet espace et ce silence, les lunch boxes des enfants et les ronds d’écureuils, le goût du café Elixr et une perception des distances réduites, allongées, tout amplifié même les bouteilles de vinaigre de cidre – par grandes goulées, en respirant à peine, j’écrivais mon livre, je construisais mon projet G. et son étape suivante, j’allais transatlantique et jusqu’aux bouts du monde. Quoi qu’il se passe, quoi que cela devienne, on ne m’enlèvera pas ce que j’ai pensé alors qu’elle était, ce que j’ai aimé en elle. L’Amérique.

Son : En écho au son et à l’odeur de ce billet : Détente adiabatique : Goldmund, Scott Moore, Emily Pisaturo, Léo Delibes, Flower Duet (Goldmund Rework), 2022

College Town de Pennsylvanie, août 2023

Tango Unltd.

À l’ombre d’une entrée haussmannienne du 14ème arrondissement, dehors le printemps et le ciel bleu, j’ai fait l’école buissonnière ; derrière lui, je vois la rangée de boutons pour l’interphone, j’ai rendez-vous au second dans trois minutes exactement, le flat white éthiopien a torréfié ma bouche, il ruisselle d’une série de mots à la désuétude romanesque, comme s’il les avait chinés. Je pense : on pourrait être à Buenos Aires, le fer forgé au bois patiné, les miroirs et les mosaïques au sol, et le tango : cadence méditative et quasi-érotique de nos paroles qui filent la pulsation éclatante et douce de la vie.

Et j’échappe cette notion – je dis : « Ce que j’envisage et souhaite construire ici se prolonge sans limite. »

Déclaration naturelle et inattendue qui me laisse ensuite plusieurs jours dans une sidération apaisée. J’avais – par pragmatisme et par désaffection – longtemps pris l’habitude d’avancer en jalons, en prévisionnels aux dates arrêtées, en calendriers mensuels et quinquennaux.

Je suis dans le monde et la vie et cela ne m’effraie pas. Ce monde qui se morcelle, l’attente lente d’une société chloroformée, anxieuse, ce qui couve et déchirera notre existence actuelle, je m’y prépare sans angoisse. Je vis au rythme de la lumière qui glisse sur les façades comme des à-plats de couleur, je vis aux parfums qui s’enroulent, et j’embrasse dans le chaos rampant, les grains de vie aux notes de café qui pointillent les chemins à suivre.

Son : Sérgio & Odair Assad, Ausencias, in Sérgio & Odair Assad Play Piazzolla, 2001.

Horacio Coppola, Baile de Carnaval, Teatro Colon II, Buenos Aires, 1936, tiré de la série en clair-obscur du Guardian.

La suite

Au café hipster ce dimanche, avec mon grand latte au lait d’avoine – P. a héroïquement emmené les garçons au Parc de Sceaux – avec mon nouveau sac en cuir de directrice, mes lapis logés à la base du cou, je rédige des demandes de financement pour des consortia et le laboratoire, planifie les réunions de la semaine prochaine. Les choses une par une et avec le degré juste de préparation, d’implication, de transparence. Et d’humanité j’espère. On dira ce qu’on voudra. Je crois que c’est très bien.

Je le sais.
Mais ce que je voudrais : c’est me perdre dans des chapitres de vents, d’eaux et de sables. J’ai des sensations passantes, des vagues qui me prennent, mais me ramènent pourtant au rivage, il faudrait faire cette place, cette place dans le flot de la vie, pour me laisser emporter pour de bon, pour lancer la croisière.

Mon éditeur me dit qu’on en parle quand je veux, sans pression, de ce deuxième livre.

Mais il oublie sa leçon : « Electre, écrire, c’est une entreprise solitaire par essence. » C’est ce livre solitaire-là qu’il faut que j’attrape, celui qui gémit et souffle par bouffées. Et lorsque je l’aurai saisi, il ne faudra pas en parler. On ne sait pas la fragilité de ces émanations-là, il suffit d’un mot, d’un regard raté et tout s’écroule, et il faut alors une confiance en soi au-delà de tout autre miroir pour pouvoir avancer.

Si je suis prête à me tenir droite dans des tempêtes paternalistes du boys’ club de la science, parce que j’ai fini par connaître ma valeur, en écriture, il me faudra encore être adoubée de multiples façons avant que je ne puisse avancer, attifée de mes doutes en bracelets cliquetants – avant de pouvoir me dire que cette écriture, telle qu’elle sort de mes veines, aurait (?) une réelle (quelconque ?) valeur.

Enfin, ce n’est pas la question. J’ai passé les deux dernières années à écrire pour être lue, dans de formidables successions d’existences parallèles. Alors maintenant, une vie sans cette composante-là me semble d’une incomplétude criante. Il faudra y revenir, coûte que coûte ; je refuse de vivre à moitié, ça ne m’intéresse pas.

Son : un peu de Taylor Swift, parce qu’on peut être un phénomène économique mondial et écrire de la poésie viscérale. Taylor Swift, Clara Bow, in The Tortured Poets Department, 2024. À écouter en lisant le texte, sinon c’est moins intéressant.

Vue sur Londres depuis Hampstead Heath, dec. 2024. À cet endroit-là, j’enfilais des cailloux sur des lignes écriturales suivantes, mélangés à des rocailles d’interactions fébriles, et le fantôme de Sylvia Plath à quelques rues de là ; comme souvent, je ne savais que trop bien et pas bien quoi faire de moi-même.

Le piano d’expression

Le Feurich ? non, pas riche.
Le Yamaha ? trop métallique.
Ce Yamaha ? trop métallique.
Ce Steinway & Sons ? Ah bah, c’est sûr, oui…
Mais c’est vraiment différent ? Oui.
En quoi ?
Le son. Regarde. C’est comme si on les voyait, les sons. Là, je les vois et ils sortent, ils remplissent les mains. Et c’est aussi… la façon dont les touches répondent. Tu vois ?
Ok.
Bon, je joue dessus parce que c’est vraiment bien, mais je sais qu’on ne le prendra pas, hein.
Non.
Ce Yamaha ? Mmm trop métallique.

Ce Samick ?
[Il est plus haut et plus grand.]
Oui, bien !
C’est vrai. C’est profond, enveloppant.
Le son est rond, c’est chaud, j’aime beaucoup, vraiment. Je crois que c’est bien.

Ce Hoffman ?
… Ah ? Pas mal. … Ah mais non. Les touches. Non, pas possible les touches.

Et le Boston ?
Oui. C’est celui-là. Je n’ai aucun bémol. Il est parfait.
Ça va être ton compagnon pour dix ans au moins. Tu es sûr qu’il te plaît ?
Il est vraiment différent de celui qu’on a ? [Un Yamaha d’étude.]
[Un peu navré.] Oui. Ça n’a rien à voir, pas d’inquiétude.
Et par rapport au Samick, rien de métallique ?
Le Samick est rond, mais moins agile. Là, c’est rond et précis à la fois. C’est parfait.

Le Boston, piano conçu par Steinway, fabriqué au Japon, est réputé, paraît-il, pour sa sonorité pure, riche et distinctive. A. aura dix ans en avril et aura joué du piano la moitié de sa vie. À partir de cet âge-là, la fraction de sa vie sans musique ne fera que se réduire, jusqu’à devenir négligeable. Je demande au directeur de la Maison si l’on se trompe en faisant ce choix : « À ce stade, l’erreur, ce serait de ne pas écouter votre fils. Et vous faites les choses dans l’ordre : dans quelques années, ce sera le Steinway. »

A. teste le Boston en improvisant. A. B.-L. tous droits réservés. Mars 2025.
Carte publicitaire de la maison Hanlet installée à Bruxelles, c. 1910.
Collection Carl Esther.

At first I was afraid I was petrified

« Je ne veux plus aller causer à la radio, faire de la stratégie pour mon laboratoire, et je ne suis pas un personnage publique. Je veux retourner dans mes bois faire de la recherche et écrire un autre livre ! » pleurniché-je auprès de mon éditeur [oui, le pauvre].

Dès le lendemain, à l’aube, le chant d’un étourneau me glisse hors du sommeil, le printemps a plaqué sa pâte aux rideaux brodés. Devant nos boissons hipster, j’examine les reconstructions sphériques de J., nous conversons – il me corrige quand je parle de nos quinze ans d’écart : « Vingt ans, plutôt… ». Au meeting de l’Operations Committee G., on a retrouvé la connivence avec nos collègues chinois, et ma belle M. présente son étude sur les paramètres de déclenchement de nos antennes. Je signe à la marge des documents et envoie des mails de direction, mais elle réussit à capturer mon attention, et c’est rassurant, me dis-je, cette heure embarquée par la science, de ne pas encore avoir neutralisé cette partie de mon cerveau. Puis mener une réunion « Dialogue Objectif Ressources » (DOR pour les intimes) avec les chefs d’équipe et de projets, efficace, intelligent, et la coordination sans parole avec Y que j’avais briefé en amont, dans un petit jeu fluide et complice qui me fait penser à ceux que nous menons avec O. Je file au siège du CNRS, sur le chemin je dépose un peu de poésie et de théâtre sur une stèle appropriée, je rafle un flat white, et dans le métro, je continue sur la route d’Anatolie en compagnie de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet. Dans une petite salle avec d’autres directeurs, en m’abreuvant d’un mauvais thé, j’attaque N. sur la schizophrénie du « modèle économique » que nous devons suivre à notre laboratoire, interroge logistique DOR et détails de l’exercice. Nous sommes loin de l’érosion éolienne des pierres du Gobi, mais la pertinence de l’échange est là, et à la fin, quand je m’en vais, manteau cintré, écharpe rayée, et mon bouquin de Bouvier sous le bras, je lui dis : « Tiens, tu as lu ça ? » il prend note, hésite puis m’interroge : « Lisa et Gwen… C’est tout de toi ? » (c’est un chapitre de mon livre.) Comme j’acquiesce, il me rend une espèce de sourire à la Cheshire cat. Ligne 10, ligne B, j’arrive juste à temps pour attraper mes enfants à la sortie de l’école, couvre méticuleusement deux manuels scolaires, déniche sous une poupée, un pingouin disparu qui mettait K. au désespoir, et vais prendre le micro sur le plateau Sud de mon ancienne école d’ingénieur pour dire : « Venez faire de la science telles que vous êtes. » Sur mon téléphone, deux messages à rougir et à pleurer : une inconnue et l’institutrice de mon fils qui me remercient de mon discours au Sénat. Toujours les recommandations musicales de Da. : « C’est mardi, c’est disco ! Pour le plaisir transgressif d’entendre chanter I will survive sur du Vivaldi. »

Je me suis endormie sur le canapé, P, descend me récupérer au milieu de la nuit, il me tend la main pour me lever, et repousse gentiment celle que je lui allonge « C’est le poignet où tu t’es fait mal. » Dans la pénombre, je remonte à la chambre, et c’est fou, c’est fou n’est-ce pas, d’être 24H et de toutes parts, aussi bien accompagnée.

Son : What else? Gloria Gaynor, I Will Survive, 1978. Du plaisir à l’état pur, cette chanson.

Illustration originale de Tenniel colorée, in Alice’s Adventures in Wonderland, 1890.