Les deux premiers jours, je siège dans le comité de revue de l’Observatoire Pierre Auger et ils nous déroulent le tapis rouge : vols en classe business jusqu’à la pampa argentine, hôtel et restaurant haut de gamme, visite sur le terrain en délégation. Étrangement, je me sens à ma place parmi les cinq hommes seniors.
La physique au bout du monde se mérite : d’abord la série de sauts dans les airs, ville-obscure-de-Pennsylvanie, Philadelphie, Miami, Saõ Paulo, Mendoza. À Mendoza, je retrouve J. et I., qui prend le volant et roule à 160 à l’heure pendant quatre heures. Je suis comme immune à l’Argentine, mais la progression dans la pampa installe le calme en moi.
Et soudain, ce dégagement. La grande plaine qui s’ouvre, les Andes enneigées en enfilade sur la droite, devant nous un rift taillé au couteau sur des dizaines de kilomètres, et sur la gauche le Diamante, vieux volcan éteint comme un chapeau brun posé sur l’infini.
À partir de là, c’en était fini de toute quiétude. J. répétait en boucle que le paysage était phénoménal avec son accent flamand, et j’étais soulagée qu’il exprime ce qui restait coincé dans ma gorge. Le lendemain, on nous emmène visiter une toute petite partie de l’Observatoire. On roule longuement dans la Pampa Amarilla, jaune d’or en cette saison. Perchée en haut des détecteurs, devant les miroirs du télescope à fluorescence, je contiens à peine mon enthousiasme. Je dis dans le quatre-quatre qui nous bringuebale que j’aurais dû faire expérimentatrice, et on me répond : « Mais c’est ce que tu es devenue, Electre. ». C’est impossible de décrire cette émotion du terrain.
J’ai beaucoup pensé ces deux derniers jours à Jim Cronin, à la façon géniale dont il a construit cette expérience dans cette petite ville dans la pampa, comme il a réussi à faire en sorte que les habitants s’approprient le projet, à impulser cette ambiance familiale. J’ai beaucoup pensé à la science réalisée sur les vingt dernières années par cette expérience folle et cette collaboration de quatre cents personnes : la quête inachevée des sources de rayons cosmiques de ultra-haute énergie. Trois mille kilomètres carrés et mille cinq cents cuves d’eau pure, leur installation avec des camions-citernes qui s’enlisent dans le sable, les veuves noires qui nichent dans l’électronique, les propriétaires terriens à convaincre, les pièces à réparer à des centaines de kilomètres sur des pistes pleines de buissons épineux. Je pensais aussi à cette organisation exemplaire, le management de projet, le personnel technique dévoué… Pour moi qui construis une expérience à grande échelle, quelle école remarquable.
À la fin du processus de revue, j’ai l’honneur de clôturer le discours énonçant les recommandations du comité à l’ensemble de la collaboration. Je dis d’une voix sérieuse mais transportée « What a beautiful experiment. » et beaucoup d’autres choses que je pense si sincèrement que je crois que la salle est émue – et moi aussi.