Ralph

James Stewart in Bend of the River, 1952.

Il y a ces personnes qui sont à 30 sigmas de toute forme de vie humaine. Ce théoricien allemand devenu aussi expérimentateur, à l’esprit d’une brillance hautement supérieure, si calme, bienveillant et visionnaire, est celui qui tient la collaboration Auger et qui dirige son institut depuis six ans. Sa présence dans une pièce est comme un baume. Les tensions s’apaisent et la physique ré-émerge. Il manie avec une force tranquille le langage scientifique comme les histoires drôles.

Tout le monde sait que c’est mon idole et j’en joue volontiers en plaisantant avec mes collègues, comme s’il était Brad Pitt – ou non, plutôt James Stewart. Avec son grand chapeau de cuir, son air doux mais ferme, sa silhouette bien faite et ses chemises bien repassées, il a effectivement une certaine dégaine – pas désagréable.

À Malargüe, l’homme le plus occupé de la communauté m’accorde deux dîners avec l’équipe allemande pour discuter stratégie autour du projet G. En rentrant du second, dans le lobby de l’hôtel, je tente ma chance et lui demande conseil sur ma carrière. Le lendemain matin, nous avions rendez-vous à 7h30 pour petit-déjeuner. Il a réservé une table dans un coin. Et il se passe ce que j’espérais secrètement : la connexion.

Nous parlons de tout ce qui importe. De sa fille. De mon fils. Il m’annonce aussi comme une évidence : Oui, tu vas prendre la direction de ton laboratoire – avec panoplie de raisons et conseils. Je n’en suis plus à ça près, et un jour où l’autre les frontières vont se dissoudre, alors je lui parle de mon livre. Comme Andromeda, comme N., comme K., il me dit n’avoir jamais rien lu qui donne la dimension de ce que nous vivons, nous scientifiques, et m’intime de l’écrire. Il est l’heure d’aller travailler. Il me propose : demain, on continue, à la même heure.

Le lendemain, je grignote mon alfajor trempé dans le mauvais café argentin et il dévore son breakfast continental. Il n’y a aucun déchet dans ce que nous partageons. Le soir-même, au dîner de collaboration Auger, devant deux cents personnes, il fait un one-man show, un discours drôle, fin, émouvant. J’y retrouve des bribes de notre conversation matinale. Je me dis que c’est une coïncidence, mais quand je l’attrape plus tard pour lui exprimer mon enthousiasme, il me fait un clin d’oeil, puis me propose : demain matin, avant ton départ, petit-déjeuner à 7h.

L’homme le plus sollicité de la communauté envoie gracieusement paître tout le monde pendant notre troisième petit-déjeuner en tête-à-tête : « Nous avons des choses à nous dire avec Electre. » Je sais qu’il est rentré se coucher la veille à 2h, a dormi à peine quatre heures pour discuter avec moi. J’avais aussi peu dormi, mais je m’en moquais bien.

Je me disais : peut-être qu’en conversant avec Ralph, en écoutant ses pensées, ses conseils, ses histoires, sa vision, sa sagesse va finir par infuser un tout petit peu en moi ? Je me plains tellement de manquer de reconnaissance dans mon métier, de donner tout le temps, du sentiment d’abus des hommes, je médis, je peste, je suis pleine de colère et d’aigreur. Et voilà un homme qui n’est que générosité et brillance d’esprit. Qui fait tout pour la communauté dans la considération de chacun et l’amusement de la physique, toujours débordé par ses engagements, les cheveux blanchis par ces six dernières années, et qui ne se plaint jamais.

Je monte dans mon taxi, affronter les quatre heures de route vers Mendoza puis mes quatre vols jusqu’en Pennsylvanie, et j’emporte avec moi cette réflexion : devant les ailes de la gaussienne, on ne peut que se sentir toute petite.