Newark. À la porte d’embarquement, avec mon mauvais café, cherchant poussivement à préparer les transparents pour le grand oral de mon projet G. devant le laboratoire, j’essaie sans succès de trouver une musique saine à brancher dans mes oreilles. Tout me retourne. La tête entre les mains, je me demande : « Mon Dieu mais qu’est-ce que je fais encore ? » Qu’est-ce que je fais de ma vie et de celle des gens que je croise ? Combien de fois faudra-t-il que je fasse n’importe quoi pour comprendre qu’il faut être neutrino (faible section efficace) et non rayon cosmique (grande section efficace) ? Qu’il faut laisser les gens dans leur vie, arrêter de répondre à leurs cœurs tendus, sonder, tirer les fils, touiller, toucher, croire que c’est fabuleux pour eux comme pour moi, alors que toujours ça se termine en carnage ! J’assure que je suis fidèle dans mes amitiés et j’aime croire que c’est vrai – j’ai gardé tous ces horcruxes une fois apaisés, et cela s’est continué en de belles interactions. Chacune de ces histoires, chacune de ces personnes m’est chère, a une place très particulière, et j’essaie, au moment de la reconnexion, d’être toute à eux. Je voudrais tellement croire que je peux me diviser en une infinité et sautiller d’une résonance à une autre. Mais eux ? Quand on vient me chercher et que je finis par leur faire faire le tour du Domaine : les arbres tordus, la grande plaine scintillante, le château du romanesque, les tours de mots enfilés comme des étoiles à neutrons, le time lapse des journées à deux cent mille à l’heure, et le lac sans fond des réflexions étriquées… je crois que ça les fascine et les perturbe à la fois – comme moi. Et on ne peut pas me suivre dans cette folie-là. Certains ont claqué la porte, certains se sont arraché les mains sur les ronces, toujours ça a saigné, que ce soit chez moi ou chez les autres. Il n’y a que P. qui sait les grilles de ce Domaine mais qui ne fait que contempler de l’extérieur, il n’y rentre pas. O. ne sait pas et c’est heureux. J’ai peur du sang sur mes mains, du sang chez les autres, de tout briser, leur âme, la mienne. Et pourtant je continue, comme si les mots et les phrases étaient mon oxygène, comme si les vibrations étaient mon eau, comme si j’allais étouffer si je n’étouffais pas d’émotions. Je voudrais dire à tous ceux que je blesse dans le périple : Pardon. Mais ça ne suffira pas.