Ce chapitre Chandra me donnera du fil à retordre jusqu’au bout. C’est la troisième fois que je le re-travaille, et j’en ai plus qu’assez d’avoir le mal de mer sur son bateau de l’Inde vers Cambridge, et de devoir trouver une façon moins « pédestre » (sic mon éditeur) d’expliquer la physique de la fin de vie des étoiles. J’acquiesce parce qu’il sait [et parce qu’avec son regard bleu brillant, intelligent et envoûtant, il réussirait à me convaincre de parler d’astrologie]. Il n’empêche que j’avais envie de lui répondre : ici, la physique monumentale se suffit à elle-même, pas besoin de mon « lyrisme » (re-sic) ou d’envolées imagées artificielles. Quoi de plus bouleversant que ces séries d’effondrements de cœurs stellaires où la gravité est contrebalancée par des forces concoctées par des cerveaux de théoriciens tarés et géniaux ? Cela m’émeut toujours, cette cathédrale de la science, bâtie pierre par pierre au fil des siècles et des esprits, comme un relai infini de l’Humanité. Et lorsqu’une bizarrerie développée et expérimentée dans des laboratoires terrestres trouve un écho confirmatoire aux confins de l’Univers, c’est là, à mon sens qu’est la beauté de notre métier. Et puis l’incongruité de ces forces : des électrons et des neutrons qui ne supportent pas d’être à touche-touche et se repoussent… et dans cette impossible cohabitation donnent naissance à des naines blanches ou des étoiles à neutrons !
Parfois, je me dis que je fais fausse route dans ce livre, car la véritable vibration dans tout cela est à trouver dans la dérivation des équations. Dans le cours de physique statistique que je dispense en École, il y a chaque année ce moment : quand j’ai les mains pleines de craie (et mon jean, et le col de mon chemisier), et au bout d’une heure quarante-cinq, le tableau noir rempli et effacé dix fois, après avoir expliqué et testé les erreurs historiques, les hypothèses à revisiter, quand j’encadre l’expression de MC. Ce moment où j’annonce sans prétention, d’une voix que je tente de garder posée et professorale : « Et voici la masse de Chandrasekhar. »
Posée et professorale, alors qu’à l’intérieur, c’est un petit morcellement. Ça fait vingt fois que je l’effectue, ce calcul, et à chaque fois, l’éblouissement. Je ne sais pas contenir mes enthousiasmes et ça finit toujours par suinter par les jointures – et l’extrême plaisir, chaque année, de voir plusieurs regards s’allumer en réponse, ceux qui ont peut-être vibré un peu avec moi dans cette quintessence scientifique.
Alors que je déambule entre les arc-boutants de la Cathédrale en éternelle construction, dans ce carnet, dans mon livre, dans l’enseignement, le partage est ma clé de voûte.
Une réflexion sur « Beautés cathédrales »
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