Workshop [2] : Le racle

X. m’évoque avec nostalgie cette époque révolue, insouciante, où il se retrouvait avec ses potes pour faire des jeux sur ordinateur. Le sentiment d’appartenance et de partage, tout ce qui s’est défait lorsque les uns et les autres se sont mariés, ont eu des enfants, sont partis travailler ailleurs, se sont engouffrés dans les obligations et l’hémorragie du temps, loin du fun et de la gratuité.

Je repense à cette semaine pennsylvanienne, en compagnie de lui, O., V., mon mari, nos enfants académiques, une bonne fraction de mes collaborateurs proches. Dans ma salle à manger avec mes garçons jouant dans leur chambre pendant que la tempête de neige s’abat sur la ville, dans une vieille usine d’allumettes transformée en distillerie à déguster des whiskies, dans un bar tout en miroirs et lampes Tiffany, autour de cafés sur des tables en bois vintage, dans une salle d’université sous le vidéoprojecteur, autour d’un lac gelé à se lancer des boules de neige.

Partout, nous sommes unis par le désir d’apporter la petite pierre à la cathédrale de la science. Nous sommes unis par cette étrange curiosité scientifique et l’allumage de notre cerveau quand le puzzle est mis sur la table. Cette chose nous lie, comme une excuse, comme un jeu sur ordinateur. Mais ce qu’il y a d’enviable, c’est qu’en saisissant cette excuse, nous nous retrouvons dans les plus jolis recoins du monde, à nous sustenter et à bavarder, à nous croiser et re-croiser, à re-connecter. Et plusieurs fois par semaine, nous nous réunissons tous en ligne, pour avancer sur nos projets et nous charrier mutuellement.

Je dis : Tu sais, cette Collaboration G., c’est pour moi exactement cela. Notre métier nous fournit une excuse pour continuer à appartenir à un groupe de belles personnes avec une visée commune, à pouvoir être tour à tour dans la déconnade et le sérieux, à avoir ensemble les yeux qui brillent. Pour nous, physiciens, ça ne s’est jamais terminé, cette époque où l’on se retrouvait pour jouer ensemble. Parce que les obligations, les engagements temporels, ce sont justement de se réunir et de construire ensemble. Et le fun et la gratuité, c’est notre cœur de métier.

Car oui, tout ça est parfaitement gratuit – nous ne causons aucune guerre, aucune crise financière, nous ne sommes une menace pour personne, simplement une bande de neuro-atypiques qui veulent leur dose de dopamine. Et par la même occasion, nous faisons avancer les connaissances de l’Humanité, nous rêvons et faisons rêver.

Qu’un tel métier existe : un miracle.
Que je l’exerce : un racle, i.e., un double mi-racle.

Participants au Premier Congrès de Solvay, 1911, dont Max Planck, Arnold Sommerfeld, Ernest Rutherford, Marie Curie, Henri Poincaré, Albert Einstein, Paul Langevin… La grâce solitaire de Marie Curie (elle aussi probablement hautement neuro-atypique et tarée) dans cette bande de neuro-atypique mâles moustachus et complètement tarés.