Ce moment terrible où vous avez sorti votre meilleur chapitre (le « parangon, » sic votre éditeur), où vous êtes en train de vous lancer enfin sur le suivant que vous sentez possiblement dans la même veine magique, et où tous les chapitres précédents vous paraissent hideux, sous ce nouveau standard. Ils vous paraissent tellement mauvais que vous vous demandez comment vous arriverez même à les éditer et vous vous dites : « Nan mais faut les ré-écrire complètement, c’est de la daube dégoulinante. » Vous êtes donc bloquée comme une idiote, entre le dégoût de votre passé et l’incapacité de votre cerveau rigide à avancer sur la suite tant que vous n’aurez pas perfectionné ce qui précède. Vous sentez que l’itération sera infinie, éternelle, insatisfaisante, comme quand on est vers la fin de la rédaction d’un article scientifique, où plus on creuse et moins les hypothèses semblent valables, et plus la complexité apparaît. C’est là où il faut passer en mode professionnel, voir l’écriture comme un projet et non une promenade romantique dans le pays de mes bêtises lunaires, et me dire : « Cocotte, il te reste deux mois pour écrire trois chapitres, arrête de te trouver des excuses métaphysiques, sors-toi les doigts et termine. Rien, jamais, n’est parfait. Et ce n’est pas grave. » Et mon moi bête et lunaire a alors envie de répondre, de sa voix transportée et romantique : « Oui mais, l’article scientifique doit être juste. Et j’ai tellement envie que de même ici, mon livre soit juste, viscéralement juste ! »
Son : Youn Sun Nah, Momento Magico, in Lento, 2013
Note : Je me demande comment cela se passe pour tous ces scientifiques qui écrivent des livres de vulgarisation. Est-ce qu’ils se posent toutes ces questions ? Est-ce que l’écriture de leurs chapitres sont des deuxièmes vies parallèles ? Est-ce qu’ils deviennent, comme moi, fous et transportés dans le processus ? Est-ce qu’ils vivent cela comme un roman, comme des montagnes russes de l’esprit, comme une drogue et un fil rouge qui semble tout tenir, conduire dans la vie – la respiration ? Ça ne semble pas être le cas pour les quelques collègues avec qui j’ai discuté. Alors qu’est-ce que ça signifie pour ce livre ? Est-ce que, parce qu’il a été écrit comme une entreprise tarée et viscérale, il sera sale et dégoulinant, et donc illisible ? Ou est-ce que justement, cela apportera une petite voix différente dans cette littérature ? Est-ce que j’arriverai à rendre un peu de tout ce que nous vivons, qui porte tant d’espoir et qui est tellement, tellement étonnant ?