La vie comme un roman et comme une maille infinie

Hier matin, le Grand Oral devant mon laboratoire. En sortant de ce moment d’une drôle de justesse, je me dis très distinctement : il est en train de m’arriver quelque chose. Le quelque chose se trame depuis un an et demi, et d’un coup, avec cette décision et cette déclaration, tout prend sa place et je prends corps. Comme si les 200 000 vies que j’ai vécues prenaient toutes leur sens, et que j’étais enfin prête à tout, à réaliser ce qui compte, y compris – à être mère.

Dans la foulée, je loue une voiture et prends la route pour Princeton University où je vais donner un colloquium. Pendant quatre heures, je conduis et je converse avec ma sœur, de manteaux, de chaussures, et de cette vie formidable qui toujours nous déroule le tapis rouge des possibles.

Ce matin, dans ma chambre d’hôtel, au moment de décrocher ma robe de son cintre, je repense à cette incroyable maille de personnes chères qui me portent et me transportent dans ce flot, ce flux de la vie. Aux personnes qui m’effleurent et qui influent sur mon phrasé. Aux personnes que je touche, et qui me grandissent en retour. À cette intrication infinie de vies, indémêlables, nourrissantes, résonnantes.

Je passe la journée à Peyton Hall, à fabuler, i.e., à raconter la si belle histoire de mon projet G., à raconter ma carrière aux doctorants comme si c’était un roman, à raconter les gerbes inclinées et leurs émissions radio comme si c’était un poème. [Et ça marche.]

Un type barbu que je voyais errer devant mon bureau, hésitant à venir me parler, prend enfin son courage à deux mains, passe la tête par la porte et m’annonce : « En fait, tu ne le sais pas, mais tu as changé ma vie. » Je palpite en mode mon-Dieu-ma-vie-est-un-roman-encore-un-nouveau-chapitre-de-quoi-s’agit-il ? Et il m’explique « En 2011, j’étais sur la liste d’attente pour le Einstein Fellowship. Tu as eu la gentillesse de le décliner pour prendre un autre fellowship à Caltech. J’attendais, j’étais tellement stressé, mon alternative était d’aller à Munich. Et finalement, j’ai reçu cet appel à 3h du matin… Merci. » Puis cette tirade : « Je pensais à ces connexions entre les gens dont on ne se rend pas toujours compte. Comme une action de l’un peut bouleverser la vie d’un autre. Comme on est interconnectés. Tu vois ce que je veux dire ? » Je me retiens de lui répondre : « Eh ben ce matin, j’étais encore à poil que je pensais à ça. Et toute la journée, j’ai pensé à ça. J’ai même failli faire pleurer O. en le lui disant. Alors oui, je vois ce que tu veux dire. Et que tu débarques maintenant pour me dire ça m’émeut tellement, que j’ai presqu’envie de te prendre dans les bras, toi et ta barbe. »

Joan Konkel, In the Garden of Amphitrite. Maille tissée finement, acrylique, fil, sur canevas.