Flat white

Claire Forlani et Brad Pitt dans Meet Joe Black, 1998

À la sortie du métro, je m’installe dans un café avec un flat white, à une petite table en métal noir, sur laquelle j’étale mon paquet de feuilles. J’ai une heure et demie devant moi et je compte relire une dernière fois cette chose, avant de la déposer moi-même chez mon éditeur. Je la laisserai à l’accueil s’il est occupé, car ma visite est impromptue.

Je suis au milieu de mon troisième chapitre, quand une voix basse, douce et composée perce la bulle de mes écouteurs : « Il paraît que c’est vachement bien, ce que tu lis. »

Je lève les yeux sur le regard bleu malicieux de mon éditeur. Sa main effleure mon épaule, il va commander un café. Je lui fais de la place, il pose sa tasse, me demande ce que je bois, quel hasard [euh…] m’amène dans ce café.

Et sans transition, je suis en mode boulot, à lui énoncer les incohérences d’édition que j’ai trouvées, je tourne mes liasses de pages à la recherche des annotations. Je me sens si détachée, sans émoi, et pourtant mes mains sont froides et je laisse glisser maladroitement les feuillets sur le sol. [Je ne sais pas si je suis en émoi.]

Il y a quelques mois, j’aurais vécu une telle rencontre comme un agent double : celle à la façade pro, et celle liquéfiée sous les yeux bleus et le romanesque de la situation.

Je n’aime pas avoir arrêté de vivre ma vie comme un roman. Je n’aime pas ne pas me sentir connectée à chaque personne que je regarde dans les yeux. Je n’aime pas que les instants ne m’appellent plus à l’écriture.

Son : Leif Vollebekk, Wait A While, in New Ways, 2019

Le rayon Sciences

La grande salle des Actes en Sorbonne un jour d’assemblée de la Faculté de théologie, le 5 mars 1717. Tirage photographique d’une gravure de Nicolas Edelinck, d’après un tableau de Nicolas Vleighels.

Sous la pluie d’automne,
descendant la rue de la Sorbonne,
sortant de la salle des Actes
où se réunissaient les dirigeants de l’Université,
comme dans un tribunal,
causant science, médecine et ingénierie
le long de longs pupitres antiques au bois gravé,

je me réfugie à la Librairie Compagnie,
mais comme toujours,
le rayon Sciences est caché dans le sous-sol,
au fond d’un couloir.

Il pleut.

On me dit que le livre que je cherche est chez Gibert,
alors je prends d’interminables escalators,
parce que comme toujours,
le rayon Sciences est caché au 5ème étage,
au bout de dédales bordéliques.

Ensuite j’achète un flat white à emporter
dans un café hipster,
il pleut,
et je feuillette dans le RER
4000 ans d’astronomie chinoise.

Not a victim

Rue de la Sorbonne, Pa. – pris lui-même dans des histoires tortueuses à résoudre –, avec son air français réac convaincu, m’offre ces quelques phrases : « Il faudrait expliquer aux gens que lorsque tu es agressée, il t’est arrivé un truc horrible à traiter, digérer etc., mais que tu n’as pas à changer de statut. Tu n’es pas obligée de te transformer en victime aux yeux du monde, avec tout ce qu’on t’inflige comme caractéristiques associées aujourd’hui. Toi tu restes toi. C’est juste l’agresseur qui en devient un. »

Nicolas de Staël, Rouge et noir , 1950

L’aventure éditoriale [suite]

Dernière relecture des épreuves ; je me balade avec mon énorme liasse de feuillets et un stylo vert Pilot à friction. Le manuscrit est plus épais que ma thèse, plus épais que tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent. Je le pose sur mon bureau, mon lit, mon salon, sur les tables en bois au vernis satiné de mon café hipster, je l’annote avec les signes de correction que mon éditeur m’a enseigné.

Je ne cherche pas la perfection – mon TDAH s’accommode très bien d’un 95%. Je scrute les dégoulinades et les tournures que je pourrais regretter, les impressions que je véhicule qui sont déjà obsolètes par rapport au moment où je les ai écrites.

Je fais ça comme une tâche à accomplir, comme le document de l’appel à projet européen que je rédige, comme les minutes des meetings que je ponds dans la foulée, comme les simulations que je fais tourner et les courbes que je trace, les slides que je prépare.

Pourquoi ? Pourquoi ça ne scintille pas, pourquoi ça ne m’exalte pas ? Parce que je suis seule avec cette aventure éditoriale dans ma tête ? Parce que je n’ai pas le temps de l’écrire ? Parce que je ne prends pas le temps de l’écrire ?

Demain, mon éditeur enverra un coursier pour récupérer le bébé annoté, m’écrit-il.

Son : Lou Reed, Perfect Day, in Transformer, 1972

L’aventure éditoriale, octobre 2024

« I’m done being vulnerable, »

J’annonce ça à S., et j’aimerais être comme elle me conte, pleine d’hormones d’accouchement, force tranquille décuplée, ce qu’elle est déjà de nature. La force primaire que j’avais acquise dans les bois, comme je le craignais, elle se morcelle au contact de la France et ses couches multiples de philosophie psychanalytiques, de ses préciosités et complexités recherchées. Je suis vulnérable, car en attente, suspendue et accrochée aux temps qui me rapproche des attentats. Janvier 2025 : les fins et les débuts de tout.

Son : Mozart / Arr. Grieg for Two Pianos, Piano Sonata No. 16 in C major, K. 545, interprété par Martha Argerich et Piotr Anderszewski

En Pennsylvanie, fin septembre 2023.

Martha Argerich

Tu devrais lire ce qu’il y a écrit là, Mama, me montre A., en me tendant le programme sur le quai de la ligne 1. Heureusement qu’il est là pour me donner le contexte de ce que bois venons d’entendre : deux œuvres d’exil américain, Bartók et Dvorák, ça ne pouvait pas mieux tomber pour notre premier concert parisien. J’aime beaucoup la Symphonie du Nouveau Monde, ça fait partie de mes tous premiers coups de cœurs d’adolescence. Mais comme d’autres morceaux très populaires, elle est trop familière à mon oreille, il faudrait la transcender pour me surprendre. Or là, en deuxième partie après Martha Argerich, malgré toute la fougue précise de l’orchestre de Rotterdam et de Lahav Shani, difficile de faire le poids. Heureusement que A. est là pour s’enthousiasmer, lui, comme si c’était Noël.

Martha Argerich. C’est simple : pendant le Bartók, je n’ai vu et entendu qu’elle. Je me suis presque demandé si ce n’était pas grave, qu’elle occupe tant de place. Ensuite, elle a joué deux encore, dont un quatre mains avec Lahav Shani. Et soudain la chimie si parfaite entre leurs deux corps et leurs mains, je crois que c’était là le clou du concert. Cette chimie-là, fulgurante, généreuse, virtuose, comme un couple au cinéma, on ne pouvait que se laisser entraîner, embarquer.

A. et moi concluons : quand elle se met à jouer, c’est puissant et surtout rassurant. On respire et on se dit : « Ah, tout va bien, alors. »

Maurice Ravel, Ma mère l’Oye, M. 60 : Le jardin féérique, Martha Argerich, Nelson Freire, Peter Sadlo, Edgar Guggeis, 1994

Martha Argerich © Adriano Heitman

Autrans, David et Amélie

Autrans, Vercors. Dans des chambres de colonies de vacances, lino et moquette usée, projecteur mourant, pas de connexion internet, brume et montagnes invisibles, la prospective quinquennale a réussi la prouesse de monter le gratin astrophysicien dans l’un des lieux les plus inadaptés et inintéressants de la France.

En marge de l’événement pro, David Elbaz illumine la soirée en contant le ciel au grand public. Et je me rappelle en l’écoutant que c’est sous ce ciel grenoblois que tout a commencé.

Je chuchote cette révélation dans la pénombre de la salle de conférence, alors que David brille dans le spotlight, à un collègue que je connais depuis deux heures à peine. Alors que je lui déversais l’instant d’avant mon non-enthousiasme pour cette cuvette montagnarde, pour mes années adolescentes terreuses et glauques… « Je viens de me rendre compte que c’est ici que j’ai eu ma vocation. »

Et David, que je croise avant sa conférence par hasard, qui m’interpelle dans un couloir désert. « Je t’ai aperçue par la fenêtre en descendant du taxi. Je me suis dit : c’est amusant, parce que ce matin, j’étais au comité national du livre, et on a examiné le tien. On l’a mis en première priorité. Ça fonctionne drôlement bien, tu as trouvé un style qui n’est pas gratuit. Et le fait de raconter notre science, tu y es carrément. »

Deux heures plus tôt, j’avais abruptement quitté les ateliers de prospective prétextant un call zoom, alors que je venais de recevoir un message de mon éditeur contenant mon livre mis en page.

Je n’ai encore rien écrit sur tout ça. La couverture. Les épreuves mises en page. À personne je crois que je n’ai pu dire, écrire, ce que ça fait.

Aujourd’hui, je me rends chez mon éditeur, et j’y reste trois heures – qui me semblent cinq minutes – pour qu’il m’explique la suite des aventures éditoriales. Dans l’atrium, je croise Amélie Nothomb ; elle me dit tranquillement bonjour.

David Elbaz et Matthieu Fauré, Alma, Ed. Alisio, à paraître le 16/10/2024

Always

J’arrive un peu trop tôt, mais R. m’attendait, attentionné, gentleman, m’offre du bon café, des gâteaux, et plus de trois heures de son temps pendant que la nuit tombe dans les longs vitrages de son bureau. Il m’explicite la situation, la géopolitique, les enjeux, me dit : au final ce n’est pas ton problème, c’est le mien. Puis il m’écoute longtemps, avec cet air fatigué et doux qu’apporte l’empathie. La conversation passe d’un sujet à un autre, tous profonds, chacun malgré tout derrière cette barrière que nous ne levons pas, car il reste R. et moi je ne suis qu’Electre. Je ne suis pas toujours d’accord avec ses commentaires, surtout quand il me dit : « Je pensais que nous aurions une autre conversation avant que vous n’avanciez dans cette direction. »

À cet instant, je suis sur la défensive, mais je m’arrête, car ça ne sert à rien, je botte plutôt en touche : Wait, does it mean that I can contact you whenever I need help? Bien sûr, me répond-il. J’enchaîne, même si je sais que j’ai l’air d’une gamine et que ces dégoulinades dérangent souvent les gens : Merci de ton soutien et d’être là.

Il a le regard et la voix très doux quand il répond : Always.

James Stewart dans It’s a Wonderful Life, 1946

Histoires belges

Mon escapade belge est toujours d’une curieuse irréalité : du levant au couchant, une journée gratuite à glaner des sourires, de la science et des histoires, entre les enfilades de kilomètres et de trains.

Lorsque j’arrive au labo, K. et N. sont déjà installés devant leur café. Ils m’embrassent avec une camaraderie touchante, et pendant une heure K. me raconte l’ours polaire qu’il a vu au Groenland, sans doute mort de faim ensuite car parti dans la mauvaise direction, vers 500 km de glace déserte. N. et moi martelons que non, qu’il a probablement fait demi tour et est rentré vers les côtes, sinon c’est trop triste ! Il raconte le creusage des trous dans la glace, l’avion de cargaison antarctique à hélices vieux de cinquante ans, les motoneiges et les cabines de pêcheurs pour dormir. Il fait défiler toutes les photos, et il sait – depuis le paragraphe de mon livre que je lui ai donné à lire, que tout cela m’émoustille au plus haut point. Le terrain.

À déjeuner, I. en grande forme, me raconte ses débuts dans la science. À Bucarest, son prof de physique lui propose, ainsi qu’à deux autres étudiants issus de milieux ruraux, un tour d’instituts d’astrophysique allemands et français, à l’œil. Ils embarquent dans sa petite voiture et passent l’été sur les routes et dans des sous-sols en compagnie de machines Xerox. Pendant que le prof discute à Bonn, Munich, Heidelberg, Meudon, la mission des étudiants est de photocopier jour et nuit des Astrophysical Journals et autres livres de Longair, inaccessibles en Roumanie post-Caucescu. Ils entassent le tout dans la voiture, pleine jusqu’au toit et jusque sous les pieds, de piles d’articles dans des sacs poubelle noirs. À Paris, en prenant un sens interdit, ils se font arrêter par la police, qui, voyant le véhicule bourré d’une cargaison suspecte, les prend à bout portant… Elle termine sa pizza et son histoire dans de grands éclats de rire : la tête des flics découvrant les pages d’Astronomy and Astrophysics, et leur souhaitant finalement un bon séjour en France.

Hans de Beer, Kleiner Eisbär, wohin fährst du? NordSüd Verlag, 1987

La solitude de la verticalité

Ai suivi en fin de semaine une formation intitulée Manager les comportements difficiles. Rien de vraiment nouveau : le triangle de Karpman, les étapes de la manipulation, les escalades dans les conflits, … Intéressant cependant de retracer les derniers mois à la lumière précise de ces outils ; j’ai posé cette question à laquelle je n’ai pas eu de réponse : Comment gérer la solitude de la verticalité devant les comportements difficiles ?

Electre, Egisthe, j’imagine qu’il faut être l’un et l’autre tour à tour, ne jamais s’enfermer dans un personnage. La purification et le compromis, toujours pour la collectivité, et parfois (souvent ?) malgré les temporalités individuelles. Mais pour l’une comme pour l’autre, la solitude arrive tel un éther, dans l’air que l’on respire, dans le vide qui permet le transport des ondes électromagnétiques, neuronales ou visio-conférencières, dans le bruit des pas dans des couloirs professionnels : arme, outil, condition heureuse ou malheureuse, inéluctable réalité.

Egisthe (François Chaumette) et Electre (Geneviève Casile), Acte II Scène 8, Electre de Jean Giraudoux, mise en scène de Pierre Dux, Comédie Française, 1971. Éditions Bernard Grasset, 1987.