Le bruit du ciel

Contact, affiche du film (1997) d’après le roman de Carl Sagan, 1985

La jubilation ! D’avoir les doigts poisseux de données et de codes. De migrer par gigas des fichiers, qui s’égrènent dans ma cuisine depuis le fin fond de déserts chinois et argentins. D’éplucher des temps sidéraux, de découper des fréquences. De cette quête insensée d’impulsions physiques dans la botte de foin radio. De voir, dans la gradation des pixels, le jour qui se lève pour alimenter les panneaux solaires. De les imaginer au pied de nos antennes, debout, droites et sveltes sur le sable. De voir aussi, peut-être, la Galaxie qui se lève, et la cohorte de ses électrons rayonnant en son cœur. La jubilation ; je marche dans les rues la tête dans les lignes de code, des spectres de Fourier imprimés dans le regard.

Toute la journée, je repensais à Ellie Arroway. Magnifique Dr Arroway dans son chemisier blanc, assise sur son pick up avec son casque sur les oreilles, écoutant sans relâche le bruit radio des grandes paraboles du VLA, à la recherche d’un signal extra-terrestre. Alors en fin d’après-midi, j’ai converti les traces de nos antennes en fichiers audio et j’écoute, moi aussi, cette longue trille magnétique, ce bourdonnement des instruments et des astres. La jubilation : j’écoute, toute à l’affût du tintement qui annoncerait la particule cosmique.

Merrlow-Pauntee

Dans mon café bobo, je discute au téléphone avec ma belle A., qui me parle de sa crise de la quarantaine et des derniers épisodes de sa tentative de fuite. –tout en essayant de compiler un code en C++, en suivant les instructions brillantes d’un ingé soft qui me débugge tout ça en live depuis Paris (parfois, il faut croire que les dieux se personnifient en ingés soft).

Le téléphone raccroché, le code compilé, le matcha latte bu, le type à côté de moi m’alpague : « Pardon, vous êtes française ? » [en français-avec-accent-américain dans le texte]

Je suis toujours prête à me laisser séduire par converser avec des beaux gosses tenured professor en philosophie à mon université d’accueil, qui ont vécu un peu à Paris, et dont les recherches portent sur … les philosophes français du début du 20ème siècle et en particulier Merleau-Ponty.

Il dit tous les mots-clés : existentialism, Les temps modernes… Le cœur battant, je me dis mon Dieu, me voici dans un nouveau roman, après en avoir reçu un ce matin au courrier, comme tout cela est palpitant !

À peine contenue, je lui balance : « Alors vous connaissez Sartre ! Vous avez lu ses pièces, j’imagine ? » Mais lui : « Non, malheureusement, je n’ai pas vraiment lu Sartre, juste vite fait son essai L’existentialisme est un humanisme, dans sa traduction anglaise… »

J’entends la chute fracassante des livres autour de moi, comme un saccage de la petite librairie de Funny Face, toute une bibliothèque qui s’effondre sur ma tête. Je garde ma composition, mon sourire, je crois qu’il me tend son prénom, s’apprête à me demander mon numéro, mais je n’entends plus rien, parce qu’à quoi bon la suite, franchement. Faire de la recherche sur Merleau-Ponty et ne pas avoir lu Sartre ? WTF ? Je suis tellement déçue de l’humanité qu’il me faut lire et annoter une bonne cinquantaine de pages de manuscrit de thèse sur des émissions multi-messagers de supernovae avant de m’en remettre.

Funny Face, avec Fred Astaire & Audrey Hepburn, 1957

Fall leaves

Nous fuyons la ferme transformée en Disneyland boueux pour le week-end (tours en tracteur, tunnel de foin, corn maze, toutes d’excellentes idées s’il n’y avait pas une queue monstrueuse d’américain.e.s habillé.e.s en jogging avec leur marmaille hurlante, et une odeur à vomir de baraque à frites).

Nous roulons dans la forêt : toujours ce curieux contraste entre le gris intemporel et les colonnes de couleurs vives qui vont vers le ciel. Au son de Sufjan Stevens, je songe –

à N.おばあちゃん. Qui flotte autour de moi, dans l’espace et le temps, puisqu’elle n’a plus à obéir à la physique quantique. J’ai eu la chance de grandir portée par ces certitudes-là. Ces personnes qui sont certaines, quoi que vous fassiez, que vous êtes la plus formidable, que vous ferez le plus beau métier du monde, que votre mari est parfait et vos enfants magnifiques. Cette personne qui vous a toujours dit : « Tu es ma première petite fille, » avec une telle fierté dans le regard. Ça aide, n’est-ce pas, ensuite, à être une fille de fromagers et obtenir tout ce que je veux.

Dans les chemins forestiers, je dis à A. une phrase très simple, et il partage ma peine, la transforme en ses larmes. Il est surprenant, épuisant, horripilant, et surprenant, si intense et émouvant. Surprenant encore, ce soir, lorsqu’il se met au piano avec son cahier où il a noté quelques phrases musicales. Quand il les joue, il est au désespoir : « Je n’arrive plus à composer quelque chose de beau. »

Je lui dis toutes les banalités qui me passent par l’esprit : la création, l’inspiration, ça ne se commande pas, ça va, ça vient. Mais il faut toujours garder de la place pour qu’elle puisse surgir, se rendre disponible pour ce moment. C’est beaucoup de joie et aussi de la souffrance. Mais ton envie de partage, ton envie de sortir ces choses qui t’habitent, c’est ça qui te rend spécial et artiste.

Il y a ces 5% de ma vie maternelle où je suis persuadée que je ne me suis pas trompée.

Bande originale : Sufjan Stevens, Death with Dignity, in Carrie and Lowell, 2015.

Choses odorantes et colorées

La pluie sans discontinuer
La chute des noyaux de gingko à ramasser et à griller
Un tapis de feuilles mortes comme des post-its décollés
Le parfum de Earl Grey
A., sa petite voix de choriste quand il chante Haydn
Au piano la virevolte des notes de Bach
K. ses mains noires de fusain
Naviguer entre des problèmes de compilation mac
Un manuscrit de thèse à rapporter sur les supernovae
Les autobus à répétition sur la route de Kerouac
La funny face d’Audrey Hepburn

Grains et création littéraire 101

Grison, 1726, Gulliver tire la flotte de Blesuscu à Lilliput (Gulliver’s Travels, 1726)

Gulliver retourne enfin en Angleterre après ses multiples aventures. Écris trois phrases à la première personne du pluriel et au présent et imagine ce qu’il ressent en descendant de son bateau. [Ex. 8 page 25 du manuel de français de CM1]

A. me propose : « Je descends de mon bateau. » Je lui réponds : écoute, A., la différence entre une phrase naze et une phrase de romancier, c’est que tu vas prendre chacun des termes et décider de lui accoler ou non quelque chose. Commence par “Je”. Mets un adverbe à “descends”. Modifie le mot “bateau” et rajoute-lui un descriptif. Nous convergeons sur : « Plein d’images dans la tête, je descends lentement de mon énorme trois-mâts. » Puis sur : « Je suis terriblement soulagé de rentrer en Angleterre. »

Pour la dernière phrase, il déclare : « Je voulais écrire quelque chose comme : Cependant, il y avait une partie de moi qui voulait déjà repartir en exploration. »

Pendant toute notre conversation, je repensais à ce très vieux billet d’avant sa naissance. Sa déclaration me prend de court. Je me dis : si j’ai ce grain, tu as le même.

La madeleine Saint Michel de Proust

Je suis si fatiguée, et j’ai froid. J’essaie de faire les choses avec application, rayer ma todo liste infinie de bureaucratie, mener mon projet neutrinos avec « autorité et bienveillance » (sic), écrire mon chapitre, écrire d’autres choses aussi. J’essaie, dans mes interactions, d’être aussi juste que possible, de donner de moi ce qui compte à l’instant, ne pas forcer, d’avoir la couleur attendue, tout en étant moi-même. [Me voilà en train de rédiger une séance de yoga-méditation. Urk.]

O. est parti pour la Chine et j’ai un double sentiment idiot de gamine abandonnée et de la porte-parle qui passe à côté de quelque chose, de ne pas être là où cela se joue.

Ce matin, je mange une madeleine Saint Michel que j’ai rapportée de Paris pour les enfants, et j’en ai presque les larmes aux yeux de ce goût de la France. J’écris à un être cher – lui aussi envolé en Chine, qu’est-ce que c’est que cette migration géographique ciblée des gens qui m’importent ? – « c’est donc ça, en fait, la véritable madeleine de Proust. »

Usure

M. C. Escher, Path of Life I, 1958

A. : quelle usure que cet enfant. En ce dimanche matin à six heures, je me rappelle distinctement pourquoi je passe mon temps à fuir dans des faux-problèmes, pourquoi il est tellement plus simple de vivre une crise existentielle, de me regarder le nombril des heures durant, écrire sur des éléments et des gens que je croise, avec qui la connexion est intense, monte en un pic formidable, me nourrit, me remue, et me laisse pantelante sur la rive, sans que l’eau ne me noie. Je me rappelle pourquoi je trace mes sillons dans le ciel au risque de pourrir la planète, et que dans le processus je suis une mère absente. On a beau savoir que ce sont des schémas neuronaux qui le gouvernent, je me noie, depuis huit ans dans cette usure et les blessures qu’il m’inflige à répétition. I don’t know if I can take it anymore.

Écrire un livre, what else?

Greg Dunn & Will Drinker/Caters, Brainstem and Cerebellum

D’un coup je me dis : tiens, c’est probablement vers cette période, l’année dernière, que je suis devenue folle. Que j’ai senti mon cerveau scintiller, mon âme déborder de productivité, de créativité, que je me suis mise à résonner avec le monde et les gens. Curieuse, je regarde sur mon agenda, et je vois que le 5 octobre 2022, j’avais pris rendez-vous chez une psy.

Je me rappelle maintenant la conversation : « Je suis cyclothymique, je suis très clairement en train de rentrer en mode hypomaniaque. Que faire ? » Elle m’avait répondu de façon assez cavalière qu’on était tous un peu ceci, un peu cela, que ce n’était pas la question, m’avait programmé des séances pour dépenser plusieurs dizaines d’heures et milliers d’euros à faire de l’EMDR.

J’avais laissé passer quelques jours.
Ensuite, j’avais soigneusement déprogrammé toutes les séances.
Et écrit pour prendre un rendez-vous d’un autre type.

Dix jours plus tard, je discutais avec celui qui deviendrait mon éditeur.

« Je suis en train de rentrer en mode hypomaniaque. Que faire ? »
Je connaissais très bien la réponse, et aucune psy n’allait me la donner : « Écrire un livre, what else? »

Cent ans de solitude

Devant un rotolo au canard, dans un restaurant italien des plus chics, X me raconte les horreurs et péripéties de sa vie, en toute simplicité. Sa Colombie natale dans les années 90, le milieu rural, les persécutions et la terreur, cette forme de guerre civile, les amis morts, la migration en ville pour faire des études, hébergé chez des parents de plus en plus éloignés, qui à tour de rôle le mettait à la porte, « à cette époque, je mangeais à peine un oeuf par jour, parce que je n’avais pas de moyens, c’était très dur. » Venant d’une école dans la cambrousse sans enseignement de math ni d’anglais, il découvre l’analyse et l’algèbre, la physique, et il se dit : c’est ça qui me plaît. Il apprend la mécanique quantique tout seul dans les livres, passe un Master, dépense une somme faramineuse, toutes ses économies, pour payer les GRE, TOEFL et autres examens requis pour postuler pour un PhD aux États-Unis. Il reçoit des lettres de réjection de MIT, Harvard, Yale. Mais il s’accroche. Il envoie, me dit-il, pas moins de 300 candidatures dans le monde entier. Il est pris à Grenade et en Nouvelle Zélande. Il a ce raisonnement : je ne parle pas bien anglais, il faut que j’aille à Christchurch. Il tombe sur un directeur de thèse qui le harcèle, lui demande de plier son linge, de lui faire à manger, lui fait faire des inepties en physique théorique et passe son temps à lui crier dessus. Au bout de six mois de ce traitement, il confie à un camarade qu’il va retourner en Colombie, car il est trop malheureux. Alerté des faits, le camarade lui conseille de porter plainte, le directeur est expulsé, X décroche une bourse de thèse, il est pris sous l’aile d’un autre chercheur. Il soutient sa thèse, part en post-doc sur la Côte Est, puis au Japon, aux Pays Bas, et enfin décroche un poste de prof à sur la Côte Ouest, où il est en train de monter une équipe sur mon projet. Un peu plus tôt dans la journée, il m’avait confié se poser beaucoup de questions avec sa compagne sur le fait d’avoir des enfants ou non. Après ce récit, j’ai honte des éléments ineptes dont j’ai pu arroser sa réflexion. Lorsqu’on a survécu à tant, est-ce que ça n’est pas une évidence de donner la vie ? Un peu comme un pied de nez aux vacheries subies. Ou alors justement, une envie de ne pas se multiplier car l’humain est trop fou ? Il dit : « Tu sais, j’ai beaucoup de chance par rapport à tous les gens en Colombie… » il énonce ça avec tant de douceur, d’humilité, avec ses joues rougies, sa bouille d’éternel jeune garçon, et ses mains qui tremblaient sur la cuillère au moment d’évoquer les drames passés. J’étais bouleversée et la honte au ventre de mes jérémiades de gamine gâtée. Je me demande ce qu’on a le droit d’écrire quand, comme moi, on n’a jamais vraiment souffert.