La vie sous toutes ses formes, en japonais

Haiku par A. (8 ans), “Pluie de printemps./ Héron, rivière, /et glace au matcha.”, 1er mai 2023, A.B-L tous droits réservés.

Enfin, nous nous échappons avec K. en plein après-midi à Elixr pour causer vie & science. K., c’est mon frère de thèse japonais, depuis bientôt quinze ans nous nous retrouvons de par le monde, entre nos hauts et nos bas. Peu de gens savent ses bas, lui qui publie deux papiers par mois et semble inatteignable de génie physique. Nous n’avions pas parlé vie depuis tant d’années, covid étant passé par les parages pour nous empêcher de nous croiser. Je me demandais si nous allions retrouver notre intimité, et puis dès que nos cafés sont devant nous, il me dit : « Bon, c’est quelque chose dont je n’ai parlé à personne ici, donc tu gardes ça pour toi, mais… » et de me conter le bazar absolu de sa vie. Ça allait de soi, après ça, de lui déballer ma crise existentielle ; le tout en japonais, ce qui étonnamment, donne une nouvelle coloration à la chose.

J’aime beaucoup quand il me répond qu’à notre niveau de carrière, il est légitime de se poser la question d’avoir une contribution différente des résultats scientifiques. Qu’il est important de transmettre, et qu’il me fait confiance pour le faire avec mon « talent » (?). Ça résonne un peu avec le message de N., quand il me dit que lui-même déteste écrire, mais qu’il est entré dans la physique avec ces livres-là, qu’il faut continuer à inspirer les gens.

J’ai si peur, en écrivant ce livre grand public, d’être mise au pilori par mes collègues, j’imagine d’ici Hector n’en penser pis que pendre, les théoriciens se dire que ma science est terminée, les jaloux m’étiqueter de prétentieuse en plus d’opportuniste et carriériste, j’ai peur de toutes les critiques sur les personnages, ceux qui s’estimeront mal cités, pas cités, mal remerciés. Je sais que de toute façon, je n’écris pas ce livre pour mes collègues (de toute façon les physiciens ne lisent jamais ces livres), mais bel et bien pour le public. Mon éditeur me le rappelle quand parfois je ripe. Mais ces propos, de N., de K., qui me soutiennent comme amis et comme collègues du domaine, comme si je faisais un acte nécessaire, que moi seule pouvais mener à bout, c’est tellement précieux.

Joie et collègues

C. installant une antenne G. à Malargüe, Argentine. O. tous droits réservés.

La jubilation : ce moment de reprise que je redoutais un peu – c’est tellement plus facile de glandouiller toute la journée et la nuit en lisant ou en écrivotant – je retrouve mes collaborateurs dans la réunion G., le délice de les entendre commenter des spectres auxquels je ne comprends pas grand chose (ni moi ni personne en fait), la présence de notre néerlandais C. posée et rassurante, retrouver la gouaille de O., la brillance charmante de B., M. et F. toujours pertinents et fiables. Deux réalisations qui me font terriblement plaisir : i. ces gens se sont approprié ce projet, et le portent en eux (presque ?) autant que moi, ii. j’ai toujours en moi cette envie de science.

Ensuite, je me pose une demie heure dans un café-librairie avec un cappuccino, et je trace les contours de ce nouveau chapitre, avec Chicago en ligne de mire. La façon dont les mots sortent est un petit miracle, une joie que je contiens à peine.

J’échange quelques lignes avec ma magnifique Ka., embourbée dans un amour impossible, et elle a cette belle phrase : « You only show your vulnerable self to people who matter to you. They should be honored to get this insight. »

Mineral Love

En cherchant de la matière pour camper Chicago dans mon nouveau chapitre, je tombe sur la ribambelle de billets qui disent mon amour pour elle. Je vis ces villes comme des amantes, j’aime chez elles le contour de leur peau, le goût de leur haleine et leurs humeurs, j’aime comme elles me portent en elles et me nourrissent, me mènent d’un point de ma vie à un autre, en chose chérie et indépendante. J’aime connaître par cœur le dessin de leurs rues, la durée exacte des feux, la vitrine où le reflet est juste, l’étendue des ombres sous la bordure des arbres. Je n’ai rien à leur donner que ma présence et mon pas, et c’est ça qui est formidable dans le minéral : c’est que tout est gratuit, la ville ne me juge pas, elle me prend telle que je suis, dans mon intensité et mon impulsivité, dans mes débordements de tendresse, et mes angoisses, elle ne me fuit pas, elle ne m’étouffe pas, elle est là simplement, à attendre que je passe ou que je m’installe. Je n’aurai jamais peur de m’attacher au minéral et en vérité, il faudrait ne jamais faire que cela.

Chicago, depuis North Ave. Beach, Fev. 2011

Tous ces efforts ont-ils vraiment payé ?

J’adore mon éditeur, (ses yeux très bleus,) ses corrections et suggestions toujours pertinentes, son regard professionnel qui m’évite toute dégoulinade ou paragraphe dont je regretterais l’existence, car faisant tâche dans le paysage de ce livre. Mais tout de même, comme c’est frustrant de ne pas pouvoir écrire dans l’effleurement et l’ellipse. Dans ce livre de science, je suis toujours obligée de ponctuer mes paragraphes de questions au format journalistique à vomir. « Tous ces efforts ont-ils vraiment payé ? » rajoute-t-il avant que je ne me mette à discuter des résultats pas complètement concluants de l’Observatoire Pierre Auger, sur l’origine des rayons cosmiques de ultra-haute énergie (NB : très vieux post du début de ma thèse, pédant et difficile à lire mais malheureusement, les questions scientifiques n’ont pas tellement avancé…).

Tous ces efforts ont-ils vraiment payé ? C’est quoi un effort qui paie dans la recherche ? Lorsqu’on découvre des neutrinos de haute énergie venant de la Galaxie et qu’on raye votre nom dans la Press Release (N.) ? Lorsque manipuler des données apporte un apaisement intérieur semblable à celui de l’artisan (S.) ? Lorsqu’on rencontre des collègues avec qui on résonne et tend vers la réalisation d’un projet ? Lorsqu’on finit sa carrière à remplir des fiches DIALOG pour les beaux yeux du CNRS ? (Je crois que je préfère ceux de mon éditeur.)

J’aimerais tellement écrire ce livre comme un roman, esquisser ce que nous sommes et ce que nous vivons en tant que chercheurs, donner en partage l’intelligence et le bouleversement de notre science, et en même temps faire passer des messages sur la complexité et les défis actuels de ce métier… et finalement, il n’y aura rien de tout cela parce qu’il s’agit d’un livre de science et qu’il faut écrire pour un public.

You’ll always be a part of me

Je laisse les enfants à leur cours de japonais – où qu’on aille, c’est presque rassurant de retrouver ces mêmes codes et mon éternel décalage, ces mamans expatriées dans leur réserve et leur gentillesse, leur dévotion pour leurs enfants et leur mari – et je m’enfuis dans un café pour faire mon planning parisien de septembre. Une apnée transatlantique telle que j’aime – et comme je ne respire déjà pas avec mes poumons en vrac, ça sera de circonstance. En fond sonore passe cette vieille chanson de Mariah Carey qui me ramène au collège, lorsque je me demandais si je voulais que E. m’embrasse ou pas, qu’il m’offrait des cristaux de Swarovski en forme de cœur, que j’écrivais des romans en me disant que je deviendrais écrivain, mais que finalement, astrophysicienne, c’était bien plus classieux.

C’est merveilleux

Je m’endors dans le canapé, au milieu de dizaines de bougies qui oscillent dans leurs bocaux en verre, Richard délire dans la neige du Vermont dans The Secret History, et je tourne la page de mon année 40. La poussière noire de la climatisation du bâtiment de physique a eu raison de mes poumons : je tousse, je respire mal – et dans le manque d’air, le sommeil, la fièvre et les chatoiements lumineux, je me demande si je vais mourir cette nuit ou si je suis peut-être même déjà morte. Je me dis : ça ne serait pas étonnant, c’est comme si tout avait été vécu cette année-là. Les suivantes ne seront que le développement de celle-ci, beaucoup moins nécessaires. J’aurai eu cette vie très pleine, que ce jour-là résumait dans une succession de messages de part et d’autre de l’Atlantique. Je pourrais m’éteindre tranquille : A. m’a composé America au piano et cet auteur si élégant, qui avait curieusement pris la peine de m’écrire « C’est merveilleux », sans me connaître, m’a souhaité mon anniversaire.

Gesine Arps, Giardiniere del Fiume, 2018

La subtilité du bulldozer

Elle dit aussi : c’est amusant comme nous sommes similaires… et différentes.

Nous avons toutes les deux grandi avec une culture japonaise dans un autre pays, et d’une certaine façon, nous avons cherché toute notre vie à nous débarrasser de notre japoniaisitude. Amusant comme le pays en question a imprimé notre personnalité.

« I am so loud and upfront. You are much more subtle. »

Je me retiens d’éclater de rire. L’autre dans un comité qui me traitait de bulldozer et même O., avec toute l’amitié qu’il me porte, n’hésite pas à dire que je suis carrément rentre-dedans.

Elle conclut : finalement, on a su ajuster notre voix en fonction de l’environnement français/américain. Mais ce qui nous habite dans le fond est identique.

Tadayoshi Yamamoto (山本忠敬), Les voitures travailleuses 1 (はたらくじどうしゃ・1 ), 1972

Note 1 : A priori une lapalissade : on ne monte pas et on ne dirige pas une expérience internationale avec 80% d’hommes, on n’impose pas ses idées dans un comité de recrutement CNRS, ou dans n’importe quel groupe de physiciens mâles sans une certaine dose de rentre-dedans. Ça ne marche tout simplement pas avec une voix normale et une présence normale, quand on est une femme. Je l’ai testé pour vous. N. l’a testé pour vous. Toutes les physiciennes d’un certain niveau l’ont testé pour vous.

Note 2 : Et tant que les physiciens hommes seront persuadés qu’ils peuvent le comprendre, tant qu’ils n’auront pas réalisé que le bulldozer est aussi en partie une construction de ce système, il arrivera ce qui est arrivé à N. encore récemment. i.e., le destin naturel des femmes scientifiques qui portent des projets et font une découverte majeure : on leur confisque toute reconnaissance au profit de physiciens haut placés blancs. Et on leur dit : « Félicitations N. ! Grâce à toi, X va probablement avoir le prix Nobel. »

Le cœur a ses raisons…

Autour d’un cold brew (elle) et un espresso bien amer (moi), elle évoque sa petite mort du quotidien et énonce des envies. Elle dit :

Parquet de l’Hôtel de Talleyrand, Paris

« Je crois qu’en France, vous accordez plus de valeur aux sentiments, aux connexions véritables entre les personnes, comme si c’était le socle de l’existence. En Amérique, le cœur doit être sous contrôle, les élans maîtrisés, les connexions entre les gens se font dans la raison, ça n’est pas sensé envahir notre vie. »

 Je ne sais plus trop ce que je lui réponds, mais elle me regarde, tête penchée, et conclut avec ravissement : « You are so French. »

Fill the void (2)

À la conférence, je retrouve N. après tant d’années, et la connexion est fulgurante, immédiate, un souffle qui nous balaie toutes les deux, comme si la décennie passée n’en pouvait plus de sortir de nos lèvres. Nous nous racontons tout, tout ce qui nous habite, depuis le fond rauque des tripes aux scintillations cérébrales, elle dit : nous sommes toutes les deux si fortes, si formidables, si différentes, si seules. Elle me supplie d’écrire – elle dit : toutes ces choses qui nous hantent et que moi je ne pourrai jamais écrire, s’il te plaît écris-les et comble-moi ce vide. Je serre sa main par dessus la table, et je voudrais lui répondre : Oh N., si seulement j’avais ce talent et cette force-là, je l’aurais déjà fait, car ce vide, j’ai passé ma vie à chercher à le combler.

Vert profond

La lumière de cette fin août qui perce d’entre les grands arbres. Le tissu de mon palazzo marine flotte dans la petite brise. C’est le premier jour d’école, parfois il ne faut pas se poser de questions et juste couper la petite connexion entre les doigts, laisser partir, les laisser plonger dans l’inconnu total avec leurs peurs et les sillons croisés mouillés sous les yeux.

Assister à la soutenance de stage de mon étudiante, l’encenser doucement depuis ma cuisine américaine, avec en toile de fond ces lames de stores sur les fenêtres à guillotine. L’intelligence et la classe de F. quand il pose des questions – c’est cela, un vrai physicien, c’est peut-être pour ces présences-là, alcôves rassurantes de l’esprit, que j’aurai du mal à jamais quitter ce domaine.

Ensuite me rendre à ma conférence à l’ombre profonde des feuillages, dans la fraîcheur parfaite de l’air et le jour qui s’affirme. Un crochet au café où j’attrape un espresso très fort et quelques minutes sur un coin de table pour écrire ces lignes.