La subtilité du bulldozer

Elle dit aussi : c’est amusant comme nous sommes similaires… et différentes.

Nous avons toutes les deux grandi avec une culture japonaise dans un autre pays, et d’une certaine façon, nous avons cherché toute notre vie à nous débarrasser de notre japoniaisitude. Amusant comme le pays en question a imprimé notre personnalité.

« I am so loud and upfront. You are much more subtle. »

Je me retiens d’éclater de rire. L’autre dans un comité qui me traitait de bulldozer et même O., avec toute l’amitié qu’il me porte, n’hésite pas à dire que je suis carrément rentre-dedans.

Elle conclut : finalement, on a su ajuster notre voix en fonction de l’environnement français/américain. Mais ce qui nous habite dans le fond est identique.

Tadayoshi Yamamoto (山本忠敬), Les voitures travailleuses 1 (はたらくじどうしゃ・1 ), 1972

Note 1 : A priori une lapalissade : on ne monte pas et on ne dirige pas une expérience internationale avec 80% d’hommes, on n’impose pas ses idées dans un comité de recrutement CNRS, ou dans n’importe quel groupe de physiciens mâles sans une certaine dose de rentre-dedans. Ça ne marche tout simplement pas avec une voix normale et une présence normale, quand on est une femme. Je l’ai testé pour vous. N. l’a testé pour vous. Toutes les physiciennes d’un certain niveau l’ont testé pour vous.

Note 2 : Et tant que les physiciens hommes seront persuadés qu’ils peuvent le comprendre, tant qu’ils n’auront pas réalisé que le bulldozer est aussi en partie une construction de ce système, il arrivera ce qui est arrivé à N. encore récemment. i.e., le destin naturel des femmes scientifiques qui portent des projets et font une découverte majeure : on leur confisque toute reconnaissance au profit de physiciens haut placés blancs. Et on leur dit : « Félicitations N. ! Grâce à toi, X va probablement avoir le prix Nobel. »

Le cœur a ses raisons…

Autour d’un cold brew (elle) et un espresso bien amer (moi), elle évoque sa petite mort du quotidien et énonce des envies. Elle dit :

Parquet de l’Hôtel de Talleyrand, Paris

« Je crois qu’en France, vous accordez plus de valeur aux sentiments, aux connexions véritables entre les personnes, comme si c’était le socle de l’existence. En Amérique, le cœur doit être sous contrôle, les élans maîtrisés, les connexions entre les gens se font dans la raison, ça n’est pas sensé envahir notre vie. »

 Je ne sais plus trop ce que je lui réponds, mais elle me regarde, tête penchée, et conclut avec ravissement : « You are so French. »

Fill the void (2)

À la conférence, je retrouve N. après tant d’années, et la connexion est fulgurante, immédiate, un souffle qui nous balaie toutes les deux, comme si la décennie passée n’en pouvait plus de sortir de nos lèvres. Nous nous racontons tout, tout ce qui nous habite, depuis le fond rauque des tripes aux scintillations cérébrales, elle dit : nous sommes toutes les deux si fortes, si formidables, si différentes, si seules. Elle me supplie d’écrire – elle dit : toutes ces choses qui nous hantent et que moi je ne pourrai jamais écrire, s’il te plaît écris-les et comble-moi ce vide. Je serre sa main par dessus la table, et je voudrais lui répondre : Oh N., si seulement j’avais ce talent et cette force-là, je l’aurais déjà fait, car ce vide, j’ai passé ma vie à chercher à le combler.

Vert profond

La lumière de cette fin août qui perce d’entre les grands arbres. Le tissu de mon palazzo marine flotte dans la petite brise. C’est le premier jour d’école, parfois il ne faut pas se poser de questions et juste couper la petite connexion entre les doigts, laisser partir, les laisser plonger dans l’inconnu total avec leurs peurs et les sillons croisés mouillés sous les yeux.

Assister à la soutenance de stage de mon étudiante, l’encenser doucement depuis ma cuisine américaine, avec en toile de fond ces lames de stores sur les fenêtres à guillotine. L’intelligence et la classe de F. quand il pose des questions – c’est cela, un vrai physicien, c’est peut-être pour ces présences-là, alcôves rassurantes de l’esprit, que j’aurai du mal à jamais quitter ce domaine.

Ensuite me rendre à ma conférence à l’ombre profonde des feuillages, dans la fraîcheur parfaite de l’air et le jour qui s’affirme. Un crochet au café où j’attrape un espresso très fort et quelques minutes sur un coin de table pour écrire ces lignes.

La lumière les matins de savoir qu’on existe

K. pourra s’enorgueillir plus tard d’avoir appris à lire le français sur des poèmes d’Eluard illustrés par Chagall, dans le halo de sa lampe de chevet, perchés lui et moi sur son lit. Enfin, probablement, il ne s’en rappellera pas, et cette soirée-là sera seulement consignée ici, dans le tiroir de mon cerveau écrit et partagé.

DIT D’UN JOUR

Pour cerner d’un peu plus de tendresse ton nom

La rue était absurde et la maison amère
Le jour était glissant la nuit était malade.

Paul Éluard, in Le dur désir de durer, 1946

Je réponds à K. qui m’en demande le sens : j’imagine, peut-être, que c’est quelqu’un qui lui manque toute la journée et toute la nuit ; qui rend les lieux absurdes, amers, le temps lourd et glissant à la fois.

Ce manque-là – qui me manque. Ces fils qui tirent et qui rappellent à l’ordre les pensées, le reposoir des émotions, cette direction dans le jour faite de petites étincelles au moment des interactions, la lumière les matins de savoir qu’on existe.

Chagall, in Le dur désir de durer, 1946. Un jour il faudra que quelqu’un me décrypte ces illustrations…

Fleabag

Évidemment, ça n’était pas très logique de regarder une comédie londonienne alors qu’on venait de s’installer en Pennsylvanie. Mais je trouvais qu’une cure British contre-balancerait l’américanisme ambiant. J’ai un faible pour ces croquis anglais pris sur le vif, romantiques, drôles, légers, et qui pourtant disent tout de la solitude et le non-sens de la vie.

Et surtout : il y avait la relation entre les deux sœurs. Tellement que dès que le décalage horaire a fait un tour décent, j’ai dégainé mon téléphone et ai appelé la mienne pour lui dire de s’y mettre.

Phoebe Waller-Bridge, Fleabag, Season 2, BBC One, 2019

La magie de Jim

James Watson Cronin. University of Chicago

J’ai passé mes trois dernières nuits en compagnie de Jim Cronin. C’était doux de butiner de témoignage en article, et retrouver au fil des pages, en noir et blanc ou en couleurs passées son regard doux, un peu surpris, sa bouille de joli garçon chicagoan.

Jim de son vivant me grandissait et m’apaisait par sa simple présence, avec son écoute généreuse et ses paroles modestes, toujours ponctuées de ses doigts joints. Jim n’est plus, mais dans ces heures silencieuses de la nuit, je relisais ses histoires sur Bagnères de Bigorre et j’avais le sentiment de l’entendre, je le déposais dans mes pages à moi, avec ses longues jambes et son amour pour la France, et il donnait tout son sens à mon chapitre ; il le grandissait et l’apaisait.

Je disais à P. que c’était probablement présomptueux de ma part de faire son portrait dans mon livre, alors que je le connaissais si peu. Mais peut-être que c’est ça aussi, le miracle de l’écriture : d’avoir le droit, à partir d’une esquisse, de développer un personnage, de le laisser deviner, d’offrir en partage mon vécu de Jim.

C’était le chapitre le plus facile que j’aie écrit jusqu’à présent. Le plus apaisé. Je parlais de rayons cosmiques, et le fait d’avoir tout le bagage scientifique facilitait grandement l’ensemble. Mais je pense que c’était surtout la magie de Jim. C’est beau, ce domaine, ce métier, où l’on rencontre de belles âmes qui nous construisent par effleurement, qui nous habitent pour des années, même lorsqu’elles se sont envolées.

Être neutrino

Les neutrinos sont des particules subatomiques neutres comme leur nom l’indique, avec une masse près de 10 milliards de fois moindre que celle des protons. Ils interagissent très peu, donc traversent quasiment tout. À chaque seconde de votre vie sur Terre, 50 à 100 mille milliards de neutrinos produits par le soleil passent dans votre corps. Il faudrait cependant que vous viviez cent ans pour qu’un neutrino interagisse avec vous.

Au moment où je me rassemble et reprends un regard semi-lucide sur la réalité, je me rappelle que je suis exactement cette particule que je cherche à détecter avec mes 200 mille antennes dans les déserts – de Gobi, d’Argentine et d’ailleurs.

Je passe, entre les gens, les vies, les géographies, j’oscille parfois et change de saveur, mais au final : je n’interagis avec rien, je ne suis jamais que de passage.

Province de San Juan, Argentine, au lever du jour, pendant notre mission sur le terrain avec O. et M.
Province de San Juan, Argentine, au lever du jour, pendant notre mission sur le terrain de mesures de bruit de fond radio avec O. et M. (avril 2022).

Tu ne vas pas pleurer pour un café

Je teste un nouveau café Downtown, erreur, je ne devrais pas sortir des sentiers battus pour un café, alors que toute ma vie est en train de dérailler, déborder de partout. Lorsqu’on m’apporte mon cappuccino dans une tasse design en plastique, et sucré, je suis prête à m’effondrer en larmes. C’est là où on se rend compte qu’on n’est pas du tout rassemblée, mais toujours en miettes, éparpillée, tordue et fragile à l’intérieur, lorsqu’on est prête à pleurer à cause d’un mauvais café.