Vacances !

La route vers le Grand Sud – de nuit – est longue : le temps de lire à voix haute des articles sur John Wheeler et ses 46 doctorants de Princeton en traversant la Virginie occidentale, de disserter sur le principe anthropique en traversant la Virginie, d’écouter tout Nina Simone en traversant la Caroline du Nord, du Charleston des années 20 en traversant la Caroline du Sud.

Pour le déjeuner, je déniche un take away sur la route dans une cahute désolée, et nous mangeons des collard greens, du yellow rice with gravy, du fried chicken et du smothered pork chops, le tout accompagné de corn bread, cuit dans les fourneaux d’une dame du Great South.

À la bouffée humide de l’air à la sortie de la voiture et au contact de la nourriture sur les papilles, je suis envahie de ce sentiment de me retrouver, sous forme d’une madeleine dont je n’identifie toujours pas la source. J’ai cherché longtemps : un mélange d’Atlanta, d’Italie, de nos vacances en Catalogne à la sortie du confinement, notre road-trip vers la Louisiane au moment du volcan islandais… Et ce luxe rare d’être partie avec une todo-list réduite à zéro, d’avoir mis un répondeur automatique sur mes mails. En plein mois de mars. Improbable.

Tout étant parfait, y compris les garçons, qui sont des modèles de petits voyageurs curieux et flexibles, j’en profite pour être stressée, odieuse, rigide, pour être saoulée par les commerçants, les petites situations ratées, pester toute la journée et être de mauvaise humeur. Tout ce que j’ai arrêté d’être dans la vie (?), d’un coup, j’ai une envie irrésistible de le déverser dans les marais de Caroline du Sud. C’est donc ça, les vacances…!

Son : [Je n’allais pas vous épargner ça !] Phénoménale Nina Simone dans, Sinnerman, in Pastel Blues, 1965.

Angel Oak Tree, Johns Island, South Carolina. L’arbre aurait 400 ans.

Bête et lunaire

Ce moment terrible où vous avez sorti votre meilleur chapitre (le « parangon, » sic votre éditeur), où vous êtes en train de vous lancer enfin sur le suivant que vous sentez possiblement dans la même veine magique, et où tous les chapitres précédents vous paraissent hideux, sous ce nouveau standard. Ils vous paraissent tellement mauvais que vous vous demandez comment vous arriverez même à les éditer et vous vous dites : « Nan mais faut les ré-écrire complètement, c’est de la daube dégoulinante. » Vous êtes donc bloquée comme une idiote, entre le dégoût de votre passé et l’incapacité de votre cerveau rigide à avancer sur la suite tant que vous n’aurez pas perfectionné ce qui précède. Vous sentez que l’itération sera infinie, éternelle, insatisfaisante, comme quand on est vers la fin de la rédaction d’un article scientifique, où plus on creuse et moins les hypothèses semblent valables, et plus la complexité apparaît. C’est là où il faut passer en mode professionnel, voir l’écriture comme un projet et non une promenade romantique dans le pays de mes bêtises lunaires, et me dire : « Cocotte, il te reste deux mois pour écrire trois chapitres, arrête de te trouver des excuses métaphysiques, sors-toi les doigts et termine. Rien, jamais, n’est parfait. Et ce n’est pas grave. » Et mon moi bête et lunaire a alors envie de répondre, de sa voix transportée et romantique : « Oui mais, l’article scientifique doit être juste. Et j’ai tellement envie que de même ici, mon livre soit juste, viscéralement juste ! »

Son : Youn Sun Nah, Momento Magico, in Lento, 2013

Note : Je me demande comment cela se passe pour tous ces scientifiques qui écrivent des livres de vulgarisation. Est-ce qu’ils se posent toutes ces questions ? Est-ce que l’écriture de leurs chapitres sont des deuxièmes vies parallèles ? Est-ce qu’ils deviennent, comme moi, fous et transportés dans le processus ? Est-ce qu’ils vivent cela comme un roman, comme des montagnes russes de l’esprit, comme une drogue et un fil rouge qui semble tout tenir, conduire dans la vie – la respiration ? Ça ne semble pas être le cas pour les quelques collègues avec qui j’ai discuté. Alors qu’est-ce que ça signifie pour ce livre ? Est-ce que, parce qu’il a été écrit comme une entreprise tarée et viscérale, il sera sale et dégoulinant, et donc illisible ? Ou est-ce que justement, cela apportera une petite voix différente dans cette littérature ? Est-ce que j’arriverai à rendre un peu de tout ce que nous vivons, qui porte tant d’espoir et qui est tellement, tellement étonnant ?

Planète Ego, Guardians of the Galaxy Vol. 2, dir. James Gunn, 2017.

Princeton

C’est un dédale de cloîtres, de ponts, d’escaliers et de chapelles, entrecoupés de vastes étendues d’herbe à l’anglaise. Les arbres sont immenses, nus et fantasmagoriques. C’est Cambridge ou Oxford en plus vaste. Après une première journée à Peyton Hall au coeur du campus, je passe le lendemain à l’Institute of Advanced Studies, sorte de manoir isolé au milieu de la campagne, une retraite pour cerveaux tarés qui se réunissent pour prendre le thé et causer dans des bibliothèques de bois et de cuir, des choses les plus déconnectées de la société.

Je suis très bien accueillie, respectée, les femmes sont présentes et l’atmosphère bienveillante. Mais on sent que tout cela s’est construit sur un boy’s club, et c’est assez romanesque ; je croise dans la brume les spectres de physiciens, les blasons de l’Ivy League, les toges et les pulls gris clair avec des cols en V. Des doctorants gringalets et un peu autistes des années 70, avec leurs grandes lunettes qui leur mangent le visage, leur envie de comprendre et de théoriser l’Univers, leur sentiment d’appartenance, enfin, hors des complications sociales qu’ils n’ont jamais appréhendées.

Avant de prendre la route pour rentrer, un détour pour m’acheter un cappuccino et un autre pour m’arrêter devant la maison d’Einstein. La maison est blanche, jolie et habitée. Je me renverse dessus la moitié de mon café. Tout dans l’Univers a le déroulé attendu. Je conduis quatre heures dans la pluie battante, le vent violent, le vent violent et la pluie battante. Et miracle : j’arrive vivante.

Son : Alexandre Desplat, The Boys in the Boat, in The Boys in the Boat (Original Motion Picture Soundtrack), 2023. Pas vu le film, mais la musique donne exactement l’atmosphère.

Devant l’Institute of Advanced Studies, fév. 2024

La vie comme un roman et comme une maille infinie

Hier matin, le Grand Oral devant mon laboratoire. En sortant de ce moment d’une drôle de justesse, je me dis très distinctement : il est en train de m’arriver quelque chose. Le quelque chose se trame depuis un an et demi, et d’un coup, avec cette décision et cette déclaration, tout prend sa place et je prends corps. Comme si les 200 000 vies que j’ai vécues prenaient toutes leur sens, et que j’étais enfin prête à tout, à réaliser ce qui compte, y compris – à être mère.

Dans la foulée, je loue une voiture et prends la route pour Princeton University où je vais donner un colloquium. Pendant quatre heures, je conduis et je converse avec ma sœur, de manteaux, de chaussures, et de cette vie formidable qui toujours nous déroule le tapis rouge des possibles.

Ce matin, dans ma chambre d’hôtel, au moment de décrocher ma robe de son cintre, je repense à cette incroyable maille de personnes chères qui me portent et me transportent dans ce flot, ce flux de la vie. Aux personnes qui m’effleurent et qui influent sur mon phrasé. Aux personnes que je touche, et qui me grandissent en retour. À cette intrication infinie de vies, indémêlables, nourrissantes, résonnantes.

Je passe la journée à Peyton Hall, à fabuler, i.e., à raconter la si belle histoire de mon projet G., à raconter ma carrière aux doctorants comme si c’était un roman, à raconter les gerbes inclinées et leurs émissions radio comme si c’était un poème. [Et ça marche.]

Un type barbu que je voyais errer devant mon bureau, hésitant à venir me parler, prend enfin son courage à deux mains, passe la tête par la porte et m’annonce : « En fait, tu ne le sais pas, mais tu as changé ma vie. » Je palpite en mode mon-Dieu-ma-vie-est-un-roman-encore-un-nouveau-chapitre-de-quoi-s’agit-il ? Et il m’explique « En 2011, j’étais sur la liste d’attente pour le Einstein Fellowship. Tu as eu la gentillesse de le décliner pour prendre un autre fellowship à Caltech. J’attendais, j’étais tellement stressé, mon alternative était d’aller à Munich. Et finalement, j’ai reçu cet appel à 3h du matin… Merci. » Puis cette tirade : « Je pensais à ces connexions entre les gens dont on ne se rend pas toujours compte. Comme une action de l’un peut bouleverser la vie d’un autre. Comme on est interconnectés. Tu vois ce que je veux dire ? » Je me retiens de lui répondre : « Eh ben ce matin, j’étais encore à poil que je pensais à ça. Et toute la journée, j’ai pensé à ça. J’ai même failli faire pleurer O. en le lui disant. Alors oui, je vois ce que tu veux dire. Et que tu débarques maintenant pour me dire ça m’émeut tellement, que j’ai presqu’envie de te prendre dans les bras, toi et ta barbe. »

Joan Konkel, In the Garden of Amphitrite. Maille tissée finement, acrylique, fil, sur canevas.

Ma bonne fée

« C’est surréaliste d’être ici avec toi ! » dis-je à Andromeda, qui, sur la route entre Chicago et NYC avec les huit guitares de son mari, dans son grand déménagement vers de nouvelles aventures, me fait l’honneur et la surprise de s’arrêter au milieu des bois.

Nous venons de dîner tous les six dans un booth d’une auberge qui accueillait, dès le 19ème siècle, les voyageurs traversant la Pennsylvanie. Très à propos. Le merveilleux S., guitariste et compositeur renommé, lisait les morceaux écrits par A. dans son cahier, K. minaudait à pleines joues et Andromeda répétait « Que fofo! You guys have done so well! »

Je lui raconte très vite, sans virgule et sans respirer :
« C’est une journée très étrange. J’ai pleuré quatre fois. Deux fois ce matin avec cette histoire de direction de laboratoire, une fois parce que j’ai eu une belle conversation avec A., et une dernière fois tout à l’heure, en lisant aux garçons mon chapitre 10 sur Karl. On pleurait tous les trois, le summum de l’émotion. Et puis d’un coup tu débarques dans mes bois, comme la bonne fée, pour me rappeler tout ce qui compte, exactement quand j’avais besoin de toi. »

Delphine Seyrig et Catherine Deneuve dans Peau d’Ane par Jacques Demy, d’après l’oeuvre de Charles Perrault, 1970.

É-mère-gences

C’est un peu, me disais-je, comme si je m’étais déclarée. Comme la louve de la femme Narsès. Comme Electre. Et d’un coup ça a clos le chapitre précédent de ma vie et ouvert le suivant.

Je me suis déclarée et j’ai pris dans la figure une flopée de choses peu acceptables, sexistes, paternalistes, qui forcent une structuration précise de mon esprit, un cloisonnement délicat, une navigation intelligente. D’un coup, mon mode cérébral a basculé et j’ai besoin de toutes mes forces pour être fondamentalement juste.

Et dans cette fluctuation, une émergence bienvenue. Je disais à L., à M., la semaine dernière : « Je suis insatisfaite de ma relation pourrie à A. J’avais décidé d’abandonner ça cette dernière année et de vivre d’autres choses que j’avais envie de vivre. Mais un moment, il va falloir que j’y revienne. Il s’agit de mon fils. » Et lorsque j’ai atterri à New York, après avoir survolé l’Océan Atlantique, cette évidence qui s’est ancrée en moi et qui ne me quitte plus : tout se passera très bien pour A., il sera magnifique et aura une vie magnifique, et c’est cette confiance-là qu’il faut que je lui transmette. L’énergie, la magie, les certitudes que j’ai tissées avec d’autres dans des fils éthérés et scintillants, je suis enfin prête à les déverser juste ici à mes pieds. À redevenir mère. Et soudain à l’orée de ce nouveau chapitre, je me sens si forte, si juste, tout me paraît accessible et j’ai envie de pleurer ; vous comprenez ?

Romain Gary, auteur de La Promesse de l’aube, à l’âge de 12 ans. Collection Alexandre Diego Gary, 1924. Parfois, vous prénommez votre fils, et vous en découvrez ensuite le sens et la beauté dans la littérature. Et ce regard. Mon Dieu ce regard.

Au bureau chez Notes, Trafalgar Square, London

La longue queue au contrôle des passeports suite au Brexit, ni mes cinq heures de sommeil n’auront pas raison du plaisir que j’ai à me rendre à Londres. Quand je sors de Saint Pancras, je me coule dans la ville comme la chose la plus naturelle au monde, et je souris.

Ce n’est pas comme avec Chicago, cette exaltation explosive, cette peur à chaque fois de la perdre/qu’elle me perde, cette passion minérale. Londres, c’est comme une amie de longue date qui me fait sourire, et dont le temps caractéristique d’évolution dépasse ma durée de vie. Immédiatement, je me sens infusée de paix et de charme. C’est la petite soeur de Paris – plus fofolle, plus joueuse, elle est jolie quand Paris est belle, mignonne quand Paris est élégante, étalée et effrontée quand Paris est compacte et sophistiquée.

Chez Notes, devant mon scone with clotted cream, j’expédie une dizaine de tâches administratives désagréables, et il me reste exactement un quart d’heure avant de prendre la District Line et aller donner mon séminaire à Queen Mary.

Je n’ai pas besoin de plus. Je grimpe les marches de la National Gallery, traverse les salles et salue tour à tour les canaux de Venise, les enfants raides de Hogarth, le grand cheval sans fond bizarre, je tourne à gauche. Cela m’étonne à chaque fois qu’il n’y ait pas de foule amassée devant ce tableau. J’ai cinq minutes pour le respirer et je l’absorbe à grandes goulées. De l’air, de la pluie, du vent, de la vitesse et de la vapeur. Devant ce Turner, j’ai toujours cette sensation d’être entrée dans la toile.

Je n’aurai revécu que quatre vers de mon poème.
Il faudra vite revenir pour revivre tous les autres.

Joseph Mallord William Turner, Rain, Steam, and Speed – The Great Western Railway, 1844.

La flèche de Notre-Dame

La grande Madame C. a tout fait, construit, dirigé dans notre domaine, depuis le CEA au Ministère, en passant par l’ESO. À la fin de notre déjeuner, elle me propose d’aller voir la flèche de Notre-Dame dénudée depuis la veille de ses échafaudages. Nous faisons un crochet Place Dauphine, dans son nid qui donne sur la Seine. Nous sommes mardi après-midi, et nous déambulons tout autour de la cathédrale, puis dans la crypte qui expose les artefacts découverts dans le fleuve, depuis l’Homme de Néandertal.

Je l’écoute, fascinée, me raconter sa jeunesse argentine, les années Caltech où l’on attrapait les rares chercheuses dans un coin de la pièce pour les embrasser à pleine bouche, ses problèmes à deux corps toujours résolus, ses expériences de direction… Si elle s’offusque quand je lui raconte mes propres déboires sexistes dans la recherche, elle m’affirme n’en avoir jamais vraiment souffert elle-même. Elle est force tranquille, je la sens sans torture, très droite dans son esprit.

Quand elle me demande ce que P. pense de mes projets de carrière, je lui réponds : « Il me soutient dans tout ce que je fais, comme toujours. » Ses yeux brillent : « Comme D., alors. Il faudrait ne jamais se marier qu’avec ces hommes-là. »

Il m’est apparu assez tôt dans notre promenade que nous n’étions pas que toutes les deux, mais bel et bien trois. « Nous avions cinquante-neuf ans de mariage, tu te rends compte ? » Lorsque nous visitons le centre de reconstitution de Notre-Dame, elle m’explique ce jour où la cathédrale a brûlé, où D. a eu une première attaque. Depuis l’Argentine, ils étaient ensemble, leur PhD à Harvard, leur postdoc à Caltech, leurs postes au CEA, elle me parle de ses fils et de leur musique, et lorsque nous regardons ensemble, tout en haut des gradins de bois, la flèche que l’on déshabille, elle me dit que D. est mort sans prévenir, deux ans jour pour jour après l’incendie de Notre-Dame. Qu’il avait suivi sa reconstruction pendant ces années. « Il ne l’aura pas vue achevée. »

Je pense à beaucoup de choses. À la tristesse et la solitude si intenses et si dignes de cette grande dame – qu’elle ne prononce pas. À mon chapitre sur Jim Cronin, lui aussi décédé, où je parle des bâtisseurs de la cathédrale de la science et qui ne la voient pas achevée. À L., très grand ami de Mme C., car cette promenade parisienne impromptue n’est pas sans me rappeler toutes celles que j’ai faites avec lui.

Karl Schwarzschild

Ce qui m’émeut le plus, ce n’est pas l’horreur de la guerre, c’est de lire, parsemé dans les carnets et les lettres de Karl Schwarzschild ce champ lexical de la joie. Quand il voyage jusqu’au front « joyeusement » (sic), qu’au plus profond de la souffrance, au bord de la mort, il a encore un bon mot. Ce qui m’émeut, c’est cette incroyable capacité à rester humain face aux ténèbres, d’accrocher encore la lumière. C’est quand je le lis encore s’enthousiasmer des petites choses du quotidien et de s’émerveiller d’une équation de physique au cœur de l’innommable. Tout converge vers cette image, cette essence – les eulogies des physiciens de part et d’autre de l’océan, la beauté de ce qu’il laisse en vingt ans de recherche – : cet homme, c’était un noyau actif de galaxie. Ces objets monumentaux, les plus lumineux de l’Univers, qui rayonnent par accrétion de matière sur un trou noir supermassif central, et que l’on peut repérer de par leur puissance joyeuse, jusqu’aux confins de l’espace-temps. Être un homme et avoir su créer tant de lumière heureuse autour des noirceurs humaines : voilà qui est bouleversant.

Karl Schwarzschild à Göttingen, avec son carnet qui ne le quittait jamais, dans les années 1900.

This is a waltz thinking about our bodies

Son : Cette fois-ci la version chantée, à laquelle j’ai emprunté le titre de ce billet : Thom Yorke, Suspirium, 2018

Dimanche après-midi. Il fait un temps magnifique. K. et moi sommes assis face à face à mon café préféré. Il boit un chocolat chaud avec un coffee cake et lit un roman en anglais sur les Pilgrims du navire Mayflower, qui a accosté au Cape Cod en 1602, fondant sinon les États-Unis, du moins le mythe de sa fondation. Je bois un cappuccino et lis, en allemand dans le texte, des extraits du carnet de Karl Schwarzschild écrits depuis le front pendant la première guerre mondiale.

Pendant une heure et demie, nous restons ainsi, absorbés chacun dans notre bout d’Histoire viscérale. Lorsque je suggère de partir, il termine sa page, puis me raconte, avec ses yeux pétillants, la rondeur merveilleuse de ses joues, avec cette joie du partage et de la vie qu’il porte jusque dans son prénom, les éléments qui l’ont ému.

Je me garde de lui raconter les éléments qui m’ont émue, et qui alimenteront mon nouveau chapitre. J’ai passé les petites heures de la nuit dernière à re-dériver les équations de la relativité générale pour arriver à la solution de Schwarzschild. Celles qui tordent l’esprit et aboutissent à une singularité, là où les mathématiques décrivent un trou noir où plus rien n’a de sens ni d’existence.

Karl, c’était un jovial. Dans chacune de ses lettres, dans chacune de ses entrées dans son carnet, il y a du plaisir, de l’émoustillement vis à vis de la science, mais surtout à travailler avec ses collègues. Même lorsqu’il arrive au front, après s’être porté volontaire pour démontrer son patriotisme en tant que juif allemand, il raconte comme les gens qui l’entourent sont sympathiques, qu’il a de la chance d’avoir été installé dans un hôtel avec une jolie vue. Même au front russe en décembre 1915, quelques mois avant sa mort, quand il écrit à Einstein, il a cette note positive et pleine d’esprit :

Wie Sie sehen, meint es der Krieg freundlich mit mir, indem er mir trotz heftigen Geschützfeuers in der Entfernung diesen Spaziergang in dem von Ihrem Ideenlande erlaubte.

[Comme vous pouvez le constater, la guerre est bienveillante à mon égard, puisqu’elle m’a permis de faire cette promenade dans le pays de vos idées, malgré les violents tirs d’artillerie à distance.]

— Lettre de Karl Schwarzschild à Albert Einstein, 22 décembre 1915

Le soir, en rentrant du café, je m’isole dans ma chambre et je continue mes recherches sur le front Est. Cette partie de la guerre que nous avons peu apprise au lycée, car il y avait déjà beaucoup à faire côté Ouest. C’est là que Karl a été envoyé sur les derniers mois de sa vie, après avoir été affecté à Namur en Belgique, puis à Argonne, en France. Là, il a contracté une maladie de peau auto-immune très douloureuse, le pemphigus, qui l’a achevé en quelques mois. Non sans avoir, au préalable, envoyé à Einstein les premières solutions exactes de son équation : la solution de Schwarzschild.

C’est un moment d’une intensité crue, lorsque j’écoute Thom Yorke en boucle, et que je regarde une par une, pour me plonger un peu plus dans le contexte, des dizaines de photos de Getty Images de ce front Est [attention, images sensibles]. L’arbre de Noël dans les tranchées. Les corps abandonnés le long de sacs de sable empilés, les barbes, les bandages et les regards hagards, ce gamin russe de quinze ans prisonnier de guerre, la boue sur les bottes et jusqu’aux moindres interstices du corps. Je lis la composition des uniformes allemands, le changement de style pour accélérer la production en 1915, les masques à gaz, j’imagine – non, je n’imagine pas –, la laine pleine de poux, la puanteur, l’infinie puanteur, les infections de peau, l’épuisement inéluctable du corps suivant l’esprit. Ces moments où ils prennent un crayon et écrivent à la famille… ou à Einstein.

Les troupes allemandes décorent un arbre de Noël dans leur tranchée, sur le front Est, pendant la première guerre mondiale, circa 1915. (Photo par FPG/Hulton Archive/Getty Images)

J’observe tout et je lis tout, la main au bord de la bouche, dans un état indicible, je pourrais vomir, je pourrais pleurer, je ne comprends pas – et quelle ineptie naïve à déposer ici… –, pourquoi nous faisons cela, encore, encore, et encore et encore, et pourquoi cela ne s’arrête jamais.

En février 1916, Karl est rapatrié à Potsdam auprès de sa famille, il corrige les épreuves de son article écrit en huit jours, qui est publié exactement le jour de sa mort. L’objet qu’il a créé, le trou noir, commence une épopée scientifique que Karl Schwarzschild n’aura pas pu suivre, mais qui portera son nom en fil noir.