Kalorama Road

Son : Thom Yorke, Jess Gillam, Jess Gillam Ensemble, Suspirium (arr. Rimmer), 2020

La Résidence de France sur Kalorama Road a quelque chose de factice à première vue, comme un décor de cinéma, avec sa statue de la liberté dressée dans le jardin, derrière les grilles noires, son éclairage bleu blanc rouge qui se prolonge dans le hall et dans les multiples salles surplombées de lustres de cristal comme des boules disco. Mais à l’intérieur, bois ancien et moulures remis au goût du jour, dans ce mélange architectural moderne épuré, de blanc, de miroirs et d’œuvres d’art monochromes. C’est élégant, sophistiqué, une vitrine parfaite de la France.

Résidence de France, Washington D.C., jan. 2024

Lorsque J. me présente à son Excellence Monsieur l’Ambassadeur, celui-ci commence par cette petite note galante : « Oui, je vous avais repérée ce matin à la NASA, vous avez posé une question qui m’a parue très pertinente. » Et moi, dans mon plus grand naturel, de lui annoncer dès les trois premières minutes de la conversation : « Le grand avantage de travailler comme astrophysicienne à l’Université de Kyoto, c’était que j’avais trois toilettes pour moi toute seule. » Je me dis : soit ça passe et ça détend l’atmosphère, soit je vais aller manger une autre part de galette à la frangipane. Au-delà de toutes mes espérances, il me répond en faisant une référence espiègle à Stupeurs et tremblements.

Alors nous nous isolons dans une petite bulle, au milieu du salon de la Résidence de France. Il me raconte son parcours, son fils, son précédent poste en Chine, il a le regard un peu triste et blasé, il est très élégant, et il se penche pour me dire toutes ces choses, par-dessus ses mains jointes, parfois je me demande : est-ce bien protocolaire ? Voilà vingt minutes que j’ai alpagué l’ambassadeur de France aux États-Unis et qu’il me regarde dans les yeux, comment dois-je le libérer ? Et c’est étrange, apaisant et très beau, ce qu’il me dit, sa vision si humble de la fonction, de l’être humain accessible sous la peau de la politique. Il me raconte quelques anecdotes et découvertes, je crois que je pourrais l’écouter me raconter le monde et les gens qui font ce monde, pendant des heures.

Finalement, nous rompons le charme, parce qu’il faut qu’il aille tenir de vraies discussions, entretenir de vraies personnes importantes, et moi que j’aille manger du jambon de Bayonne. C’est au lendemain, lorsque tout le bureau Science de l’Ambassade me tombe dessus pour savoir de quoi j’ai discuté si longuement avec Monsieur l’Ambassadeur, et pourquoi il avait l’air si absorbé, que je réalise que j’ai effectivement fait une magnifique erreur de protocole.

Le reste du temps, je joue les rôles que je suis venue jouer avec un plaisir certain, discuter science pure avec des chercheurs, stratégie avec des Prévôts d’universités, des dirigeants CNES ou NASA, le bureau CNRS à Washington, et à rattraper vingt ans avec mon attaché scientifique préféré. En soirée, je m’envole dans une présentation sur G. dans la salle de bal de l’ambassade, qui m’émeut autant que le public, je crois.

Puis je prends le volant : les notes de sax de Jess Gillam ouvrent les routes sombres et vallonnées du Maryland et de la Pennsylvanie. À une heure du matin, j’ai fait les trois quarts du chemin à peine. Je cligne des yeux, engourdie, mon esprit erre entre les murs blancs colorés de miroirs et de lustres bleu blanc rouge, je pense au goût de la truffe et du Comté, je pense à J. quand il me corrige : « si je peux me permettre, moi c’est la crise de la cinquantaine que je fais, » au visage de l’ambassadeur quand il s’incline pour me dire ce qui le touche, pour me dire sa surprise, éternelle, à soulever le voile, la peau humaine et découvrir l’altérité.

Je me gare chez moi, entière, à deux heures du matin. Et j’en suis un peu étonnée.

Apollo 11 : suspensions

Dans la salle de l’exploration lunaire, bouleversée par la reconstitution de l’alunissage tel que vécu depuis Apollo 11. Transformer une guerre nucléaire potentielle en course pour aller marcher sur la lune, c’est d’une poésie. Puis la concentration dans les voix d’Armstrong et d’Aldrin ; on pense au tunnel cérébral dans lequel ils rentrent, au moment où la capsule descend. Cette suspension. Où il n’est pas clair qu’ils vivront. Où il n’est pas clair qu’ils aluniront. Suspension, encore, au moment où il avance son pied et va fouler ce sol. Suspension vertigineuse, enfin, au moment où ils ont tout vécu et qu’ils retournent vers la Terre. Que survivre alors est presque un bonus, mais semble obligatoire, vu le déroulement parfait de tout le reste.

Il faudrait faire une collection de ces moments suspendus dans l’Histoire. Le moment où le temps continue mais l’esprit a saisi le ponctualité de l’instant. Le moment où l’avant et l’après se confondent en une singularité. Et tout semble s’étirer, dans l’âme comme dans le déroulement des choses, comme pour mieux emplir ce qui nous constitue, cette baignade ultime dans la construction poétique de l’Humanité.

Reconstitution de l’alunissage, vécu depuis la capsule Apollo 11. Space and Air Museum, Washington D.C., jan. 2024.

Lorsque je lui envoie ce film, S. a cette déclaration, le bouleversement rendu au bouleversement : « Le tout c’est d’être assez poète et givré pour se lancer … et le faire ! Un peu comme planter des antennes radio dans le désert. » Je m’arrête. Réalise. Savoure. Et réponds l’air de rien que c’est bien plus pépère d’attendre que les particules tombent, les pieds rivés au sol – mais que oui, la poésie est bien là.

« Et merci de partager cette aventure avec moi. »
Cette phrase, si douce et pleine de tout ce qu’est pour moi le projet G., je ne sais plus si c’est lui ou moi qui l’écris en premier.

Le petit lapin est mort

Beatrix Potter, The Tale of Peter Rabbit, 1902

Lorsque nous rentrons de la dernière virée au lac gelé avec les academic kids, le petit lapin gît devant notre porche, sur le flanc, museau encore tiède, les entrailles déversées sur l’allée. Ces trois dernières semaines, les enfants le repéraient tous les soirs en rentrant de l’école, sa queue blanche dans la pénombre, juste devant notre porte. Les academic kids avaient le même ravissement, quand ils venaient dîner et rentraient dans notre maison de bois bien chauffée, avec leur chaussures pleines de neige et les bras chargés de bières locales. Tous les quatre autour du corps, nous parlons logistique, symbolique et animal. Ar. assure : « Le vôtre était un peu plus petit, ça doit en être un autre. » Ironie soulevée par M. qui rit tristement : « Oui c’est vrai, alors ce n’est pas grave…? » Je dis : « On pourrait lui creuser une tombe dans le jardin ? » Le petit lapin finit dans un sac poubelle, le camion des ordures passait justement le lendemain. Et les academic kids ont quitté la Pennsylvanie.

Academic family

Je dis à P. : « Ça valait la peine de venir en Pennsylvanie rien que pour ces trois semaines avec nos academic kids. » Les academic kids, M. ma lumineuse (Julie Delpy ?) et A. le très cool (Ethan Hawke ?), nos doctorants parisiens respectifs, composent avec nous une drôle de famille pennsylvanienne temporaire. Exquis, brillants, enthousiastes, ils sont le combo de doctorants et d’invités délectables. Entre les discussions au tableau dans le bâtiment de physique, les allées du campus pleines de neige, au bord de lacs gelés et notre salle à manger, à cuisiner des crumbles et des salades japonaises pour eux, les accueillir pour faire leur lessive, et les écouter lire à nos garçons le soir, les conduire à l’agence de location de voiture et leur donner des tuyaux sur Philly. J’emmène M. dans les dédales de la grande bibliothèque universitaire, et la grande joie de la voir partager mon enthousiasme, emprunter La force de l’âge sur son conseil, parler de gerbes atmosphériques et d’émission radio, de méthodes de régression linéaires à quatre, mais aussi avec mon frère de thèse K. et une post-doctorante pleine d’envies, à chaque instant une forme de perfection d’interagir avec eux, l’absence totale de fausse note.

Ce que j’aime, dans ce chapitre de ma vie, et ce que nous offrent ces academic kids, c’est d’être ce couple rêvé avec P. : si tranquilles, avec notre maison toujours ouverte, de pouvoir les inviter à dîner de façon impromptue, leur offrir notre aide logistique, financière, et bien sûr scientifique. Il y a dix ans, nous étions les Bacri-Jaoui de la physique. Aujourd’hui, nous sommes les Pylade-Electre de la physique, à notre façon propre, dans une intelligence, une harmonie et une puissance que je ne m’explique pas. Comme à l’époque, quand nos regards se croisent et que nous apprécions tout ce qui est, je murmure : « Il ne faut pas s’endormir. Il faut continuer, toujours, à tendre ensemble vers cette justesse-là. »

Son : Vladimir Cosma, LAM Chamber Orchestra, Mouvement perpétuel, dans la BO du film Les palmes de M. Schutz, par Claude Pinoteau, 1996.

Isabelle Huppert et Charles Berling, dans Les palmes de M. Schutz, de Claude Pinoteau, 1996. Le film qui, avec le film quotidien qu’était la carrière de mon père, m’a inspirée vers ce métier.

Workshop [2] : Le racle

X. m’évoque avec nostalgie cette époque révolue, insouciante, où il se retrouvait avec ses potes pour faire des jeux sur ordinateur. Le sentiment d’appartenance et de partage, tout ce qui s’est défait lorsque les uns et les autres se sont mariés, ont eu des enfants, sont partis travailler ailleurs, se sont engouffrés dans les obligations et l’hémorragie du temps, loin du fun et de la gratuité.

Je repense à cette semaine pennsylvanienne, en compagnie de lui, O., V., mon mari, nos enfants académiques, une bonne fraction de mes collaborateurs proches. Dans ma salle à manger avec mes garçons jouant dans leur chambre pendant que la tempête de neige s’abat sur la ville, dans une vieille usine d’allumettes transformée en distillerie à déguster des whiskies, dans un bar tout en miroirs et lampes Tiffany, autour de cafés sur des tables en bois vintage, dans une salle d’université sous le vidéoprojecteur, autour d’un lac gelé à se lancer des boules de neige.

Partout, nous sommes unis par le désir d’apporter la petite pierre à la cathédrale de la science. Nous sommes unis par cette étrange curiosité scientifique et l’allumage de notre cerveau quand le puzzle est mis sur la table. Cette chose nous lie, comme une excuse, comme un jeu sur ordinateur. Mais ce qu’il y a d’enviable, c’est qu’en saisissant cette excuse, nous nous retrouvons dans les plus jolis recoins du monde, à nous sustenter et à bavarder, à nous croiser et re-croiser, à re-connecter. Et plusieurs fois par semaine, nous nous réunissons tous en ligne, pour avancer sur nos projets et nous charrier mutuellement.

Je dis : Tu sais, cette Collaboration G., c’est pour moi exactement cela. Notre métier nous fournit une excuse pour continuer à appartenir à un groupe de belles personnes avec une visée commune, à pouvoir être tour à tour dans la déconnade et le sérieux, à avoir ensemble les yeux qui brillent. Pour nous, physiciens, ça ne s’est jamais terminé, cette époque où l’on se retrouvait pour jouer ensemble. Parce que les obligations, les engagements temporels, ce sont justement de se réunir et de construire ensemble. Et le fun et la gratuité, c’est notre cœur de métier.

Car oui, tout ça est parfaitement gratuit – nous ne causons aucune guerre, aucune crise financière, nous ne sommes une menace pour personne, simplement une bande de neuro-atypiques qui veulent leur dose de dopamine. Et par la même occasion, nous faisons avancer les connaissances de l’Humanité, nous rêvons et faisons rêver.

Qu’un tel métier existe : un miracle.
Que je l’exerce : un racle, i.e., un double mi-racle.

Participants au Premier Congrès de Solvay, 1911, dont Max Planck, Arnold Sommerfeld, Ernest Rutherford, Marie Curie, Henri Poincaré, Albert Einstein, Paul Langevin… La grâce solitaire de Marie Curie (elle aussi probablement hautement neuro-atypique et tarée) dans cette bande de neuro-atypique mâles moustachus et complètement tarés.

Workshop [1] : La folie physicienne

Traces de particles dans une chambre à bulle #3, © CERN

Il faudra qu’un jour je comprenne ce qui nous anime, nous physiciens, à faire de la physique. Je crois qu’in fine, il s’agit de cette envie de résoudre le puzzle – que notre esprit ne se satisfait pas de ne pas avoir trouvé la solution à une énigme qui nous est posée, qu’il tourne en boucle autour de la question, et que les petites résolutions successives sont autant de dopamine addictive. Encore, encore ! disent nos neurones en manque. Et c’est cela qui fait que le regard s’allume et que nous nous enflammons n’importe où, n’importe quand, même (surtout) quand nous sommes en train d’échanger des banalités. Et que nous passons pour les tarés – que nous sommes.

« Je suis originaire du Connecticut, un État qui est vu comme une banlieue de…
— Attends, quel est le facteur qu’on gagne à basse énergie en allant à basse altitude avec les antennes phasées ? [Yeux allumés, question, espoir.]
— Je dirais un facteur « quelques », peut-être même un ordre de grandeur. Mais le problème, c’est toujours la probabilité de sortie du tau. [Switch total accepté, bouton expertise allumé, challenge, intérêt.]
— Oui, c’est ça. C’est ça qui nous pourrit la vie. [Main gauche au front, souffrance, mais espoir, où est la dopamine ?]
— Il faut vérifier ça proprement quand même. [Espoir, challenge, question.]
— Oui, il faut vérifier. » [Toujours main au front, mais espoir, roulis des yeux et des neurones, un truc qui tourne en boucle et tournera en boucle des heures, des jours, des mois, tant que non résolu.]

Le puzzle irrésolu fait irruption n’importe où. Au bar. Sous la couette. Au petit-déjeuner avec ses enfants. Dans la rue en glissant sur le verglas. En conduisant et se trompant de route. En discutant avec sa femme/son mari de quelque chose d’important. Sous la douche. Et lors de cette irruption, il faut s’y adonner, s’y perdre, parce qu’il y a peut-être une résolution qui point. Sans. Attendre.

C’est très différent, me disais-je, de la folie de l’écrivain. Folie du physicien. Comment m’imaginais-je même un seul instant m’en sortir ? Entre les deux, je n’ai absolument aucune chance.

Workshop [-1] : Être mère-physicienne

À l’aube, mon téléphone est plein d’alertes météo. L’école est fermée.
« C’est tout blanc tout joli par la fenêtre, » m’écrit O. depuis son hôtel.

Comment faire lorsque tous vos proches collaborateurs ont débarqué d’Europe, qu’il faut préparer d’urgence votre workshop international démarrant le lendemain, que les routes sont enneigées, les écoles fermées, votre mari dans les airs transatlantiques et peut-être bloqué, qu’il n’y a personne dans ces forêts pour vous suppléer ?

Il n’y a pas le choix : je dis aux enfants de s’habiller pour la neige et je les (en)traîne. Au café, pour eux chocolats chauds, pour les grands discussion et espressos. La traversée des grandes pelouses devant le Old Main et une bataille de boules de neige initiée par O. ; à l’université, tester la salle, les derniers détails, visiter des laboratoires de construction d’antennes puis emmener tout le monde déjeuner d’un ramen.

L’après-midi, il n’y a toujours pas le choix : j’accueille cette foule joviale dans ma salle à manger. V. commente que la maison est joliment décorée. O. écoute les noms des cinquante pierres précieuses de A., des trente peluches de K. Physiciens comme enfants sont d’un naturel et d’une délicatesse parfaits.

Toute la journée, il n’y a pas le choix, mais il y a mieux. Cette miraculeuse opportunité, dans la bienveillance des uns et les efforts des autres, d’être ce qui me paraît si juste : mère-physicienne dans son entièreté.

Et ce que mes garçons ne savent pas, c’est que pendant les cinq heures où ils jouent tranquillement dans leurs chambres, m’autorisant à être mère-physicienne, nous esquissons, dans une euphorie studieuse, le premier dessin de ce que sera peut-être le futur projet G.

Et ce que mes collègues ne savent pas, c’est que, de me révéler mère-physicienne, ce succès d’un jour qui résulte d’un labeur parallèle sur huit années*, vaut pour moi presque autant que le dessin de notre futur projet.

*Mon projet G. et mon fils aîné ont exactement le même âge.

Brainstorming dans une salle à manger pennsylvanienne, jan. 2024, O.M. tous droits réservés.

Workshop [-2] : Convergences transatlantiques

Je songe, depuis ce matin, à tous ces fils transatlantiques tracés dans l’air, nuages d’eau ; dans les cabines, ceux qui composent des transparents sur leur laptop, bercés par le bourdonnement des moteurs. Et dans les maisons européennes – dont la nôtre au parfum de bois vintage –, ceux qui préparent leurs valises, réservent leur taxi et se couchent tôt pour se lever à l’aube. Une toile qui se tisse et converge vers ma petite ville pennsylvanienne, au milieu de centaines de kilomètres de forêts. Étourdissante convergence de tant de fils verts et marine qui me sont chers, et je me sens un peu magicienne, comme si je les enroulais d’ici entre les doigts et qu’ils se raccourcissaient. Toute la journée, toute la soirée, à faire les choses posément, une par une, mes réunions de collaboration apaisées, l’interaction tranquille avec mes enfants merveilleux, la géniale ré-écriture de mon chapitre, et cette douce montée en puissance qui soudain prend de l’ampleur quand je reçois ce message de O. avec une photo de notre petit V. : « On a déjà pris trois kilos à Philly ! » Je leur propose : « Vous voulez passer à la maison prendre un whisky ? » et eux : « On est bien chauds, on atterrit à 22h ! » Le tout ponctué d’amour dans des formes diverses. Je suis dans cette attente suspendue, enveloppée dans un bain de joie chaude, comme si, dans les prochaines vingt-quatre heures, j’allais me rassembler avec tous les morceaux manquants de moi-même.

Son : Thomas Newman, Across The Ocean, in Elemental (Original Motion Picture Soundtrack).

FlightRadar24, Over the Ocean—24 Hours of Transatlantic Flight

Beautés cathédrales

Ce chapitre Chandra me donnera du fil à retordre jusqu’au bout. C’est la troisième fois que je le re-travaille, et j’en ai plus qu’assez d’avoir le mal de mer sur son bateau de l’Inde vers Cambridge, et de devoir trouver une façon moins « pédestre » (sic mon éditeur) d’expliquer la physique de la fin de vie des étoiles. J’acquiesce parce qu’il sait [et parce qu’avec son regard bleu brillant, intelligent et envoûtant, il réussirait à me convaincre de parler d’astrologie]. Il n’empêche que j’avais envie de lui répondre : ici, la physique monumentale se suffit à elle-même, pas besoin de mon « lyrisme » (re-sic) ou d’envolées imagées artificielles. Quoi de plus bouleversant que ces séries d’effondrements de cœurs stellaires où la gravité est contrebalancée par des forces concoctées par des cerveaux de théoriciens tarés et géniaux ? Cela m’émeut toujours, cette cathédrale de la science, bâtie pierre par pierre au fil des siècles et des esprits, comme un relai infini de l’Humanité. Et lorsqu’une bizarrerie développée et expérimentée dans des laboratoires terrestres trouve un écho confirmatoire aux confins de l’Univers, c’est là, à mon sens qu’est la beauté de notre métier. Et puis l’incongruité de ces forces : des électrons et des neutrons qui ne supportent pas d’être à touche-touche et se repoussent… et dans cette impossible cohabitation donnent naissance à des naines blanches ou des étoiles à neutrons !

Parfois, je me dis que je fais fausse route dans ce livre, car la véritable vibration dans tout cela est à trouver dans la dérivation des équations. Dans le cours de physique statistique que je dispense en École, il y a chaque année ce moment : quand j’ai les mains pleines de craie (et mon jean, et le col de mon chemisier), et au bout d’une heure quarante-cinq, le tableau noir rempli et effacé dix fois, après avoir expliqué et testé les erreurs historiques, les hypothèses à revisiter, quand j’encadre l’expression de MC. Ce moment où j’annonce sans prétention, d’une voix que je tente de garder posée et professorale : « Et voici la masse de Chandrasekhar. »

Posée et professorale, alors qu’à l’intérieur, c’est un petit morcellement. Ça fait vingt fois que je l’effectue, ce calcul, et à chaque fois, l’éblouissement. Je ne sais pas contenir mes enthousiasmes et ça finit toujours par suinter par les jointures – et l’extrême plaisir, chaque année, de voir plusieurs regards s’allumer en réponse, ceux qui ont peut-être vibré un peu avec moi dans cette quintessence scientifique.

Alors que je déambule entre les arc-boutants de la Cathédrale en éternelle construction, dans ce carnet, dans mon livre, dans l’enseignement, le partage est ma clé de voûte.

Cathédrale de Milan, plan, élévation, et éléments architecturaux. Illus. in: De architectura / Vitruvius Pollio ; tr. & ed. by Cesare Cesariano, 1521.

Je ne tiens pas debout, le ciel coule sur mes mains

Lorsque la vie ressemble soudain à une course de sauts d’obstacles où chaque barrière ratée peut coûter cher, au milieu de tempêtes variées, le miracle des gens fiables. Ceux qui, surgissant des buissons alentours et sans rien connaître de ma situation, tirent spontanément l’un des nœuds embrouillés dont j’ai la charge mentale, le démêlent, le lissent à la perfection, et me le tendent sans perdre de temps et avec un naturel désarmant. S., M., R., V. leur passion contagieuse et leur infaillible présence organisationnelle, stratégique et scientifique, la dame slave chaleureuse qui se rend disponible pour garder nos enfants, jusqu’à la prof de japonais qui me décharge avec un tact étourdissant. O., évidemment : quand on se partage, sans même se consulter, les taches importantes ou ingrates, et qu’on les mène à bout comme l’autre l’aurait souhaité – « deux corps, une tête, » me disait-il un jour. Je vacille, mais mon monde est si solide ; j’ai tant de reconnaissance, et je devrais arrêter, à chaque fois, d’être surprise.

Son : parce que ce mauvais billet creux a été écrit juste pour pouvoir mettre un lien sur cette chanson écorchée : Christine and the Queens, Christine, in Chaleur humaine, 2014. Une amie chère m’écrivait : « Quand mes émotions s’agitent et se manifestent et qu’intérieurement j’ai besoin de crier, de pleurer, d’évacuer, c’est toujours Christine and the Queens qui vient. […] Et quand je l’ai écoutée, ça va mieux quelque part. »

Jackson Pollock, One: Number 31, 1950, 1950, au MoMA