Post-partum [2]

K. m’enlace de ses bras potelés et me dit : « Tu commences à être un peu vieille. » Sûrement. Hier, au milieu de la nuit, j’ai plongé dans un vieux dossier d’écrits ébauchés, de nouvelles achevées, de romans de ma vingtaine. Je n’avais peur de rien alors, et le tricotage des mots et des phrases, nourri de quantité de lectures et d’études, avait bien plus d’intérêt que mes larmoyances actuelles. Et les intrigues : je suis restée suspendue sur mes textes, à me demander quelle serait la chute ; comment ai-je extirpé ces étrangetés percutantes de mon cerveau ? Je devais avoir quelque chose, dans cette jeunesse. Que j’ai perdue depuis – puisque j’ai mis mes neurones au service de la science. Là où je pense que d’autres ont bien plus de potentiel.

C’est probablement la saison des crises existentielles, j’en avais faite une l’année dernière, à la même époque. Je m’y adonne maintenant car enfin j’ai ma clôture, avec l’approbation de mon éditeur sur l’ensemble de mes chapitres. C’est là, maintenant, qu’enfin je peux vivre la dépression post-partum avec mon livre.

Je suis loin d’être indispensable dans la science. Je me bats et je fais mon travail, mais je ne porte rien qui m’est propre et que d’autres ne pourraient faire à ma place. Alors que si j’avais écrit, j’aurais peut-être fait quelque chose de cette voix, de ces mots, de ces idées et constructions farfelues. Je les aurais dé-multipliés, et je les aurais utilisés pour croître et faire croître.

Ce livre, je l’ai transporté aussi loin que j’ai pu dans ma direction, tout en jouant le jeu du livre scientifique. Mais j’aspire à écrire autre chose – autre chose que je pense que je ne peux plus écrire, car j’ai perdu la fraîcheur et l’audace de la poésie. Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ? Qu’est-ce que je fais ?

Son : Kerry Muzzey, Chamber Orchestra Of London, The Secret History, in The Architect, 2014

Matcha latte et mue de cigale, dans l’un de mes cafés hipsters en Pennsylvanie, août 2023

Nancy

14/08/24. Nancy. J’ai déposé mes enfants – merveilleux – à Strasbourg ce matin. Dans les trains successifs, je continue à corriger mes chapitres, envoyés par rafales par mon éditeur. Je ne suis pas impressionnée par cette ville de l’Est, ni par sa place Stanislas, ni par ses rues un peu quelconques. Mais le médecin que je suis venue consulter pose une veine solide et apaisée dans mon cerveau limbique. À l’hôtel Mercure près de la gare, je m’installe pour une visio importante avec l’autre bout du monde, et c’est la suite des apaisements, des confirmations. Le soir, rentrée chez moi, après une dernière réunion tardive depuis ma chambre, je daigne enfin tâter tout ce qui m’entoure, et pousser ce petit soupir, ce souffle de la vie : oui, tout est encore là, la furie des éléments n’a pas balayé mes constructions, oui nous sommes solides, nous sommes là, debout, et parfois le navire tangue, mais nous ne perdons ni le cap, ni nos soutiens.

Son : Michel Camilo y Tomatito, El Día Que Me Quieras, in Spain Again, 2006

Aaron Becker, The Last Zookeeper, 2024

Laborieux, terrifiant et merveilleux

Tous les soirs, au nouveau café hipster de ma ville de banlieue, avec des macchiato au lait d’avoine et mon verre d’eau, les serveurs et serveuses qui me connaissent par coeur, j’ai édité laborieusement tous mes chapitres – et j’en vois enfin le bout. J’envoie ce soir un fichier zip de mes quatorze chapitres corrigés. Je dois maintenant écrire un avant-propos. Je suis épuisée physiquement, psychologiquement, dans un état d’instabilité émotionnelle, alors que je suis restée si solide, campée, dans les tempêtes qui se calment à peine.

Il faut que je fasse lire des passages… J’ai demandé un peu plus tôt à O. : « Tu aurais le temps de lire trois chapitres, histoire de vérifier que ce que j’y dis de toi te convient ? » Et lui : « Bien sûr, avec plaisir. » Échange d’une banalité absolue et qui pourtant me terrifie.

Voilà : je vais finalement sortir un livre qui me ressemble, mais alors, si les gens le trouvent nul, si c’est un gros flop, qu’est-ce que ça signifie sur moi-même ? Et si O. trouvait que je m’approprie trop le travail des autres ? Et si V. et C. trouvaient que je suis paternaliste/maternelle dans ma description des doctorants ? Et si je me trompais sur tout ce que j’ai écrit ?

Et lorsqu’il faudra aller faire des interview, qu’on me posera des questions sur les choses que j’ai écrites sur lesquelles je ne connais rien pour la plupart, et si je me ridiculisais et dévoilais mon imposture totale ?

Mais mon Dieu, quelle incroyable, enivrante, merveilleuse aventure. J’ai écrit, partagé, ce que je voulais, et je vais être lue ! [Je sais, je me répète, mais c’est assez dingue pour que ça soit dit 200,000 fois au moins.]

Alors j’écoute en boucle et en boucle et en boucle, la voix limpide et masculine de Hannah Reid:

Excuse me for a while
While I’m wide-eyed
And I’m so damn caught in the middle
Yeah I might seem so strong
Yeah I might speak so long
I’ve never been so wrong

London Grammar, Strong, in If You Wait, 2013

© Electre, 2024

Clôture

16/08/24. Quand sur la route de retour de Normandie, vers Rouen, je reçois le mail de mon éditeur, je crois que c’est enfin la clôture que j’attendais. « Très belle fin, bravo ! » [ce qui me confirme qu’il ne l’avait en fait pas lue auparavant…] Il a fait ces deux dernières semaines un énorme travail d’édition, qu’il faut que j’implémente. Mais ce ne sont que des petites choses. Tout a survécu : mon chapitre 11, ma fin, mes passages éthérés, bien sûr des formulations qu’il veut modifier, des mots laids qu’il veut insérer dans le rythme choisi de mes phrases… je ne me battrai pas sur tout. Mais ma voix reste. Ma voix, mes messages, le souffle de ma narration. Il est enfin clair que ce qui sera publié, en dépit du titre, de la couverture, du pourtour de communication qui le feront peut-être vendre, sera ce que j’avais intimement envie d’écrire, de partager. Ce livre, il me ressemble et me correspond dans toutes ses fibres. Je vais d’abord achever tout ce travail d’édition. Et ensuite, je voudrais pleurer, pleurer. Parce que c’est une chance infinie, d’avoir la possibilité de s’exprimer et de partager de cette façon.

Auto-censure temporaire de Schrödinger

J’écris – mais je ne poste pas – encore. J’attends que les choses se décantent et se déposent. Je connais le pouvoir des mots, dans les deux sens, comme des chats de Schrödinger. Dans quelques jours, peut-être, quand la mesure sera prise, je le sortirai de sa boîte. J’espère vivant.

Son : Phoenix, Lisztomania, in Wolfgang Amadeus Phoenix, 2009

Studio Ghibli, となりのトトロ、Mon voisin Totoro, 1988

Au bureau, à l’ombre des tilleuls

Il fait beaucoup trop chaud et humide. À l’ombre des tilleuls et des marronniers, dans l’immense domaine de mes beaux-parents, pendant que les enfants hurlent leur joie dans la piscine, je corrige laborieusement les chapitres de mon livre. Un travail à la croisée d’un rapport de referee scientifique et d’une copie de prépa revenue barrée de rouge. Je fronce les sourcils devant les formulations journalistiques qui me débectent, lorsque mon éditeur ose transformer mon « Vivre peu mais beau, bref mais intense. » en « Vivre peu mais avec brio, brièvement mais intensément. »

Mais cette concrétisation des choses, dans un pas lent et assuré, l’inéluctable passage du temps qui me dépose un à un les fruits variés du travail de l’année.

Carl Axel Magnus Lindman, Tilia x vulgaris, in Bilder ur Nordens Flora, 1901-1905

Cherche encore

C’est un peu comme si j’étais revenue au niveau de septembre 2022. Mais sans la courbe montante et scintillante que je sentais alors percer dans mes os. C’est comme si j’avais, en deux ans, vécu une métamorphose. Je me suis agitée sur tous les plans, géographique, expérimental, théorique, directoral, familial, personnel, culturel, relationnel, et surtout écritural. J’ai accompli tout ce que je souhaitais accomplir – ou presque, il faut encore que j’écrive un papier et que je fasse tourner quelques simulations cet été. Remercié, je crois, toutes les personnes qui m’ont soutenue sur les jeunes chemins de ma vie. Je suis passée de la trentaine à la quarantaine. Je me sens numérologiquement plus posée, plus apaisée, et tranquille dans les responsabilités qui m’incombent, les éléments que je dois incarner. Je mesure pleinement ma chance.

Mais je n’ai pas trouvé ce que je cherche (encore).

Son : Taylor Scott Davis, To Sing Of Love – A Triptych: II. Perilously, VOCES8 Foundation Orchestra, Jack Liebeck, Barnaby Smith.

La dame à la licorne : À mon seul désir. Musée national du Moyen Âge, Paris, entre 1484 et 1538.

Merveilleuse Amérique

Marrant : c’est lorsque je suis dans les rayons du Walmart, en train d’acheter un carton de déménagement, que je me rends compte de l’évidence. Nous quittons l’Amérique. Mon Amérique facile, mon Amérique pragmatique, celle de l’immédiateté, de l’énergie à revendre, où il y a juste à tendre les mains pour saisir les opportunités, celle folle et coulante, celle qui préfère les compromis et croit en ses tabous. Mon Amérique, critiquée et aimée, sa chaleur abêtissante et ses intérieurs sur-glacés ou sur-chauffés dans des hivers blancs. Sa nourriture sur-salée sur-grasse sur-épicée pour compenser la hâte de grignoter plutôt que de savourer, ses gens qui vous embrassent et vous oublient aussitôt, et le plaisir d’être d’ailleurs et d’ici à la fois, de n’être jamais ancré nulle part, la gratuité des interactions et des actions, avec une pression sociale réduite à un fil, apprécier les instants comme ils passent, sans le poids des futurs fluctuants et plein d’options.

Je n’ai en moi ni pleurs ni mélodrames, je suis habitée et pleine, heureuse de cette aventure, nous voguons de port en port, de minéral en minéral, j’espère que c’est ce que les enfants auront appris cette année : que nous pouvons partir, revenir, repartir, la puissance de la liberté, que la vie s’écrit et se saisit dans les géographies. Pour cette exploration, l’importance des quelques cristaux humains qui se gardent dans la poche, qui nous gardent dans le fondamental, qui nous rattachent aux différentes facettes que nous sommes, et qui font que jamais nous ne nous perdons, dans cette merveilleuse errance.

Son : Yo-Yo Ma, Stuart Duncan, Edgar Meyer, Chris Thile, Attaboy, in Goat Rodeo Sessions, 2011

Détail de la lampe Tiffany Trumpet Creeper (jasmin ou trompette de Virginie), probablement dessinée par Clara Driscoll, ca. 1900-06, The New York Historical Society.

Lady Macbeth physicienne

Fébrile, je ne dors pas assez, je bois trop de café, je me prends la tête dans des bugs, des calculs, des papiers où je ne trouve pas les infos que je cherche, des figures que je trace qui ne disent pas ce que je voudrais… Je m’exaspère de la lenteur de mon cerveau, des détours qu’il doit faire pour implémenter ce qui m’apparaît si vite à l’esprit (comme si j’étais deux), c’est ça, le métier frustrant de l’artisan, d’être dans la saleté, de la laver, la laver avant d’arriver à la fibre – j’avais oublié à quel point ça me rendait folle de faire de la recherche. Lady Macbeth lavant compulsivement sa tache de sang.

J’écrivais à un ami, il y a quasiment un an de cela, quand je détricotais ma crise de la quarantaine : « Mon cerveau aura toujours besoin de cet équilibre entre la science et l’écriture, entre jubilation et respiration ». Cette année me prouve à quel point cet équilibre m’est nécessaire. Mais jubilation ? Je crois que là, on est plutôt dans le domaine de l’obsession et de l’auto-torture mentale…

Il faut avouer cependant : le luxe de cette torture, et chaque décharge de plaisir au moment où l’on croit avoir résolu un morceau de l’énigme. Le luxe d’avoir ce problème inconséquent à mâchouiller à toute heure de la journée et de la nuit, comme un jerky de boeuf bien séché et poivré, qui relâche sa saveur à chaque fibre qu’écrasent les molaires.

Mais oui, je vais vous le dire, vous l’écrire, au nom de tous les chercheurs et chercheuses qui vivent de et pour cela : la recherche en physique, ça rend vivant, depuis l’extrémité des neurones jusqu’aux battements des artères.

Vassily Kandinsky, Arc et point, 1923

La France comme un système de Vlasov-Poisson

Crouseilles et al., in “Asymptotic Preserving schemes for highly oscillatory Vlasov–Poisson equations”, J. of Comp. Phys., Vol. 248, 2013

Le soulagement. Le sursis ? Combien d’années encore de soupçon de bon sens ? Les cycles et les Histoires se rompent-ils ou sont-ils des fatalités, la psychohistoire d’Asimov, des équations implémentées dans les patterns de populations avec nos caractéristiques intellectuelles et émotionnelles ?

Y a-t-il mieux à faire que d’essayer de comprendre l’Univers et d’écrire des livres qui cherchent à exprimer cet autre pan d’humanité, celui qui collectivement tend à des formes de joies, à aller vers des avants fondamentaux, cérébraux et pertinents ? J’imagine…