Promenade dans une forêt exotique et dans quelques déserts

Je sors de chez moi dans une jungle humide. Hier, il faisait à peine douze degrés. Soudain il en fait presque trente et la pluie des dernières semaines est remontée du sol pour saturer l’air. Le vert m’assaille de toutes part comme un plongeon dans l’été. Immédiatement mon corps réagit comme si c’était le temps de l’étirement, de la lascivité, des départs sur de longues routes au bout du monde, bordées d’eaux et de villages. 

Hier, enfin j’ai fini par me sortir du décalage horaire que je traînais et qui me dégommait dans le sommeil le soir tombé. Jusqu’à une heure du matin, j’ai arpenté des déserts avec une antenne dans le coffre, essayé de poser ce sentiment de minéral absolu dans mon chapitre. Pour retrouver mes sensations, j’ai fouillé dans de vieilles pages, et j’ai retrouvé ceci. Je n’ai pas envie que O. soit injustement taxé de harcèlement ou autre non-#metoo-itude par les temps qui courent, alors ça ne finira pas dans mon texte. Mais je me disais : c’est dommage, parce que c’est exactement ça, notre relation. Le partage des aventures et des choses belles dans une telle convergence, que l’appel et la connexion transcendent tous les formats.

Henri Rousseau, Femme se promenant dans une forêt exotique, 1905, à la très bizarroïde Barnes Foundation, Philadelphie – à visiter absolument pour un shot d’art impressionniste et d’incongruités.

Les boulons impossibles à resserrer

En sortant du onsen, le cerveau vide, à attendre tranquillement que O. sorte du côté hommes, je découvrais ces lignes de Gracq, dans Lettrines. Plus tard, le dernier dimanche, sur le chemin de l’aéroport, je m’étais arrêtée à Hamariku-koen, et j’avais pris un matcha accompagné d’une sucrerie pour relire ces mêmes lignes – et le reste des pages aussi, d’ailleurs [Merci, J.].

Comme un organisme, un roman vit d’échanges multipliés : c’est le propos d’un des personnages qui fait descendre le crépuscule et la fraîcheur d’une matinée qui rend soudain l’héroïne digne d’amour. Et comme toute œuvre d’art, il vit d’une entrée en résonance universelle — son secret est la création d’un milieu homogène, d’un éther romanesque où baignent gens et choses et qui transmet les vibrations dans tous les sens.

— Julien Gracq, Lettrines, 1967

Quand je suis revenue et que j’ai vu mes chapitres 12 puis 9 se déposer comme des ailes qui se referment dans un bruissement et une herméticité parfaits, je repensais à ces lignes. Je disais à P. : « Il va falloir resserrer tous les boulons sur l’ensemble, car c’est exactement ce que je voudrais faire : que chaque mot, chaque phrase résonne avec le reste, que tout soit là pour une raison. Et l’iceberg précieux dans tout cela, c’est qu’il ne faut pas que ça se voie. Il faut que ça ait l’air de rien, qu’on ne remarque aucune des coutures, des boulons, que tout ait l’air d’un tenant sans qu’on ne s’y arrête. Il faut que les efforts soient invisibles. C’est ça, la force, la beauté, la puissance. »

Ensuite, je relis quelques bribes de mes premiers chapitres et je rigole de moi-même. Bien sûr, il y a trop de coutures, de boulons, de grossièreté pour que je n’arrive jamais à quelque chose d’aussi rond. Genre, « je vais faire comme Julien Gracq ». Mais LOL.

Hamariku-koen, Tokyo, avril 2024

Les nuits et les aubes d’écriture

Le chapitre 12, je l’ai écrit en deux traites : la première dans les quatorze heures d’avion de NYC vers Tokyo. La deuxième, à peine revenue en Pennsylvanie, au cours d’une nuit blanche, le décalage horaire aidant. Le premier jet était une trame assez sèche, et la nuit blanche y a dessiné tous les contours qui comptent. J’ai pu déposer la nourriture récente, tout ce qui avait compté les deux semaines qui précédaient.

J’écrivais pour moi-même en début de semaine : « C’est ça, qu’il faudrait que j’arrive à faire dans ce chapitre 9, à trouver ce que je voudrais faire vibrer. Ce qui importe et me nourrit dans le moment, et qui est intimement lié à la recherche. » Car ce chapitre 9 [celui que j’ai dû ré-écrire entièrement en prenant part à la Cancel Culture] me pourrissait la vie. Ça ne fonctionnait finalement pas ; le récit et le contexte que j’avais dessinés étaient artificiels.

Et puis j’ai fini par trouver. Je me suis rendue compte d’ailleurs que l’écriture s’accommode de tout à toute heure : dans mon canapé, mal installée, couverture en laine et ombre craquante des portes ouvertes sur les chambres des enfants, j’ai ré-écrit entièrement ce chapitre 9, deux aubes de suite, toujours décalée, à 4h du matin.

J’envoie tout le paquet à mon éditeur, j’ose lui lâcher cette bribe : « Je crois que je suis en train de voir le bout de ce truc, ça m’exalte et me terrifie. Bref. » Mon Dieu oui, je suis terrifiée… et exaltée ! J’ai trop peu dormi et l’estomac noué de cette chose qui est en train d’arriver, je ne mange plus. Tout à l’heure, en passant devant mon reflet dans la salle de bain, je découvre une femme affinée, les yeux immenses et aux pommettes rosies, comme si mon visage avait imprimé l’exaltation et s’était temporairement transmuté en celui d’une autre.

Les yeux d’Audrey Hepburn – loin de moi l’idée de me comparer à de tels yeux. Mais voilà peut-être le regard et le grain de l’aube.

The Tortured Poets Department

Pour faire semblant d’être moderne, et puisqu’elle est pennsylvanienne, j’écoute le nouvel album de Taylor Swift. Musicalement, même si c’est agréable, dans une certaine retenue et bien fait, on a un peu l’impression qu’on a écouté toutes ses chansons quand on en a écouté deux. Par contre, on a beau la fustiger parce qu’elle est devenue un phénomène mondial, on ne peut pas nier le viscéral et la poésie dans son texte.

You left your typewriter at my apartment
Straight from the tortured poets department
I think some things I never say
Like, “Who uses typewriters anyway?”
But you’re in self-sabotage mode
Throwing spikes down on the road
But I’ve seen this episode and still loved the show
Who else decodes you?
[…]

I laughed in your face and said
“You’re not Dylan Thomas, I’m not Patti Smith
This ain’t the Chelsea Hotel, we’rе modern idiots”

— Taylor Swift, The Tortured Poets Department, 2024

Chaque chanson est comme une petite nouvelle, et en quelques vers elle réussit à vous propulser dans le parfum entêtant de la scène et dans une émotion qui colle et qui racle. Il n’est question que de relations folles et impossibles, d’histoires avortées et tristes, et c’est beau. Je crois même que je suis envieuse – j’aurais aimé pouvoir les écrire, les lignes de cette chanson-là, pour l’usage des mots désuets et la diction qu’ils permettent, et si c’est issu d’un vécu… qui jamais laissera une machine à écrire chez moi, et à qui pourrais-je jamais dire : “You’re not Dylan Thomas, I’m not Patti Smith / This ain’t the Chelsea Hotel, we’rе modern idiots,” c’est juste magnifique.

Séduite aussi par le rythme punchy électro de I Can Do It With A Broken Heart, et le récit de la façade à afficher pour donner le change. Je crois que c’est probablement là que l’on peut mesurer sa force : quand on sait taire toute la merde et faire ce qu’il faut faire avec le sourire. Et l’un des story-tellings les plus touchants, c’est le moment où l’on dévoile l’arrière-scène, quand, après avoir justement brillé sans se morceler un seul instant, on confie au détour d’une chanson intimiste, avec dérision, qu’on en a chié jusqu’au sang.

Je salue qu’à de tels sommets, quand on fait la pluie et le beau temps politique et économique, avec une telle pression de réussite, les regards l’attendant au tournant, qu’on réussisse à sortir quelque chose d’aussi réel, qu’elle ait su garder sa saveur.

V. : la physique en partage

V., mon adorable et brillant V. que j’affectionne comme s’il y avait un lien de sang-intellectuel. C’est ainsi que ça doit être, le rapport entre ancienne directrice-ancien doctorant. Cette sensation d’avoir tant reçu-tant apporté, d’avoir su d’emblée qu’il me surpassait sur tant de coutures, et en même temps son regard et ses mots doux quand il me répète encore « C’est parce que j’ai été à bonne école ! »

Son discours pourtant mesuré, mais étayé et critique sur l’expérience neutrino phare en France, les dessous qu’il me conte, et puis la foi et la joie qu’il a à travailler sur le projet G. ; il me dit : « Attends, vous vous débrouillez super bien avec O. , et il y a plein de choses qui se passent et qui convergent en ce moment, c’est top ! » S’il savait, lui dis-je, ce qu’on essuie et qu’on éponge, et les hauts, les bas, et le nombre de personnes, y compris internes à la collaboration, qui pensent qu’on est des guignols…

De longues heures, nous parlons simulations neutrinos, nous parlons de ces curieux effets vus par M. dans les simulations de gerbes inclinées, les anneaux Cherenkov qui ne tombent pas aux bons endroits, les dépendances en fréquences… nous regardons les équations et échangeons nos interprétations.

Depuis toujours, alors que O. est dans le pragmatisme et la nécessité de trouver des méthodes pour faire fonctionner l’expérience – et il a bien raison –, V. et moi nous sommes retrouvés dans ce titillement de comprendre les effets physiques avec des équations. Je lui ressors des vieilles notes, des facteurs de boost avec des gradients de densité, et j’adore notre émerveillement partagé à sentir les bouts de physique se matérialiser entre nos doigts.

Quand il était venu dans mes bois en janvier, il s’était enthousiasmé sur les destins d’étoiles massives sur lesquels il préparait un cours. Je sortais de mon énième ré-écriture de mon chapitre Chandra, et quand j’avais évoqué mon émotion sur la masse de Chandrasekhar, son enthousiasme, la joie résonnante et presque romantique que j’avais trouvée chez lui m’avaient scotchée.

J’avais repéré chez V. le sens de la fabulation. Son manuscrit et sa soutenance de thèse contaient déjà une histoire, je savais déjà qu’il y avait chez lui, malgré et avec toute sa réserve, sa tendance à rougir, sa modestie absolue, et son sens de la collaboration et du service, sa gentillesse, son ouverture au monde et sa maturité extraordinaire, je savais qu’il avait la fibre du story-telling vis-à-vis de la science.

J’ai toujours eu la chance de tomber sur des doctorantes et doctorants passionnés, capables de rester des heures suspendus à leurs codes et calculs, à m’écouter parler science et stratégie, à déjeuner, prendre des cafés en causant physique sans jamais se lasser. Ils avaient chacun cet amour taré de la résolution du puzzle et une vision transportée de notre rôle dans l’Univers, une envie de comprendre et de faire briller la physique. Et la preuve que finalement le système n’est pas trop mal fait, c’est qu’ils ont tous trouvé une place dans la recherche.

À la fin de notre conversation, nos arguments taris, le plan de bataille décidé, je le retiens encore cinq minutes… et j’ai tant de mal… tant de mal à lui demander ce que je souhaite lui demander. Mon émotion et le fil quasi brisé de ma voix augure mal de ce que je vais devoir affronter lorsque mon livre sera sur la place publique. Je finis par lui dire après mille détours que j’écris un livre de science – ce sur quoi il s’enthousiasme – et si je peux le citer comme protagoniste. Car c’est une évidence finalement, comment parler de ce domaine et y esquisser quelques lignes de ma propre navigation sans parler de V., de C. ? (et en filigrane de K., de F., de S., M. … c’est grâce à eux que je me suis construite, je leur dois tant.)

C’est bien dommage que je n’aie pas le talent et la place pour rendre, dans ce livre du moins, la sensation de maille infinie qu’est ce domaine et ce métier. La façon dont les idées se construisent et mûrissent, entre rebonds, confiance et appréciation. Je déblatérais les propos que je tenais ici tout à l’heure à V., mais je n’avais même pas besoin de terminer mes phrases qu’il les menait au bout. C’est lui-même qui me dit, posé mais avec verve : « On n’a jamais fait des grandes découvertes en ayant peur de s’engager pleinement dans des choses nouvelles, en étant négatif sur les projets qui émergent, en ne faisant que des choses jalonnées et itératives. C’est pour ça que sur ** je n’y trouve pas mon compte, et que c’est beaucoup plus cool de travailler sur G. avec vous ! » Lorsque les jeunes que vous avez formés y croient encore plus fort que vous, c’est probablement que vous ne vous êtes pas trop trompé.

Pascale

Ai terminé au petit matin, à 4h30, cet étrange chapitre. Maintenant l’attente – de celui aux yeux bleus (mon éditeur) qui dira si oui ou non ce délire a sa place dans le livre. Je ne suis pas douée en attente, le manque de sommeil et l’anxiété m’alanguit, hérisse mon humeur.

Faire de la physique. Voilà ce qu’il faudrait. Devant la triste image qu’ont les gens de leadeuse organisée, inspirante et énergique, la seule réponse, finalement, plutôt que de m’en plaindre serait d’agir. Je n’ai pas envie d’être Jésus – mais respectée comme physicienne. Au demeurant, ils ont raison : il n’y a rien à respecter, puisque je ne calcule plus, ne code plus, et que, paraît-il, je ne comprends rien aux détails techniques de mon expérience.

Journée lente de Pâques toute consacrée aux garçons et à moi-même. Mes enfants sont formidables – je remarque qu’ils prennent soin de moi, de ma fatigue, de mon humeur changeante, ils boivent ce que je leur partage, et me fichent la paix. Ils ont tant de créativité en eux, à composer leur musique, écrire leur roman, à me dire : « Si je ne l’avais pas composé, mon morceau n’existerait pas, et je ne pourrais pas ressentir son émotion. C’est pour ça que je compose. » Je leur fais découvrir les dédales infinis de la bibliothèque universitaire, les rangées de livres à la Escher qui recèlent de trésors de la littérature française. Nous repartons avec Eluard, Verlaine, Duras et les essais de Gracq recommandés par J., dans un sac Monoprix qui me scie l’épaule.

Sur un banc, pendant que les garçons font des voltiges en trottinette, d’une traite je lis Le Vice-consul de Duras. Aspirée naturellement dans une continuité de langueur, oh le rythme chanté des phrases, chaque page comme un poème dur, et la triple couche d’ellipses sous la chaleur humide de Calcutta.

Hier soir, la dame kazakhe qui fait le ménage chez nous, nous avait invités à la pièce de Pâques de son église. Reconstitution de la Cène, trahison de Judas, crucifixion. C’est assez bien fait et j’écoute d’une oreille chaque apôtre conter son personnage, pendant que l’autre partie de mon cerveau songe à Feynman et aux ondes gravitationnelles. Le sermon final du prêtre, qui joue Judas, est hérissant (« Si vous sortez d’ici sans croire en Dieu, vous irez en enfer comme moi, Judas, et c’est horrible. »). Dans la voiture au retour, je fais mon propre sermon dégoulinant aux enfants, au son de Chopin par Martha Argerich.

« C’est vous qui décidez de ce que vous êtes, ce que vous faites, dans le flot des circonstances extérieures, malgré et grâce à la sérendipité de la vie, c’est à vous de construire ce qui vous semble juste. Vous déciderez si vous voulez croire en un dieu, si vous voulez être heureux, malheureux, de votre cheminement. Mais rien ne vous l’impose, c’est votre liberté. » Je doute qu’ils en comprennent grand chose, mais je leur dis tout de même, puisque je les ai bassinés avec Sartre et Beauvoir toute la semaine : « Je crois que ça ressemble à ça, l’existentialisme. »

À la fin de ce long week-end de quatre jours, douchés, nourris, chocolatés, nous sommes tous les trois très fatigués. Mais je crois très heureux.

Son : Frédéric Chopin, Prélude No. 6 in B Minor, in 24 Préludes, Op. 28, par Martha Argerich, 1986.

Leonardo da Vinci, Ultima Cena, 1494-1498, à l’église Santa Maria delle Grazie, Milano

Richard in love

Richard Feynman et son Surely You’re Joking Mr Feynman, est la raison principale pour laquelle j’ai choisi d’aller à Caltech pour mon postdoc. Mais on m’a raconté de drôles d’histoires à Caltech. Et Mme C. aussi, m’a raconté bien des choses. J’étais prête à le dépeindre comme un horrible womanizer dans mon chapitre – et je me décide tout de même à re-vérifier mes sources. Je tombe sur un article de Sotheby’s qui met en vente ses lettres d’amour à sa première femme. Son premier et grand amour, décédée à 25 ans de tuberculose, alors qu’il travaillait à Los Alamos sur le projet Manhattan. Jusqu’à la fin, aveuglé malgré son amour, ou par son amour, il lui aura écrit d’être plus « gentille », d’arrêter de pleurer et de se plaindre… Ce n’est que dans son avant-dernière lettre qu’il finit par comprendre.

My Wife:
I am always too slow. I always make you miserable by not understanding soon enough. I understand now. I’ll make you happy now.

I understand at last how sick you are. I understand that this is not the time to ask you to make any effort to be less of a bother to others. It is not the time to ask any effort at all from you. It is a time to comfort you as you wish to be comforted, not as I think you should wish to be comforted. It is a time to love you in any way that you wish. Whether it be by not seeing you, or by holding your hand, or whatever. […]

I will come this week and if you don’t want to bother to see me just tell the nurse. I will understand darling, I will. I will understand everything because I know now that you are too sick to explain anything. I need no explanations. I love you, I adore you, I shall serve you without question, but with understanding.

I am sorry to have failed you, not to have provided the pillar you need to lean upon. Now, I am a man upon whom you can rely, have trust, faith, that I will not make you unhappy any longer when you are so sick. Use me as you will. I am your husband.

I adore a great and patient woman. Forgive me for my slowness to understand. I am your husband. I love you.

— Lettre de Richard Feynman à Arline Feynman, 6 juin 1945

Sa femme Arline décède dix jours plus tard. Il raconte dans ses mémoires son périple pour arriver à son chevet depuis Los Alamos, après avoir crevé sur la route je ne sais combien de fois, quelques heures à peine avant la fin. Et c’est un mois plus tard que la première bombe atomique détonne dans le Nouveau Mexique.

Ensuite, pendant seize mois, Richard continue d’écrire à sa femme morte.

C’est bien plus intéressant ainsi, que d’étiqueter quelqu’un avec un hashtag #metoo, d’explorer sa complexité, son vécu, sa vie construite dans le flot sociétal.

Richard et Arline Feynman, au sanatorium d’Albuquerque

La chambre des cartes

Ka. m’écrit : « Cet univers qui te hante, il existe. C’est toi seule qui le crée. Il ne dépend de personne d’autre. »

Au moment où je prends la plume et que je m’engouffre dans les ruines de Sagra, les lagunes de Maremma, que je m’emmène chez Gracq, hors du temps et de l’espace, dans le vide intersidéral de cavités Fabry-Pérot, je sais que oui, cet univers existe et qu’en cet instant, il ne dépend que de moi.

L’émergence était belle. Les petites perturbations initiales qui se muent en de véritables créations parallèles, puis entrent en résonance les unes avec les autres, cette façon dont la musique et les mots se sont répondus. Chacun a pris un bout de craie et a tracé ses songes dans un décor, sans aucun support matériel, et sans possibilité d’interaction dans une quelconque réalité. Comme si nous nous étions rejoints dans une théorie mathématique.

Si les théories mathématiques sont immuables, si la suspension s’étire, merveilleuse et angoissante dans le Rivage des Syrtes sans jamais se rompre, je n’oublie pas que cette fabulation est mienne, profondément unilatérale et solitaire.

Son : Steven Gutheinz, Atlas, in Atlas, 2018

Carte d’Asie centrale avec annotations manuscrites de Jules Verne, 19ème siècle. Empruntée à la BnF, qui en illustre un propos de Julien Gracq.

11

J’ai bouffé des polys d’interférométrie, de nombreuses planches d’instrumentation, retracé les calculs de h, le terme de perturbation de la métrique de Minkowski. Les dernières semaines, Princeton, l’IAS, Chapel Hill, des univers sans mots, et un re-plongeon si perturbant, merveilleux et éthéré dans le Rivage des Syrtes, une bande son soigneusement sélectionnée. Je me suis dit : « Tout est prêt, maintenant il faut écrire. »

Ce vertige.

Coalescence d’étoiles à neutrons et les perturbations associées de l’espace-temps, sous forme d’ondes gravitationnelles.

Profession romancier

Au début de cette lecture, je trouvais Murakami faussement humble, trop japonais de sa génération, et je me disais que rien dans son processus d’écriture ne me parlait vraiment. Il le décrit comme un hasard, dit ne pas en souffrir, j’entends dans sa vision de l’écriture et de la vie cette façon si japonaise de ne pas s’appesantir sur le courant des choses, de laisser filer et de prendre sans trop questionner, et ne pas expliquer (悪いけど、しょうがない、頑張ろう). Et si j’apprécie cela dans une certaine mesure, je me dis que dans l’écriture, cela ne me suffit pas. Je ne sais pas si c’est une question de genre (h/f), mais dans mes oscillations hormonales et bipolaires, je me sens évidemment plus proche de Sylvia Plath, Nancy Huston, Marguerite Duras, qui écrivent comme si elles allaient en vivre ou en mourir…

Il y a tout de même ce chapitre sur la nourriture nécessaire pour écrire. Amusant : il y parle de Hemingway. Il y parle d’innombrables tiroirs où il stocke son matériel, au fil des journées et des contemplations. Et à la lecture de ces pages-là, je me dis : oui.

Alors, si vous aspirez à écrire un roman, regardez autour de vous avec le plus d’attention possible. Telle est ma conclusion aujourd’hui. Le monde peut paraître ennuyeux mais, en réalité, il est plein de pierres précieuses brutes, fascinantes et énigmatiques. Les écrivains possèdent un œil particulier qui leur permet de découvrir ces merveilles. Et ce qu’il y a de fantastique, c’est qu’elles ne coûtent rien. Si vous avez un regard acéré, ces joyaux, vous pourrez en choisir autant que vous le souhaiterez, en récolter autant que vous le voudrez. Il n’y a pas de plus beau métier, vous ne croyez pas ?

— Haruki Murakami, Profession écrivain, 2015 (traduction Hélène Morita)

« Il n’y a pas de plus beau métier, vous ne croyez pas ? » Je crois qu’il y en a un autre qui arrive au même rang : celui de chercheur. Pareil, il crée une description du monde à partir de l’observation et de la digestion de l’esprit. De façon différente, il permet de tendre collectivement vers la construction de la Science. Ce dont on ne se rend pas toujours compte, c’est que l’un répond intimement à l’autre, à chaque instant. La Science ne servirait à rien si nous ne la fabulions pas, et si elle n’était pas contée dans sa création. L’écriture ne survivrait pas sans l’élan humain sous-jacent qui nous pousse à comprendre le monde par une méthode scientifique.

Note : Depuis tous ces derniers mois où je lis et écris de façon quasi-compulsive, j’ai pris l’habitude de venir énoncer ici des inepties pseudo-philosophiques. Je m’auto-fatigue moi-même. J’imagine qu’il faudrait plutôt adopter l’attitude japonaise et être un peu plus humble dans ma non-compréhension infinie de ce monde. Regarder, contempler au mieux, et poser sur du papier ce qui m’apparaît, sans interprétation ni analyse.