Sibelius dans la forêt enneigée

Il a neigé vingt heures d’affilée, et au matin le silence. Les enfants poussent des cris de chiots quand je leur propose d’enfiler leurs combinaisons. Je dégage la voiture ensevelie. À dix minutes de route, on enfonce nos bottes sur les traces d’une petite rivière. Il n’y a personne. Sous la neige, il m’apparaît soudain clairement à quel point la forêt pennsylvanienne est différente des européennes. L’implantation ? La verticalité des arbres ? La couleur de leurs troncs et des feuillages persistants au vert percutant ?

Sur le chemin du retour, comme nous sommes seuls et que le paysage l’appelle, je dégaine le quatrième mouvement de la Symphonie No. 6 de Sibelius. J’en fais profiter les animaux féeriques et la flore au repos. Et mes enfants.

Juste avant la cinquième minute, je m’arrête de marcher. Le son de l’eau. La forêt habillée. Le froid au bout des orteils. Quand la harpe surgit, pendant quelques secondes, il n’y a plus qu’une noyade parmi les particules de l’Univers. Et en rouvrant les paupières, la larme au coin de celle de A.

Dans l’après-midi, je sirote mon Earl Grey, je remplis des fiches Excel, et j’écoute perler les notes de piano, le rythme de l’eau goutte à goutte et le sentiment de blanc nostalgique : A. compose son morceau de l’hiver.

[C’est donc pour ça que j’ai fait des enfants – pour résonner ensemble la première fois que je pleure en lisant Electre, et la première fois que j’écoute Sibelius dans la forêt silencieuse, au lendemain de la tempête de neige.]

Son : Jean Sibelius, Symphony No. 6 in D minor, Op. 104: 4. Allegro molto, Wiener Philharmoniker dirigé par Lorin Maazel, 1991.

Forêt pennsylvanienne, janvier 2024 © Electre

Post-Chapter 2

Je passe les premières nuits de l’année dans un exercice singulier, à éditer-vivre mentalement une promenade parisienne chatoyante, à partir de faits réels. Transposer le partenaire, ajuster les détails croustillants qui permettent l’unité, dérouler une conversation fictive où la science est centrale, sur une trame d’amitié profonde. Vers trois heures du matin, j’atteins enfin le bout de mon excursion cérébrale, pose les deux dernières phrases de mon chapitre avec le sentiment – souvent faux, issu de l’hallucination – d’une haute perfection. Et je m’enfonce dans le sommeil.

Dix heures plus tard, je sors d’un tunnel sans rêve. Hagarde, je m’habille, sors de chez moi, une lumière semi-divine rase les maisons de bois américaines. J’observe mon allée qui a curieusement changé ; tout a changé, au cours de la nuit. Je parcours avec suspicion le chemin jusqu’à mon café. Je vois bien qu’une multitude de petits détails diffèrent. L’angle de retombée des branches de ce buisson, la hauteur entre les pavés du trottoir, le parfum sans tain de l’air. Je suis persuadée que j’ai traversé quelque singularité et que je suis dans un monde parallèle.

Une réalité, elle aussi hautement inhabituelle, mais la réalité, atterrit dans mon champ, dans un tourbillon de poussières. Un bras mécanique sort de la soucoupe, cueille ce qui restait de mon existence physique, me ramène sur Terre séance tenante, pour que je puisse m’agiter, bouger les bras, houspiller et même enfoncer ma carrosserie dans un poteau à reculons.

J’ai laissé dans l’autre monde un paquet de neurones, ceux qui scintillaient, mais enveloppés dans un linge de torpeur. Le bras mécanique a dû croire à un déchet, l’intelligence artificielle a encore des progrès à faire.

Walt Disney Pictures, Wall-E, 2008

2023

2023 finalement se résume en un mot : écriture. Dans cette renaissance, une maille de particules scintillantes m’a connectée à tout. L’écriture a modifié mon approche au monde, aux personnes, à la chercheuse que je suis, la mère que je n’aspire pas à être, et a provoqué la profusion de nourritures humaines.

Je ne pense pas qu’il soit possible de vivre éternellement avec ce rythme-là, cette folie-là implantée dans le crâne, dans une semi-exaltation sur 70% de l’année. Impossible de continuer à mener tant de vies parallèles, tout en secouant violemment les âmes que je croise – qui ont pour l’instant, souvent, la bonté et l’élégance de me remercier de le faire.

Mais ce qui me donne de l’espoir, c’est que lorsque la nouvelle année s’ouvre et que je serre les dents pour encaisser la tempête de travail qui s’annonce, il y a en ligne de base, en mon sein, une grande paix. La grande paix d’être.

Et peut-être qu’avec cette quiétude-là, je réussirai à mener la barque de ma folie en 2024, j’ai encore envie d’être surprise, tous les jours, à chaque instant, encore envie de m’arrêter dans mon quotidien, de vous croiser, de partager, de m’émerveiller et de venir écrire ici avec mon ridicule enthousiasme : « Ma vie est un roman. »

Gesine Arps, Cammino sul raggio di luce, 2022/23

La maison au bord du lac

Un soir, sur un de mes coups de tête tarés-mais-maîtrisés, j’ai loué une maison en surplomb d’un lac, à Cambridge, Ontario, parce que pourquoi pas. Je me disais que les enfants pourraient jouer dehors et que j’écrirais mon livre en regardant les reflets. Le lendemain matin, nous avons pris la route.

Pendant six heures, les fermes et granges pennsylvaniennes, new yorkaises et canadiennes se succédaient dans leur désolation hivernale, une lumière lugubre dans le déclin. Six heures dans une semi-conscience, entourée de fantômes.

À l’arrivée, la maison est parfaite. La lune dépose d’entre les arbres une lueur fantasmagorique. L’eau semble briller dans la nuit.

Cette nuit-là, je la passe en semi-transe dans la véranda avec mon gros manteau d’hiver, les doigts gelés, à noter tous les délires mentaux de la route. Je suis au cœur d’un champ de bataille, à me noyer dans des transcriptions de lettres, d’équations, de vers, faustiens, nervaliens, schwarzschildiens, einsteiniens.

Cambridge, Ontario, décembre 2023

C’est étrange et enivrant, cette liberté acquise au fil de années, qui me permet de vivre la vie que j’entends en naviguant dans une forêts de contraintes. Soudain il me revient l’un de mes premiers amours lycéens, cette pièce si puissante de Robert Bolt, A Man for All Seasons, où Sir Thomas More explique à son gendre le pouvoir salutaire des lois des hommes :

“Oh? And when the last law was down, and the Devil turned ’round on you, where would you hide, Roper, the laws all being flat? This country is planted thick with laws, from coast to coast, Man’s laws, not God’s! And if you cut them down, and you’re just the man to do it, do you really think you could stand upright in the winds that would blow then? Yes, I’d give the Devil benefit of law, for my own safety’s sake!”

— Robert Bolt, A Man for All Seasons, 1960

J’admets que le parallèle est un peu flottant [d’autant que Sir Thomas More, lui, finit décapité], mais je sais aussi mes forêts de contraintes quotidiennes nécessaires et salvatrices. Ce sont elles qui construisent l’équilibre et la justesse de ma vie, comme les lois la société. Cela n’empêche pas, entre les arbres, de se perdre dans les cabanes de sorcières, de connaître tous les chemins de traverse pour accéder aux clairières enchantées, mais toujours protégée par la solide forêt du fondamental.

Faust et Jane Austen sur une friche radioactive

Son – nécessaire pour avoir l’intégralité de l’expérience sensorielle : Taylor Scott Davis, Magnificat: III. Et Misericordia, suivi de IV. Deposuit, VOCES8 Foundation Choir & Orchestra, 2023

Doucement, les flocons viennent se déposer sur l’étendue bleutée, grise, désolée. Au cœur de cette friche radioactive, une tâche orangée : la petite cheminée en pierre de taille et ses flammes dansantes, le fauteuil Régence encadré de bois sombre, le tapis de laine aux motifs floraux, le buffet en noyer avec ses cabinets vitrés. Et – comme la vie est étrange – je suis en compagnie de Faust.

Mon Cosmic Rays and Particle Physics de Gaisser a depuis longtemps chu par terre, mais Faust m’assure qu’il ne s’est pas abîmé – le tapis aura amorti la chute. Je ne sais pas combien de temps nous restons ainsi, suspendus dans les flocons, les flammes et la radioactivité ; à converser dans l’inconfort de ce sofa anglais. Quand la scène se met en mouvement et que le déroulé s’accélère, j’écris hâtivement :
« C’est le moment où le buffet bascule et que toute la porcelaine tombe en éclatant sur le sol. »
Il rit : « D’accord. Il va falloir s’en occuper. »
Et moi : « J’espère que mon livre n’est pas abîmé, c’est l’exemplaire de la bibliothèque. 
— Ne t’inquiète pas. Il est intact, avec toutes ses équations. »

Je contemple la scène, la friche bleutée à perte de vue, à mes pieds le verre et la porcelaine brisés, le reflet des flammes dans le satin de ma robe, le reflet des flammes dans ses yeux. J’écris : « J’ai l’impression d’être dans un livre de Jane Austen. » Faust s’enquiert : « Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? »

Dans ma cuisine pennsylvanienne, K. me demande de lui faire un tatouage de bonhomme de neige. Sur le plan de travail, mon Gaisser est ouvert à la page 113, « Cascade equations ». Je ne l’ai pas refermé quand on m’a enjoint de le faire. Je mouille le bras de K. et surmonte le bonhomme d’une étoile d’or. Je me dis confusément : « Oh mon Dieu, je suis en train de vivre-écrire un roman de Jane Austen, avec Faust, au milieu d’une friche radioactive. »

Je retourne brièvement au pied de la cheminée crépitante. Faust est toujours là. Cette présence certaine, rassurante, la chaleur enveloppante au cœur de l’hiver. J’écris : « C’est fabuleux, bien entendu. »

Caspar David Friedrich, Klosterruine Oybin (Der Träumer), huile sur toile, circa 1835.

Lumière !

Zao Wou-Ki, Ciel – 12.01.2004, 2004, Huile sur toile, 250 x 195 cm, Collection particulière.

Je rentre dans les rues gelées, je suis épuisée, comme si l’épuisement des autres finissait par m’écraser, épuisée physiquement, mentalement, je cherche à m’accrocher à ce qui a du sens : ces colonnes de densité, les processus de perte d’énergie, les termes sources que j’ai griffonnés sur un papier dont il faudrait calculer l’intégrale. Je me sens très rouillée dans la physique mais ce fil-là est salvateur. Je suis au milieu du naufrage familial, des mails de l’école encore, dans des complexités et tristesses ambiantes. Je suis prête à me laisser couler, à arrêter de surnager, laisser filer la lumière. J’écoute le Requiem de Fauré du début à la fin – c’est si pur mais ça n’aide pas.

Et soudain, ce message qui surgit comme un sursaut gamma : « Quel feu d’artifice cette avalanche de billets sur ton carnet aujourd’hui ! J’espère que tes autres lecteurs apprécient autant que moi l’éblouissement que créent toutes ces touches de couleurs illustrant ton chemin dans la vie. Merci ! »

De quoi me figer au milieu de la rue gelée. Gelée. Mais si brûlante de l’intérieur. Je ne sais pas s’il est même possible d’expliquer l’effet que fait un tel regard, une telle lecture et un tel retour sur mes textes. C’est comme si, dans ce partage et cette résonance, en cet instant-là, mon existence prenait tout son sens. Comme si je pouvais maintenant mourir car mon but était atteint. J’aurai écrit et j’aurai été lue. Que demander de plus ? L’ai-je seulement mérité ? Non. Et pourtant je suis là, alors il faut faire, être, écrire encore mieux. Continuer à vivre et à aller vers les lumières. Je ne me trompe pas de direction, je crois.

Son : Le leitmotiv de la journée, impossible de s’en lasser, toujours la même grâce avec Gabriel Fauré, Requiem, Op. 48 : VII In Paradisum, 1890, Paavo Järvi, Orchestre de Paris (2011).

Tous les sursauts gamma de l’Univers et le rayon luminaires du Target

Pour ne pas terminer la journée sur une note trop sombre –l’ombre, j’ai décidé d’arrêter pour le moment, rien de tel que la lumière, et s’il faut j’achèterai tous les sursauts gamma de l’Univers et le rayon luminaires du Target pour éclairer cette vie. Pour terminer ma journée sur une note lumineuse, disais-je donc, deux remarques :

  1. Cette angoisse associée à A., et les crises d’angoisses de l’été dernier, les ombres associées à ma vie quotidienne et familiale, plus rien ne semble m’empêcher d’écrire. Rien ne m’assèche, bien au contraire. Chaque chose qui m’arrive, chaque chose qui me travaille, tout pousse et dégouline au bout de mes doigts, comme autant de mauvaises herbes ou de jus de chaussette. Plus j’écris, plus la gymnastique des mots se développe, et plus j’ai besoin d’écrire. Je n’ai jamais été aussi persuadée qu’écrire est mon essence.
  2. Mais j’ai fini par comprendre que la science m’est aussi nécessaire, car elle allume une partie différente de mon cerveau. Elle m’apporte l’équilibre parfait, me permet de funambuler entre jubilation et respiration. Et je ne crois pas avoir pris le temps de conclure ici, bien que cela fait quelques mois : cette crise existentielle de la quarantaine est terminée. Mieux : elle a abouti.

À tous ceux qui m’ont ramassée à la petite cuillère, qui m’ont écoutée ou lue – y compris ici – rabâcher encore et encore les mêmes inepties lourdes, sans fond et sans sens, à ceux qui m’ont nourrie dans mes errances et m’ont accompagnée avec tant d’amitié, de constance et d’amour – merci.

Son : Heather Nova, London Rain (Nothing Heals Me Like You Do), 1998.

Se nourrir, encore et encore

Décembre 2023, dans une cuisine pennsylvanienne.

L’Amérique finit, je crois, de me rendre encore plus snob et élitiste. Le programme scolaire sans littérature, sans Histoire, sans cette veine culturelle qui court si fort en France me laisse dubitative. Comment peut-on laisser nos enfants passer à côté de ce que l’Humanité a fait de plus inutilement fondamental, de plus merveilleusement juste ? Comment peut-on se construire dans le monde actuel sans s’être fait conter les racines de notre ancienneté ?

Lorsque les petits esprits sont éteints dans leurs lits, je m’entoure de bougies, de tous les livres que je grignote, d’Earl Grey, d’alfajores qui font des miettes, je m’enveloppe de Stacey Kent et d’un plaid en laine ; et je savoure pleinement, comme rarement, d’avoir grandi dans l’élitisme français. Qu’on nous ai fait bouffer La Princesse de Clèves, Apollinaire, et des milliers de pages depuis les Pyramides jusqu’à la guerre froide.

O. au dîner l’autre soir m’a prise de court en faisant une blague sur Cassandre, puis en me sortant sa généalogie complète. Lorsque je lui lance : « La guerre de Troie n’aura pas lieu » il me répond du tac-au-tac : « Giraudoux ». Puis « Je suis en plein dans la mythologie grecque, j’adore ça, » et moi dans une surexcitation que je voile avec un ton docte idiot : « Oui, c’est d’une complexité et tellement actuel. Quand on lit ça, on voit que l’Humanité a à peine évolué. » Évidemment, O. ne sait pas que je m’appelle Electre.

En passant dans le bureau de Pa., je me suis retrouvée avec deux livres de Maxence Fermine dans les bras : « J’ai lu ces bouquins, ça m’a fait penser à toi. Pas besoin de me les rendre, je te les offre. » 

J’aime l’idée que l’on pense à quelqu’un en terme de livre, de musique, d’art en général ; lorsque l’âme a débordé et que l’artiste en a fait quelque chose, que nous puissions nous y identifier ou y trouver le reflet d’êtres chers. Mais pour cet exercice-là, il faut se nourrir, encore et encore, commencer au berceau, et ne jamais s’arrêter d’absorber ce qui a été créé.

Coriolis Night

Je lui avais proposé : « Retrouvons-nous sur la tombe du physicien qui a théorisé la force fictive, qui est, avec les rayons cosmiques, un ingrédient moteur de la dynamo galactique. »

C’est un jour parisien froid et blanc. Je l’entends arriver, ses pas sans hâte, presque hésitants, sur les feuilles humides. J’étais alors assise sur la stèle voisine, les doigts gelés sur mon laptop, en train de terminer mes transparents pour le grand oral de mon projet devant le laboratoire.

Les quinze heures suivantes sont suspendues, quelque part entre la science et la vie. Le temps de parler particules, la nuit est tombée, transformant mon bureau en un havre de bois doré ; dans la pénombre, nous nous faufilons dans les murs imposants de l’Observatoire, dans la salle Cassini qui égrène le temps.

Vers une heure du matin, nous quittons l’Ile Saint-Louis, et j’avise sur notre gauche le quai de la Tournelle. J’y ai passé plusieurs nuits ces derniers temps, à regarder en boucle la plus belle scène de l’histoire du cinéma. Je l’entraîne : « Viens, descendons là ! » Le quai a exactement la lumière du film : l’or, le cuivre ; et Paris nous entoure, noire et élégante, Notre-Dame brille dans ses échafaudages. Sur cette plateforme de danse, lisse et régulière, dans ses pierres orangées – je monologue, transportée, bien emmitouflée dans mes bottes, mes bas en cachemire, mon manteau cintré, les mains brûlantes. Je raconte la scène : Goldie Hawn en apesanteur, Woody Allen dans sa maladresse touchante, la perfection, et comment là-dessus je viens greffer la description du moment angulaire, du mécanisme d’accrétion et d’éjection, et que mon éditeur m’a dit que ça fonctionnait… Je parle, je parle, et un moment, je m’arrête, parce que je m’aperçois que tout s’est arrêté.

A. m’interjecte, la curiosité fusant de tous ses yeux et ses lèvres :
« Et ensuite ??
— Mais ensuite rien. Enfin, si, tout. Mais pas comme il se passerait entre deux êtres lambda. Simplement ce moment parfait, magique. »

Ma soeur rit : « Pfff… ta vie, c’est vraiment un film ! »
L. me dit tendrement : « Ta vie est un roman, ma chérie. »
Je leur réponds que oui, tellement, et j’aimerais que ça ne s’arrête jamais.

Son et image : Woody Allen, Everyone Says I Love You, 1996, extrait de la scène finale.