Pour continuer dans la thématique de connaître quelqu’un :
– Tant mieux si l’on ne peut jamais dire en toute certitude : Voici Arsène Lupin. L’essentiel est qu’on dise sans crainte d’erreur : Arsène Lupin a fait cela.
— Arsène Lupin, dans L’arrestation d’Arsène Lupin, Maurice Leblanc, 1905
Les petits-déjeuners en tête-à-tête avec R. à Malargüe, dans le bleu grisé du ciel et le crissant du sable.
Je posais devant moi une tasse de mauvais café et un demi gâteau – « tu ne manges rien, » il se moquait gentiment.
Gentil. Il y avait tant de gentillesse dans son regard, et puis : le désarroi, la souffrance de ces situations impossibles qui ne se résolvent ni avec des équations, ni avec de la stratégie, et encore moins avec du bon sens.
R., ce soir je pense à toi. Je pense aussi à T. devant son whisky et sa détresse quand elle les a enfin couchés. Je pense à ma sœur au moment où elle claque le coffre de sa voiture. Je pense à Pa. quand il réserve deux billets d’avion pour le Cameroun, dont un seul aller-retour.
La violence infinie et le reflet de sa propre inhumanité dans l’inhumanité, en multi-messagers, sons et lumières.
Je me dis : je n’ai pas à accepter ça. Si c’était un collègue, il suffirait d’arrêter de collaborer. Si c’était un ami, d’arrêter de le fréquenter. Si c’était un compagnon, se séparer. Mais si c’est votre enfant ?
Comme R., comme T., comme ma sœur, comme Pa., nous fermons au matin à double tour la porte de la maison et partons. Le travail : le refuge de la normalité apparente, cette glu sociétale qui rassemble les morceaux d’un soi éclaté – usé.
Son : pas forcément très fan de Ludovico Einaudi, un peu trop ritournelle même sous couvert de musique minimaliste, mais il se trouve que c’était une de mes bandes son en Argentine, et la couleur y est. Ludovico Einaudi, Una Mattina, in Una Mattina, 2004.
Welcome back to Paris, probablement. Ou bien : Welcome back to real life?
Tout me bouffe. Je me laisse bouffer par tout. Il y a trop d’interactions, le social m’épuise. Je tiens les clés de trop de choses, des résultats scientifiques pour lesquels il faut se battre, toujours les montagnes russes de la collaboration G., comme une marmite qui bout et qui déborde autour d’individus.
Je suis incomplète : en partant dans les bois, j’avais mis du temps à translater l’entièreté de moi-même ; ici, c’est pareil, j’ai laissé une partie de mon cerveau en Pennsylvanie. Je me sens limitée cérébralement – je crois que P. est dans le même état. Nous sommes un couple de zombies qui nous sommes coulés dans une vie obsolète, alors que tout en nous est modifié. Nous n’avons pas encore trouvé comment vivre ici.
*Kurt Gödel : logicien, mathématicien et philosophe autrichien, dont le résultat le plus connu est le théorème d’incomplétude de Gödel. Wikipédia [ne me demandez pas d’expliquer] : « Le théorème d’incomplétude de Gödel affirme que n’importe quel système logique suffisamment puissant pour décrire l’arithmétique des entiers admet des propositions sur les nombres entiers ne pouvant être ni infirmées ni confirmées à partir des axiomes de la théorie. Ces propositions sont qualifiées d’indécidables. »
Son : Massive Attack, Teardrop, in Mezzanine, 1998
K. s’exclame : On dirait des châteaux. Châteaux-falaises blancs dressés en enfilade à perte de vue, jusqu’à l’horizon où l’eau crayeuse et le ciel se rejoignent. Le duvet de l’herbe en coulures vertes battues par le vent. L’errance iodée de l’eau et l’éclaboussure entre les virgules pâmées des goélands argentés. La lumière, quand elle se pose, celle des tableaux. Pays de Caux, immuable et à l’érosion certaine.
Et juste comme je termine d’esquisser ces lignes, A. vole à l’arrachée un galet à K., le balance dans la Manche provoquant larmes, drames et impertinences hérissants – qui me rappellent combien A. a le don d’éclater en miettes mes madeleines les plus apaisantes.
14/08/24. Nancy. J’ai déposé mes enfants – merveilleux – à Strasbourg ce matin. Dans les trains successifs, je continue à corriger mes chapitres, envoyés par rafales par mon éditeur. Je ne suis pas impressionnée par cette ville de l’Est, ni par sa place Stanislas, ni par ses rues un peu quelconques. Mais le médecin que je suis venue consulter pose une veine solide et apaisée dans mon cerveau limbique. À l’hôtel Mercure près de la gare, je m’installe pour une visio importante avec l’autre bout du monde, et c’est la suite des apaisements, des confirmations. Le soir, rentrée chez moi, après une dernière réunion tardive depuis ma chambre, je daigne enfin tâter tout ce qui m’entoure, et pousser ce petit soupir, ce souffle de la vie : oui, tout est encore là, la furie des éléments n’a pas balayé mes constructions, oui nous sommes solides, nous sommes là, debout, et parfois le navire tangue, mais nous ne perdons ni le cap, ni nos soutiens.
Rue royale : beaucoup de monde, mais la suite est fluide. Obélisque et fontaines vert de gris Blocs d’arènes dressées, géantes, greco-romaines, métalliques emballées de couleurs vives-pastels. S’être dit : où avons-nous assez de surface libre au cœur de la ville ? Et de réquisitionner la place de la Concorde et des ponts et des boulevards d’y monter des parcs surréalistes dans lesquels on se balade et on grimpe comme dans une animation 2D qui prend corps en 3D Et on crie : Al-leez leees Bleus !! en tapant des mains et des pieds en zyeutant la tour Eiffel, les Invalides, Montparnasse et la pierre blanche des palais de la place Les ballons pleuvent dans le panier, quelle euphorie collective Recette universelle, prenante et enthousiasmante, que celle du pain et des jeux.
Strasbourg, nous cherchons les maisons de sorcières avec les enfants. La forêt noire, c’est une version plus sombre de la Pennsylvanie, vallonnée, boisée, mais avec des ruines de châteaux en pierres roses qui guettent les chevaliers de cuir et de fer depuis des siècles. L’harmonie entre les cousins quand ils jouent aux échecs, au foot, et un concert clarinette-piano – entre adultes quand on se lance au milieu de la nuit dans des jeux de cartes et de société, le goût alsacien des repas, ces plaisirs familiaux réconfortants car constants dans le temps et nos évolutions. Rassurant car constants en moi, cette facette que rarement je dégaine, mais toujours là, socle et disjointure.
Son : quelque chose de so 1998, et qui n’a rien à voir avec cette esquisse alsacienne, mais tout à voir avec les socles, avec K’s Choice, Believe, in Cocoon Crash.
Quand j’ai entendu le French Cancan, je me suis dit : « Et voilà, on est dans le kitsch, » et je suis retournée à la fiche d’évaluation de mon stagiaire. Et puis P. m’a dit : « En fait, ça a de la gueule. » Alors je suis arrivée juste à temps pour voir la flamme dévaler les coulisses du Châtelet, sur les airs de ma (troisième) comédie musicale préférée, celle qui m’a propulsée dès six ans dans l’Histoire française, la narration et la misère hugolienne.
Et d’un coup, les fenêtres de la Conciergerie ornées de Marie-Antoinette décapitées, les giclées de flammes et de sang en longs rubans, métallique comme la musique, et Carmen qui vogue dans tout cela sur Fluctuat nec mergitur, le gore lyrique et rouge vif, je ne m’attendais pas à ce degré d’intensité ce soir.
Aya Nakamura plaquée or qui chante Djadja accompagnée de la garde républicaine en uniforme, tant de pluie, de pluie, la porteuse de parapluie – si française – derrière Tony Estanguet – si français.
Hier je voulais aller au bord de la Seine avec M. mais tout était bloqué, la ville tranchée en deux par son cœur ; et c’est donc qu’elle se préparait à battre et à pulser sa lumière. Cet impossible spectacle, à l’échelle d’une ville, quand l’ensemble d’une capitale se transforme en art, en sensations et en messages… Du pain et des jeux, pense la cynique en moi, mais je préfère l’émotion au cynisme : la littérature à la BnF, deux Simone sur la Seine, Philippe Katerine, la scène/théâtre/musique modernes et audacieux, l’inclusivité, les belles valeurs tailladées sur l’écran, on aimerait toujours se rappeler que ce sont elles, les véritables facettes de la France, le temps d’un soir, offertes et partagées au monde.
J’envoie cette ligne à pas mal de monde, à qui voudra bien partager cette petite joie, au premier matin décalée où je sors dans les rues de ma ville de banlieue, dans la lumière fraîche estivale, je vais acheter des fromages et des pains au chocolat à la boulangerie… C’est bien, tout est là, immuable, les vieilles pierres, les rues étroites, et surtout dans notre maison, l’odeur des murs épais et du bois, des tomettes anciennes, une odeur de bonheur qui imprègne nos chambres, le goût de l’eau, les enfants sont fous de retrouver tous leurs jouets oubliés, nous nous attaquons aux cartons, au jardin envahi d’origan, de roses, de glycine, de lierre et d’abeilles, qui ressemble à celui secret de Hogson Burnett. Plus tard, quand je retrouve mon laboratoire et ses occupants, les bras et épaules tendrement serrés, les regards et les petites conversations entre les portes, les planches de charcuterie partagées à l’apéro, et la vie partagée, nous parlons gamins, flamme olympique, éclipse, formation stellaire dans les galaxies, H. et Y. s’empaillent sur des interprétations d’articles, et Pa. me conte les manigances avec l’Observatoire. C’est l’été, le doux moment du ralenti français, le temps de la respiration, de l’inspiration. J’ai l’impression de retrouver une place, ma place – oh je ne me fais pas d’illusion, ça durera un temps seulement – ça ne me ressemble tellement pas, et c’est très, très agréable.