La lanterne

La veille du départ, je relisais des pages sur la bipolarité. Intéressant, toujours de me rappeler mon portrait clinique et ce que sous-tend mon état. Je repensais à ce que me disait X. sur les cycles de son ex-femme, un descriptif très juste des manies, des dépressions et des risques. C’est quasiment le premier facteur de suicide dans le monde, me faisait-il remarquer.

Dans ces zones sombres jouxtant l’angoisse, je sais pertinemment la présence de cette option : le suicide. C’est hautement dérangeant, terrifiant et d’une douleur insupportable, cet endroit mental où le contrôle m’échappe, où je suis gouvernée et ballottée dans d’autres logiques que les miennes. Et c’est cela qui est effrayant : à ces moments-là, ce n’est pas que je contemple le suicide de façon dramatique, raisonnée, romancée, ou même comme une fin possible. Ce n’est pas que j’y songe. C’est que l’idée est quelque part, comme une lanterne qui s’est allumée, et si elle venait à entrer en contact, je ne sais simplement pas ce qui se passerait.

Vincent van Gogh, Nuit étoilée, 1889

Le dernier road-trip

La logistique voulait que nous roulions jusqu’à Chicago pour prendre notre dernier vol transatlantique. La symbolique s’y prêtait bien aussi. Huit valises à l’aller, nous rentrons avec douze. La proportion est probablement en adéquation avec la symbolique également.

La route : les Appalaches verdoyantes, infranchissables avec les caravanes à l’époque des colons, Pittsburgh, les fleuves et les passés industriels entre les forêts, le long de Detroit, puis les plaines interminables dans un coucher de soleil aux couleurs de synthèse. Dans l’Indiana, un Inn secret à l’abri du feuillage, le long des rails et de pistes boisées – les dunes de sable au matin éclatant, coulant sous les pieds, et les enfants s’éclaboussant dans l’eau limpide du lac Michigan. Les aciers aliénants du sud de Chicago, puis l’apparition de notre skyline préférée sur le Lake Shore Drive. Nous nous sommes arrêtés au bean, prendre de l’énergie holomorphique à Anish Kapoor, et zou, dans les bouchons jusqu’à O’Hare. Évidemment.

Indiana Dunes, Indiana, juillet 2024

Détente adiabatique

Fébrile, je ne dors pas assez, je bois trop de café, je me prends la tête dans des calculs, mais aussi, il fait 33 degrés et 80% d’humidité, la clim de notre maison est cassée depuis trois jours, et j’erre avec les enfants de bibliothèque en café bobo climatisé.

Puis soudain l’orage. 夕立 (yuudachi) : j’offre ce mot aux garçons, c’est un mot de l’été.

Et ce souffle froid en une caresse tendre qui entre par bouffées avec le soir. J’ai ouvert grand toutes les fenêtres à guillotine, je m’assois par terre sur le parquet de ma chambre. K. est tombé de sommeil comme une petite mouche terrassée par la chaleur.

Fébrile, mais tendant vers l’apaisement par la chute de température et les interactions des derniers jours. Je récapitule, des choses douces, et cette confiance simple, même lorsqu’on parle de problèmes complexes, P., N., S., J., R., M., L., K., Da., O., toutes les lettres de l’alphabet, la famille, les collègues, une future femme de ménage, tant de belles personnes, dans des séries de conversations où nous échangeons avec tant d’intelligence et d’amitié. Merci.

Son : Léo Delibes, Duo des fleurs, dans l’incontournable version de Natalie Dessay et Delphine Haidan, Orchestre du Capitole de Toulouse dirigé par Michel Plasson, 1998

Ando Hiroshige, 大はしあたけの夕立 (Oohashi atakeno yuudachi, Sous une averse soudaine), 1857

La France comme un système de Vlasov-Poisson

Crouseilles et al., in “Asymptotic Preserving schemes for highly oscillatory Vlasov–Poisson equations”, J. of Comp. Phys., Vol. 248, 2013

Le soulagement. Le sursis ? Combien d’années encore de soupçon de bon sens ? Les cycles et les Histoires se rompent-ils ou sont-ils des fatalités, la psychohistoire d’Asimov, des équations implémentées dans les patterns de populations avec nos caractéristiques intellectuelles et émotionnelles ?

Y a-t-il mieux à faire que d’essayer de comprendre l’Univers et d’écrire des livres qui cherchent à exprimer cet autre pan d’humanité, celui qui collectivement tend à des formes de joies, à aller vers des avants fondamentaux, cérébraux et pertinents ? J’imagine…

Suavités

Assommante chaleur humide et collines appalachiennes éclatantes d’été vert sombre.
Nous cueillons des pêches bien mûres dans les vergers, et j’en mets plein mon chemisier.
Dans leurs chambres, les enfants jouent au restaurant, à l’école japonaise, Villa Lobos au piano.
Je me réfugie dans mes cafés climatisés, je réponds à des mails, je me dis qu’il faut relire et corriger mon livre. Qu’il faut que je fasse des figures pour l’article que je veux écrire. Je reçois des mots délectables d’un lecteur assidu de ces pages, qui donnent tant de sens à ces inepties dégoulinantes.
Des heures durant, je bavarde avec ma sœur, puis avec X., coincé dans un aéroport. Nous parlons bipolarité, natures humaines, EMDR, et de clubs libertins luxueux dans des caves à Paris. J’aime chez lui la pertinence de ses analyses, sa rationalité – sur lesquelles nous nous rejoignons – et malgré tout la sensibilité et le respect des humanités. Avec simplicité et sourire apaisé, il me conte les alentours du suicide de son ex-femme, les séances qui l’ont défait magiquement de sa culpabilité. C’était aussi d’une certaine façon l’objet de notre conversation avec ma sœur, pour qui les horizons s’ouvrent dans des traits sereins et colorés, malgré les innombrables complexités et difficultés inhérentes à la vie : l’optimisme, le positivisme, prendre et mettre en valeur la partie qui sourit.
Au réveil, j’écris à O. : « Merde, j’ai rêvé de toi. Le cauchemar ! » suivi d’un petit échange entremêlé de taf, de cœurs et de gentilles joutes.

L’été – encore quasiment deux mois de cette suavité, la force tranquille des moments partagés, de science, d’écriture, de fruits juteux et de mouvements dans les airs. Je veux rester dans ma bulle, je ne milite pas, je ne me laisse pas pénétrer des anxiétés du monde en chaos politique et sociétal.

Son : Yo-Yo Ma, Marc O’Connor, Edgar Meyer, Appalachia Waltz, 1996

Pfirsiche und Aprikosen, Bibliogr. Institut in Leipzig, 1906

Mécaniques des esprits

Retour, quatorze heures de route sous la pluie, la nuit, la mécanique des essuie-glace, lorsque les hurlements autistes se sont annulés dans mes écouteurs, je songe aux équilibres et déséquilibres familiaux, à la nécessité de rompre cette convention sociale de toujours partir en vacances en famille, et je fais un tri rapide et précis dans ma tête en sabrant mes appréhensions : comment s’organiser à Paris, comment être mère et diriger un laboratoire, quelle prof de piano pour mes enfants… Cette année américaine a posé en moi un sens plus aigu des priorités, des choses qui n’ont pas d’importance, la confiance tranquille en les opportunités – je ne crois plus à la prise de tête. Je repense aux conseils précieux de R. : identifier ce qui requiert absolument mon intervention et le reste, ce sur quoi les gens eux-mêmes doivent prendre leurs initiatives et décisions. Cette année, j’ai enfin compris que la plupart des choses qui me concernent ne sont pas graves. Et j’ai la chance d’être entourée de mousquetons qui permettent toujours des solutions.

Le monde suit son cycle absolu : paix, crises, difficultés, frustrations, montée d’extrémismes manichéens comme idées sur-simplistes d’humains non rodés à la réflexion complexe. Les haines focalisées comme gouvernance et chapeau au chaos, la lutte pour la vie… L’incendie d’Argos, s’ils sont innocents, ils renaîtront.

Enfoncée dans mon siège passager, à la lueur bleue d’un réseau hésitant, j’ai réservé pour la saison 2024/2025, deux pièces de théâtre, trois concerts à la Philharmonie, une comédie musicale au Châtelet et Martha Argerich aux Champs-Élysées. De quoi me rendre l’envie de retourner à ma Ville Lumière ; me nourrir, et nourrir mes garçons, de toute la lumière possible, pendant qu’il est encore temps.

Son : Devics, If We Cannot See, in Push the Heart, 2006

À NYC, quelque part vers Penn Station, février 2024

Au bureau, au bord d’un Finger Lake, avec des lucioles

On est quand même parti en vacances, en mode freestyle, rassemblé des affaires de camping en une soirée, tranquillement et dans une efficacité incitée par l’épuisement, la nécessité et l’envie d’être sur des routes vertes et interminables – à réfléchir à des problèmes physiques – en écoutant Bashung.

Le plaisir idyllique de chatter avec un collègue et de dessiner des courbes sur une feuille quadrillée au bord d’un lac, pendant que le soleil s’enfonce derrière une montagne. La petite brise qui fait bouger ma robe, je redescends les manches du chemisier en lin qui m’habille, et quand le monde s’obscurcit, les lucioles pulsent.

P. dit : « Si on mettait des antennes, on pourrait peut-être les détecter comme des transitoires. » Il rentre se coucher avec les enfants dans la tente. Je continue à tracer des figures.

Un peu plus tôt, un vieux d’une caravane est venu me faire la leçon : « Vous êtes sur votre téléphone alors que le soleil rougit sur le lac, profitez de vos enfants, tout ça passe en un clin d’oeil. » [Puis je ne sais quels compliments sur ma robe et mon allure – bref.]

Eh bien, si vous saviez comme je profite exactement de la vie, du coucher du soleil, des lucioles (de mes enfants probablement pas, mais j’ai fait la paix avec ça, et je crois qu’eux aussi), des nuages d’étoiles dans le ciel – lorsque comme maintenant, je fais dans ce cadre ce qui me plaît : de la physique et de la prose. Chacun sa façon de s’approprier le monde, le parfum de l’air et la déclinaison des couleurs. Voici la mienne ; et je ne la changerai pas, merci bien.

Son : Alain Bashung, Tant de nuits, in Bleu Pétrole, 2007. Un des albums tardifs de Bashung, mes préférés, surprenant et puissant.

Carte des Finger Lakes, extrait de la carte de l’État de New York, Black’s Atlas, Ed. 1867

Chicago Dissection – Part IV

Lorsque les sens se noient dans la bouillie cérébrale, heureusement, il reste le squelette bienvenu des mots. Voici en quelques points la dissection d’un état estival post-frénésie. Le feuilleton dégoulinant de l’été – fin.

Au retour, il y a des petits bras qui me rendent à la normalité. Les petits bras sont ronds, ont une peau parfaite et bronzée, et me répètent, comme une rengaine depuis des mois : « Maman, je t’aime, je t’aime plus que tout, je veux toujours rester avec toi. Maman tu sens bon. Maman t’es belle. Maman t’es trop forte. » Et c’est dans ces paroles séculaires, merveilleuses, éculées, d’une gratuité et d’une confiance absolues, que je retourne à la terre et à l’existence mammifère.

Son : Yumi Arai, やさしさに包まれたなら (Enveloppée par la tendresse), in Misslim, 1974

Les ascenseurs du Fisher Building à Chicago, là où tout a commencé il y a 15 ans. Juin 2024

Crash !

Avec moins de quatre heure de sommeil toute la semaine, je ponds malgré tout pendant mon vol Chicago-Pennsylvanie la demande de financement à rendre dans la nuit – une prouesse. Je m’effondre à la maison, et je sens venir une sorte de vide… qui a tout envahi au réveil. Usée – et avalée par une solitude intense. Je ne reconnais plus rien, ma vie, mes objectifs, je suis si épuisée que je dors mais ne sais plus si je dors. Je n’ai plus envie ni la force de continuer à sabrer les choses qui me sollicitent. Heureusement, O. a pris le relai dans un vase communicant muet, sans que je n’aie rien eu à prononcer.

Carbon & Carbide

La nuit tiède de Chicago m’accueille à la sortie du concert. Je me coule dans son scintillement, la Prudential tower, Michigan Avenue… je rejoins mon ancien doctorant S. (en co-encadrement avec O.), sur un rooftop bar, tout en haut de la Carbon & Carbide Building faite de dorures centenaires. Il me suit avec enthousiasme dans mon « luxe scientifique », les cocktails et les lames de poisson translucides sur des billes de yuzu, pendant que nous constituons sa présentation de vendredi. Tout n’a pas toujours été très simple avec S. pendant sa thèse et la pandémie. Mais ce soir nous partageons les ragots et le plaisir de présenter G. au monde, et maintenant tout est si simple : la façon dont il saisit à la volée les résultats tout nouveaux que je lui mets sous le nez, la logique stratégique, les affinités humaines. Nous marchons jusqu’à deux heures du matin le long du lac Michigan, jusqu’à North Avenue Beach où nous faisons des selfies avec la plus belle skyline de la ville.

J’aime comme enfin nous nous retrouvons : il n’a peur, ni de se coucher tard, ni de préparer ses transparents à la dernière minute, de présenter des analyses qu’il n’a pas faites lui-même, pour la collaboration. J’entends dans ses prises de position ma voix et celle de O. et cela me touche. Je suis émue de le voir ainsi grandi, de le voir interagir avec aisance avec tous les membres de la conférence, et être si bien intégré parmi les jeunes. Émue surtout de découvrir cette force tranquille que je ne lui connaissais pas.

C’est toujours le meilleur moment, d’observer l’envol de ceux dont on a ébauché la carrière. Vendredi, pendant son talk, O., qui suit la conférence en ligne depuis Paris, m’écrit :

« Il est bon quand même ce con.
— Ouais. Faut absolument qu’on lui trouve un poste.
— Je suis sûr qu’il en aura un. Il est trop bon et motivé pour être mis de côté. »

Ou alors c’est moi qui ai écrit la première ligne… Entre O. et moi, c’est toujours heureux, cette intelligente interchangeabilité. Et notre fierté et affection commune pour notre progéniture.

Chicago depuis North Avenue Beach, la plus belle skyline de la ville ! Juin 2024.