Everything that rises must converge

C’est quand même bizarre le pouvoir du lâcher prise. Physiquement, je suis toujours au bord du malaise vagal permanent. Mentalement, je décide enfin de lâcher prise. Le soir venu, je me lave le cerveau : je passe trois heures à scanner des robes sur Vinted, j’en achète six, je regarde Dune, je bois du whisky, je lis Murakami et Beauvoir.

Et le lendemain matin, comme je m’assois au café avec un raspberry scone et que j’expédie tranquillement les taches administratives qui me saoulaient…

J’ai enfin mon chapitre 9.

D’un coup, tout fait sens. Les heures à voir et revoir des scènes de Funny Face [et ne pas être d’accord, malgré Audrey Hepburn], à poursuivre Sartre dans des bars à jazz enfumés de Saint Germain, à ne rien comprendre à l’existentialisme, à errer entre sa préface à un catalogue de mobiles de Calder, à chercher des découpages de Matisse. Je découvre que Simone avait son premier appartement d’émancipée à Paris exactement à cinquante mètres de mon institut, elle parle bien sûr de Sartre – comme d’une sorte de work-spouse [il faudra faire un billet dédié là-dessus] – et desdits cafés/bars enfumés. Éplucher les articles du Monde de 1967, la guerre de six jours, le Vietnam, tomber sur un article sur Le Diable et le Bon Dieu. Entendre Pierre Brasseur jouer Kean sur France Culture. Quand j’ouvre Profession romancier de Murakami, y lire son évocation de la révolte étudiante de 68. Au fil des nuits, doucement, la mise en place de cette convergence. Mais le fil m’échappait encore, je me débattais avec acharnement, il m’échappait parce que je le cherchais.

Alors une fois le cerveau rincé.
C’est arrivé tout naturellement. Et au moment où c’est là, c’est une évidence.
Et une délivrance.
Le soleil de printemps qui chauffe l’air à 22 degrés.
La couleur des crocus et des jonquilles.
Inévitablement, les choses convergent dans la vie – comme c’est rassurant, et comme c’est formidable.

Son : Sufjan Stevens renoue avec la poésie éthérie et ses finales en envolées symphonico-électroniques de ses anciens albums. Même si l’allusion à Jésus ne me parle pas, après tout, on appelle ça comme on veut : Everything That Rises, in Javelin, 2023.

Henri Matisse, Deux danseurs, 1937-1938, papiers gouachés, découpés et punaisés, et mine graphite sur carton collé sur châssis.

Le dernier artifice

Les univers d’images sans paroles de Aaron Becker.
Les univers effleurés par les rêveries musicales.
Les mots, me dis-je, ce n’est que le dernier artifice, lorsque tout le reste a failli, et qu’il faut verbaliser pour donner à partager.

Écrire dans l’ellipse, c’est alors la seule façon de rester encore un peu digne, dans un monde de créateurs qui savent attraper, rendre, toucher, sans n’avoir prononcé un seul mot.

Aaron Becker, The Last Zookeeper, 2024

Illustration animée : Aaron Becker, The Last Zookeeper, 2024, à regarder en plein écran, toujours.

Journey

Je ne mange plus. Je ne dors plus. Je croyais que c’étaient les tracas professionnels – heureusement, O., magnifique, qui toujours me fait pivoter vers l’angle juste des choses. Mais en fait ce n’était pas le professionnel. C’est cet autre monde dans lequel j’ai mis le pied et qui me grignote comme une madeleine. Je suis dans une semi-réalité. J’y suis je crois depuis ce soir d’hiver où j’ai ouvert un paquet ruisselant de notes. Le rappel de cet endroit qui n’existe pas et qui n’existera jamais et qui pourtant me hante et me hante. Alors je l’habille d’un jardin à la Gracq, de plantes roses et vertes, je me perds dans de la mécanique quantique et des interféromètres, j’en nourris tout un chapitre, et à chaque instant de mon existence, c’est comme si, sans que je n’en aie conscience, un fantôme de moi-même vivait dans l’autre dimension. Cette étrange dissociation, proche de la divagation, me donne une sensation d’avoir perdu corps, d’être diaphane, de ne rien comprendre à ce qui arrive, m’arrive, de ne rien saisir de l’existence. Je ne sais plus si je suis les phrases que j’écris, la physique que je lis, la musique qui perle sous ma peau, j’ingurgite de grands latte fleuris pour me faire croire que je me nourris, mais je suis si faible que dehors, j’ai l’impression que les rayons printaniers vont me faire fondre. Et c’est le prix, je crois, pour sortir ce chapitre féerique.

Aaron Becker, Journey, 2013

L’illustration complète de ce billet, à contempler en plein écran : Aaron Becker, Journey, 2013

Le processus d’écriture [2] : l’iceberg

Au cours des longues heures de route vers le Sud puis vers le Nord, lorsque la nuit s’est faite et les petites oreilles endormies, je disserte sur mon livre. P. m’écoute faire ma maïeutique, ponctuée de moments de silence dans lesquels je me plonge pour digérer les conneries que je viens d’énoncer, avant de me lancer dans une nouvelle vague d’enfonçages de portes ouvertes. [Je me dis, quelque part en arrière-plan : c’est grâce à cette écoute merveilleuse, à la fois active et non intrusive que je suis devenue la personne que je suis.]

On parle de Hemingway et de son processus d’écriture en iceberg : n’écrire que la pointe et laisser le lecteur broder sur le reste immergé. Hemingway le pratiquait à outrance sèche, ses phrases si dures, brèves, rincées jusqu’à la fibre. La découverte de ce format m’a bouleversée, à seize ans, quand Mrs Cox, ma prof de lettres anglaises, nous l’a décortiqué avec son Canary for One.

Je dis que je n’ai aucune envie d’écrire à la Hemingway, je tiens trop au lyrisme pour cela. Mais l’ellipse, encore une fois, il n’y a que ça de vrai. Alors cette épiphanie : ce chapitre 10 que mon éditeur dit si réussi, c’est un iceberg. Je n’ai pas le droit de faire de l’ellipse dans mon style puisque mon éditeur me martèle que le lecteur va avoir du mal et que je ne dois pas oublier qu’il s’agit d’un livre de science. Mais l’ellipse, elle est ailleurs. Elle est dans le fait que pour écrire ce chapitre, j’ai lu un roman, deux essais, une pièce, un nombre incalculable d’articles scientifiques et biographiques, autant de bouts de carnets de Karl, passé des nuits à re-dériver des équations, et surtout, j’ai vécu et interagi. L’incroyable nourriture qui a construit ce chapitre, c’est la partie immergée. Car à la fin, seules une dizaines de petites pages en sortent, bien arrangées, bien construites, bien étayées, avec des informations sélectionnées et déposées sur un fil conducteur simple. Mais ce qui donne sa richesse et sa profondeur au texte, c’est, je pense, que moi, autrice, au moment de l’écriture, étais consciente de tout le foisonnement qu’il existait à chaque nœud, à chaque mot. Lorsque que je choisis de citer Karl sur cet instant de sa vie, je sais qu’il y a eu tous les autres dont je n’arroserai pas le récit. Lorsque je choisis d’expliquer l’équation d’Einstein avec certains mots, je sais dans les coulisses le jeu de ses termes. Mais à la fin, c’est au lecteur de construire son propre chapitre, et d’élaborer à partir de ces quelques indices.

Mon chapitre 3 a été le premier sur lequel mon éditeur s’est enthousiasmé, et a posteriori, je me rends compte qu’il a été nourri de façon similaire. Ce qui change dramatiquement cependant, entre le chapitre 3 et le 10, c’est qu’il s’est passé huit mois, dans cette année de ma vie où les jours comptent triple. Ce qui était timide, non assumé, et presque par accident dans le chapitre 3, c’est de la construction maîtrisée, dans le flot magique de la sérendipité de la vie, qui habite le chapitre 10.

Si ce sont là les ingrédients pour écrire bien, que va-t-il se passer maintenant que j’ai besoin de dormir et que je veux poser/reposer mon âme ? Aurai-je assez de nourriture pour la constitution de tous mes icebergs ? Si je vois moins de personnes, si je lis moins, voyage moins, cours moins, si je suis moins illuminée et allumée et tarée, est-ce que c’est encore possible de sortir des choses dans leur justesse elliptique ?

Faire l’apologie de l’ellipse dans des propos pseudo-littéraires ras les pâquerettes, dans une série de billets-roman-fleuve de trois kilomètres de long, c’est aussi ça la classe.

L’Observatoire neutrinos IceCube, situé à la Station Amundsen-Scott du Pôle Sud, constitué d’un bloc de glace de un kilomètre cube instrumenté, sous la surface, de filins sur lesquels sont accrochés des photomultiplcateurs. L’illustration représente une simulation dans laquelle un neutrino traverse l’instrument et allume des signaux sur les détecteurs. Crédit photo : IceCube Collaboration/NSF

Le processus d’écriture [1] : Cancel culture ou pas

Au cours de mon voyage dans le grand Sud, je ressasse mon chapitre 9, celui qui commence sur une scène d’un film de Woody Allen. Mon éditeur avait commenté, lors de notre entrevue à Paris : « Il n’est pas en odeur de sainteté. Mais ce n’est pas grave, c’est toute la question, justement, de vouloir ou non séparer l’œuvre de l’homme. » Soudain prise de doute, je passe une nuit à scanner les sites people et les articles de journaux, les Mostra de Venise et autres, pour comprendre de quoi on l’accuse. J’adore les films de Woody Allen et son talent fou. Je ne sais pas comment me situer par rapport à la cancel culture. Mais je ne veux pas mélanger les batailles. Une phrase comme « Il y a l’attraction évidente de Woody » pour faire un parallèle avec l’attraction gravitationnelle, ça ne passe pas du tout dans ce contexte ! La conclusion est claire : mon chapitre est entièrement à ré-écrire.

Je passe toutes mes autres nuits à chercher une scène de film de remplacement, qui me touche et qui puisse servir de trame à mon propos. En vain, j’épluche les grands classiques, tous les films avec Audrey Hepburn, tous les films avec James Stewart, et puis les modernes, les Almodovar, les Wes Anderson, je cherche dans les couleurs de Jacques Demy, dans le sourire tordu de Harrison Ford, celui de Hugh Grant, les films romantiques à grandes robes, ceux intimistes à grands silences, les films indépendants et les blockbusters… En cinéma, je suis aussi éclectique qu’en musique (i.e., sans goût…?). J’aime tout ce qui est de qualité, et qui touche l’une de mes multiples fibres. Et pourtant, je ne trouve pas mon bonheur. J’en perds le sommeil et m’enfonce dans une sorte de déprime anxieuse. Tout ça pour un chapitre et un extrait de film. On ne pourra pas dire que je ne vis pas intimement cette écriture.

Woody Allen, Goldie Hawn et Alan Alda, dans Everyone Says I Love You, dir. Woody Allen, 1996.

Mazaalai

Lecture de Mazaalai, d’Élise Rousseau, fraîchement sorti, mis entre mes mains par mon éditeur : comme j’avais besoin de cet apaisement, le désert de Gobi dans une camionnette en compagnie de naturalistes français et mongols. La piste d’un ours sur des milliers de kilomètres de cailloux et de sable. Je suis replongée dans l’une de mes propres missions [ici et les cinq billets suivants], sur la piste des neutrinos, avec nos antennes dans le coffre, les quatre-quatre de nos collègues chinois, côté Gansu et Qinhai, sur ce même désert de Gobi qui ne connaît, lui, pas de frontières. La lumière déclinante sur les roches grises tirant sur le violet, parfois or, le vent. Le minéral absolu à perte de vue.

Impro du soir

Ce soir dans un jazz-club à Charleston, la chanteuse à la voix réconfortante, le bassiste, le batteur, et puis le pianiste sur lequel mes garçons s’extasient. Je ne pourrai plus jamais écouter d’impro piano jazz un peu mélancolique sans être transportée dans une non-réalité. Sans y entendre des bribes d’autre chose. Dans ces rêveries musicales à la coloration nostalgique, surgissent d’autres murmures, d’autres phrases et d’autres mots tissés entre les notes, cette lecture d’une page d’âme, le court-métrage d’un battement de cœur.

Son : Anthony Jackson, Michel Petrucciani, Steve Gadd, September Second, in Trio in Tokyo, 1999

Tupelos et cyprès chauves

Tant de géométrie naturelle. Le plan et les lignes verticales, le plan et les lignes radiales. L’eau est si noire qu’on s’y noierait avec les yeux. Si lisse qu’on y glisserait avec le regard. Pourtant c’est aussi vert pétant, lumineux, aux percées de soleil entre les troncs comme des jets enchantés. Et l’immobilité entrecoupée de ces ronds dans l’eau, ces plocs qui tombent dans l’oreille telle une mâchoire dentée ou la bulle d’oxygène d’une bouche ichtyologue. Le fil simple dessiné par un moustique vous rappelle à la réalité.

Son : ou alors une forêt de saxophones sopranos ? Sidney Bechet, Les oignons, 1949, avec Sidney Bechet et l’orchestre de Claude Luter.

Tupelos et cyprès chauves, Savannah Coastal Refuges Visitor Center, mars 2024

Neuf alligators-supernovae dans les wetlands de Savannah

Le premier, c’était une surprise, entre une écluse et un monticule herbu, en marbre noire et lisse, le dos battu par une spartine qui ployait sous la brise. On se demandait même s’il était vivant.

Le second flottait dans l’eau, parmi les roseaux ocres, dos sombre et long, et les yeux comme des protubérances qu’on repérait à distance.

Le troisième et le quatrième étaient une mère et son petit, tout au bord de la route. La femelle mesurait bien cent vingt centimètres, son protégé à peine cinquante. Quand nous nous rapprochons, elle ouvre son œil de verre – l’un de ces calots noirs de la cour de récré – et surtout la gueule. Nonchalamment. On peut compter ses dents.

Le cinquième était un jeune, mais déjà émancipé, au visage finement dessiné, accoudé sur une branche au milieu d’un étang fleuri, déposé sur une nappe de ciel bleu. Très photogénique et pittoresque.

Le sixième n’était pas loin : un mâle énorme, affalé sur une butte verte, lourd, puissant, noir, et au mouvent lent. La respiration lui soulève imperceptiblement le ventre. Quand il remue une patte, nous nous réfugions dans la voiture.

Le septième était déguisé en feuilles mortes de l’autre côté de la rive boueuse.

Les huitième et neuvième : des rondins bruns à contre-jour sur une digue de boue et de sable. Les pauvres, étant loin et arrivant tard, ont eu une attention et des cris de joie limités.

Si l’on rapporte la taille des wetlands en bordure de Savannah à un cube d’Univers de 300 mégaparsecs de côté, le taux d’occurrence des alligators est similaire à celui des supernovae à effondrement de coeur : une dizaine par jour.

Gators 3 et 4, Savannah, mars 2024
Gator 5, Savannah, mars 2024
Gator 6, Savannah, mars 2024

Savannah,

ses maisons colorées ponctuées de squares de briques et de fleurs, gaie et authentique, aux fantômes apprivoisés, à la chaleur étouffante. La Olde Pink House se déjeune comme un labyrinthe-musée, et de grands arbres posent leur ombre sur le quadrillage des rues. C’est cette végétation sombre qui enveloppe et apaise Savannah – un tel contraste par rapport à Charleston, qu’on a piquée de palmiers.

Katie Napoli, Savannah Toile de Jouy