Atlas réels et rêvés

François Place, Atlas des géographes d’Orbae, Tome 2 : « Du pays de Jade à l’île Quinookta », 1998

Atlas des géographes d’Orbae, de François Place, 1996 – 2000.
Planches de dessins détaillés et raffinés qui permettent rêves/inventions de paysages et d’histoires, comme quand nous étions enfants. Belle idée, mais une plume un peu sèche. En même temps, l’exercice est de présenter un atlas et ses récits associés, ça semble adéquat d’être factuel et non lyrique.

Marco Polo, Livre des merveilles, par Odoric de Pordenone, traduit en français par Jean le Long, 1298 (, ce n’est qu’une des versions existantes). Parce que finalement, il n’est pas nécessaire d’aller chercher dans la fiction pour l’évasion et la folie exploratrice, enrobées de contes utopiques. Vingt-quatre ans d’Asie, de terres, de cultures, d’éblouissements en bouleversements. Et revenir. Moi, c’est cela qui m’interpelle : comment revenir et vivre après cela ? Quelles souffrance et solitude – d’où le partage avec son livre dicté, certes, mais maigre contrepartie.

Les villes invisibles, Italo Calvino, 1972. J’aimerais lire l’italien couramment pour lire Calvino dans le texte. Marco Polo, à la cour de Kublai Khan, contant le contenu de sa boîte à trésors : une collection de villes surgies de mailles cérébrales et oniriques. Poésie mêlée à bizarreries. On pense à Borges. Les images sur chaque ligne, sans aucune nécessité d’aquarelle. Et la sensation de vivre une analyse sociétale percutante dans une merveilleuse boîte de cristal.

Le rivage des Syrtes, Julien Gracq, 1951. L’amour des cartes de Gracq, j’en ai déjà parlé. On est toujours dans cette même démarche : les terres rêvées, effrayantes ou douces, que l’on modèle à partir de celles connues, dans des langues d’eau et de minéraux. Le liseré qui délimite les mondes et les songes, l’invention des cultures puisque celle qui nous héberge a la contrainte de la réalité.

Novecento : pianiste

Mes doigts se sont arrêtés dessus hier, alors que je parcourais notre bibliothèque, et je l’ai avalé de nouveau, tout rond, comme un bonbon : Novecento : pianiste de Alessandro Baricco.

J’écrivais à X, il y a plus d’un an – une éternité en temps electrien – : « Est-ce que tu as lu Novecento : pianiste ? » Il m’avait répondu que non. Alors que c’est un livre pour lui. Mais on ne force pas le cours des âmes et les itinéraires de la réalité. X est passé, il a laissé comme la dernière fois sur son passage, une longue trace mystérieuse pleine de notes de piano et d’images, et puis il s’est effacé dans les contingences terrestres. Parce qu’il paraît que la vie est une chose sérieuse, pas du grand n’importe quoi à vivre éveillé.

Son : Anthony Jackson, Michel Petrucciani, Steve Gadd, Home, in Trio in Tokyo, 1999

Normandie salie, i.e., avec les enfants

K. s’exclame : On dirait des châteaux.
Châteaux-falaises blancs dressés en enfilade à perte de vue, jusqu’à l’horizon où l’eau crayeuse et le ciel se rejoignent. Le duvet de l’herbe en coulures vertes battues par le vent. L’errance iodée de l’eau et l’éclaboussure entre les virgules pâmées des goélands argentés. La lumière, quand elle se pose, celle des tableaux. Pays de Caux, immuable et à l’érosion certaine.

Et juste comme je termine d’esquisser ces lignes, A. vole à l’arrachée un galet à K., le balance dans la Manche provoquant larmes, drames et impertinences hérissants – qui me rappellent combien A. a le don d’éclater en miettes mes madeleines les plus apaisantes.

Pays de Caux, immuable sous certaines conditions, août 2024

Post-partum [2]

K. m’enlace de ses bras potelés et me dit : « Tu commences à être un peu vieille. » Sûrement. Hier, au milieu de la nuit, j’ai plongé dans un vieux dossier d’écrits ébauchés, de nouvelles achevées, de romans de ma vingtaine. Je n’avais peur de rien alors, et le tricotage des mots et des phrases, nourri de quantité de lectures et d’études, avait bien plus d’intérêt que mes larmoyances actuelles. Et les intrigues : je suis restée suspendue sur mes textes, à me demander quelle serait la chute ; comment ai-je extirpé ces étrangetés percutantes de mon cerveau ? Je devais avoir quelque chose, dans cette jeunesse. Que j’ai perdue depuis – puisque j’ai mis mes neurones au service de la science. Là où je pense que d’autres ont bien plus de potentiel.

C’est probablement la saison des crises existentielles, j’en avais faite une l’année dernière, à la même époque. Je m’y adonne maintenant car enfin j’ai ma clôture, avec l’approbation de mon éditeur sur l’ensemble de mes chapitres. C’est là, maintenant, qu’enfin je peux vivre la dépression post-partum avec mon livre.

Je suis loin d’être indispensable dans la science. Je me bats et je fais mon travail, mais je ne porte rien qui m’est propre et que d’autres ne pourraient faire à ma place. Alors que si j’avais écrit, j’aurais peut-être fait quelque chose de cette voix, de ces mots, de ces idées et constructions farfelues. Je les aurais dé-multipliés, et je les aurais utilisés pour croître et faire croître.

Ce livre, je l’ai transporté aussi loin que j’ai pu dans ma direction, tout en jouant le jeu du livre scientifique. Mais j’aspire à écrire autre chose – autre chose que je pense que je ne peux plus écrire, car j’ai perdu la fraîcheur et l’audace de la poésie. Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ? Qu’est-ce que je fais ?

Son : Kerry Muzzey, Chamber Orchestra Of London, The Secret History, in The Architect, 2014

Matcha latte et mue de cigale, dans l’un de mes cafés hipsters en Pennsylvanie, août 2023

Au bureau, dans le domaine du château de Sissi

16/08/24. Tout est désuet et charmant, loin d’un Hilton, mais ce n’était justement pas le but. Quand je demande du lait d’avoine pour mon café au bar, la serveuse se demande si je suis sérieuse. Ma Normandie – le pays de Caux, que je partage avec Arsène Lupin, je ne l’ai pas trouvé changée, c’est heureux, sauf peut-être ces longues rangées d’éoliennes offshore floues à l’horizon. Il faudrait les rajouter sur les tableaux de Monet. Les falaises qui continuent leur érosion et l’herbe fouettée, toujours, par le vent, surfé par les goélands, le fond frais de l’air, et ces maisons, de brique et de silex, à géométriques colombages. Nous dégustons des homards et des andouilles sur la plage, j’édite des chapitres et P. programme des analyses, sur un grand drap, nos jambes torturées par les galets. Dans le domaine de Sissi, les arbres bicentenaires bruissent et scintillent, nous sommes seuls comme si nous étions un temps les propriétaires. Dans la nuit, sur la terrasse, pendant que les serveurs débarrassent et préparent les tables du restaurant gastronomique, je relis une énième fois le premier article de la collaboration G., je lis les dossiers des autres, je travaille pour les autres, je travaille pour moi-même. Je dis environ mille fois pendant les deux jours, dans un dégoûtant accès d’auto-satisfaction : « On a tellement bien fait d’aller aux US. Ça nous a fait un bien fou. On s’est réinstallés sans aucun accroc. Tout va bien. On est vraiment doués dans la vie, quand même. »

Son : Alexander Borodin, Prince Igor, Acte II, Les danses polovtsiennes, Royal London Philharmonic Orchestra, dir. Sir Thomas Beecham, 2005.

Château de Sissi, Sassetot-le-Mauconduit, août 2024

Nancy

14/08/24. Nancy. J’ai déposé mes enfants – merveilleux – à Strasbourg ce matin. Dans les trains successifs, je continue à corriger mes chapitres, envoyés par rafales par mon éditeur. Je ne suis pas impressionnée par cette ville de l’Est, ni par sa place Stanislas, ni par ses rues un peu quelconques. Mais le médecin que je suis venue consulter pose une veine solide et apaisée dans mon cerveau limbique. À l’hôtel Mercure près de la gare, je m’installe pour une visio importante avec l’autre bout du monde, et c’est la suite des apaisements, des confirmations. Le soir, rentrée chez moi, après une dernière réunion tardive depuis ma chambre, je daigne enfin tâter tout ce qui m’entoure, et pousser ce petit soupir, ce souffle de la vie : oui, tout est encore là, la furie des éléments n’a pas balayé mes constructions, oui nous sommes solides, nous sommes là, debout, et parfois le navire tangue, mais nous ne perdons ni le cap, ni nos soutiens.

Son : Michel Camilo y Tomatito, El Día Que Me Quieras, in Spain Again, 2006

Aaron Becker, The Last Zookeeper, 2024

Laborieux, terrifiant et merveilleux

Tous les soirs, au nouveau café hipster de ma ville de banlieue, avec des macchiato au lait d’avoine et mon verre d’eau, les serveurs et serveuses qui me connaissent par coeur, j’ai édité laborieusement tous mes chapitres – et j’en vois enfin le bout. J’envoie ce soir un fichier zip de mes quatorze chapitres corrigés. Je dois maintenant écrire un avant-propos. Je suis épuisée physiquement, psychologiquement, dans un état d’instabilité émotionnelle, alors que je suis restée si solide, campée, dans les tempêtes qui se calment à peine.

Il faut que je fasse lire des passages… J’ai demandé un peu plus tôt à O. : « Tu aurais le temps de lire trois chapitres, histoire de vérifier que ce que j’y dis de toi te convient ? » Et lui : « Bien sûr, avec plaisir. » Échange d’une banalité absolue et qui pourtant me terrifie.

Voilà : je vais finalement sortir un livre qui me ressemble, mais alors, si les gens le trouvent nul, si c’est un gros flop, qu’est-ce que ça signifie sur moi-même ? Et si O. trouvait que je m’approprie trop le travail des autres ? Et si V. et C. trouvaient que je suis paternaliste/maternelle dans ma description des doctorants ? Et si je me trompais sur tout ce que j’ai écrit ?

Et lorsqu’il faudra aller faire des interview, qu’on me posera des questions sur les choses que j’ai écrites sur lesquelles je ne connais rien pour la plupart, et si je me ridiculisais et dévoilais mon imposture totale ?

Mais mon Dieu, quelle incroyable, enivrante, merveilleuse aventure. J’ai écrit, partagé, ce que je voulais, et je vais être lue ! [Je sais, je me répète, mais c’est assez dingue pour que ça soit dit 200,000 fois au moins.]

Alors j’écoute en boucle et en boucle et en boucle, la voix limpide et masculine de Hannah Reid:

Excuse me for a while
While I’m wide-eyed
And I’m so damn caught in the middle
Yeah I might seem so strong
Yeah I might speak so long
I’ve never been so wrong

London Grammar, Strong, in If You Wait, 2013

© Electre, 2024

Clôture

16/08/24. Quand sur la route de retour de Normandie, vers Rouen, je reçois le mail de mon éditeur, je crois que c’est enfin la clôture que j’attendais. « Très belle fin, bravo ! » [ce qui me confirme qu’il ne l’avait en fait pas lue auparavant…] Il a fait ces deux dernières semaines un énorme travail d’édition, qu’il faut que j’implémente. Mais ce ne sont que des petites choses. Tout a survécu : mon chapitre 11, ma fin, mes passages éthérés, bien sûr des formulations qu’il veut modifier, des mots laids qu’il veut insérer dans le rythme choisi de mes phrases… je ne me battrai pas sur tout. Mais ma voix reste. Ma voix, mes messages, le souffle de ma narration. Il est enfin clair que ce qui sera publié, en dépit du titre, de la couverture, du pourtour de communication qui le feront peut-être vendre, sera ce que j’avais intimement envie d’écrire, de partager. Ce livre, il me ressemble et me correspond dans toutes ses fibres. Je vais d’abord achever tout ce travail d’édition. Et ensuite, je voudrais pleurer, pleurer. Parce que c’est une chance infinie, d’avoir la possibilité de s’exprimer et de partager de cette façon.

Auto-censure temporaire de Schrödinger

J’écris – mais je ne poste pas – encore. J’attends que les choses se décantent et se déposent. Je connais le pouvoir des mots, dans les deux sens, comme des chats de Schrödinger. Dans quelques jours, peut-être, quand la mesure sera prise, je le sortirai de sa boîte. J’espère vivant.

Son : Phoenix, Lisztomania, in Wolfgang Amadeus Phoenix, 2009

Studio Ghibli, となりのトトロ、Mon voisin Totoro, 1988