#FaireCeQu’IlFaut

Je cherche une excuse pour aller voir mon éditeur, me sauver chez eux, croiser Amélie Nothomb, entendre mon attachée de presse raconter Angela Merkel, errer dans ces couloirs comme si c’était ma troisième maison.

Je trouve ça si dur, ce contraste et cette coupure soudaine. Pendant quelques mois nous avions tant à nous dire, à travailler, et soudain, c’est processé, sur les rails, il n’y a plus qu’à attendre le déroulé des chiffres, des ventes, et le plan-plan d’une promo rodée. Je découvre et me heurte à cette intermittence de l’édition, où si je veux de nouveau raviver une place dans ces locaux cathédrale, il faut que je passe plus d’un an dans le silence et la solitude, à réfléchir, à me documenter, à écrire.

Je voudrais lui dire : « Tout ça me manque, tu me manques. J’ai tant aimé être ta marionnette-autrice, j’étais la créature que tu/vous façonniez – et en même temps, tu me portais et m’accompagnais avec tant de respect, dans une élégance et une mesure parfaites, tu poussais le zèle jusqu’à répondre à mes idioties, tu me rassurais et me conseillais, et même quand nous déjeunions en tête-à-tête et que je me lamentais que je n’avais parlé que de moi, tu me glissais que c’était tout à fait charmant, avec cet art du compliment galant qui s’est perdu entre ta génération et la mienne, à quelques années d’écart. Avec toi, chez toi, j’étais dans le monde merveilleux de toutes les sciences, serties sur des bagues de mots inconnus aux usages inconnus, et il suffisait de plonger dans tes yeux pour être nourrie. »

Aujourd’hui les citrouilles et les rats : je brasse des inepties destructurantes inventées par des hommes sans tain, je passe la serpillière brodée d’acronymes, je rencontre, croise des personnes nouvelles, j’essaie de faire ça bien, de façon à pouvoir me regarder en face – pour le « bien » « commun » (ces deux mots revêtant des sens et fonctions variés selon les affects).

Et il est certain que ça m’occupe.

Mais d’autres feraient ça bien, différemment, et au final tout aussi bien. Je suis loin d’être nécessaire ici. Et bien sûr que je suis encore moins nécessaire dans les locaux où règne Amélie Nothomb. Mais c’est là bas, plutôt, que j’aurais souhaité cultiver mes racines. Il faut me rendre à l’évidence : encore une fois, j’ai sacrifié mes envies à un sens tordu du devoir, du #FaireCeQu’IlFaut, comme dirait Rosa Montero. Et c’est tant pis pour moi.

Son : Anna Phoebe, Aisling Brouwer, AVAWAVES, Chrysalis, 2021

China Marsot-Wood, Me Time, 2018

Digging Shelters and Key Labs

Les jours se suivent et sont de toutes les couleurs. Des rouges chaleureux aux sangs et aux bleus.

Le 20 janvier, Trump fait son discours d’investiture, et moi le mien à mon laboratoire. L’intention était différente, mais la réception probablement similaire. Les gens sont troublés parce que le monde change.

Je me demande si Trump a une quelconque profondeur. Je me demande si le président du CNRS a une quelconque profondeur. Le second incomparablement plus que le premier, j’ose croire – qu’avec une éducation française et dans une telle sphère intellectuelle, il n’est pas seulement un pion déstructurant posé par le gouvernement (?).

Moi je repense toujours à Monsieur l’Ambassadeur, qui se penchait vers moi pour me confier sa surprise de trouver l’âme humaine présente sous la carapace politique. J’ai cueilli en moi ce secret-là, et je me garde de juger les personnes visibles qui parlent, ne parlent pas, font ou ne font pas.

Or l’Histoire ne retient pas les états d’âmes que l’on tait, mais les actes. Et pour cause. L’éclatement de la raison pour plonger dans le chaos, la guillotine des choses qui marchottent par épuisement des envies et des rêves. Des mesures et démesures différentes. Mais qui viennent toutes s’ancrer dans le même flot d’un monde dur, sans amarres, où les codes ont été jetés, effacés, perdus. Alors l’angoisse du changement et le désir de modernité dans une mixture schizophrène, dans des amalgames au souffle court, aux poils ras.

Qui croit encore à notre mesure, notre démesure à l’échelle de l’Univers, à notre raisonnement, à nos désirs d’apaisement, d’écoute humaine et scientifique ? Qui croit aux mécanismes de notre bulle huilée à coups de mains tendues et de cerveaux entrelacés ? Qui croit encore – même parmi nous – que nous sommes, nous qui composons la science fondamentale, un dernier refuge de la diplomatie ?

Son : Neil Halstead, Digging Shelters, Palindrome Hunches, 2012


Collage : China Marsot-Wood

Après

En trois temps, en musique, et en personnes merveilleuses : le déroulé d’une journée-sursaut-gamma comme il en arrive une poignée dans la vie. [3ème partie]

Son : Ilan Eshkeri, Reliquary: 3. Antiphon & Chorus – For Burberry. Interprété par le London Metropolitan Orchestra.

À la sortie du studio, je suis comme la lycéenne qui retrouve ses parents après les oraux du bac :
« Alors, ça allait ? 
— Très bien ! opine mon attachée de presse.
— T’étais géniale, » valide mon éditeur, avec ses yeux bleus un peu fiers et un peu tendres.

Une fois tous les deux, sur le chemin du retour, il me raconte ce qui se disait en régie, que MV conseillait mon livre à tout le monde, que lui-même s’empressait d’en conseiller le chapitre 11, il m’explique comment lire les classements sur Amazon, le boost que fera l’émission, me redit à quel point cette médiatisation immédiate est rare. À Denfert, dans les couloirs du métro, nous bavardons encore – ou plutôt, c’est lui qui bavarde parce que si je fais semblant d’être solide, je contiens à peine ma liquéfaction.

Je fais un crochet à mon laboratoire, puis trace vers celui de O. Nous écoutons ensemble son « OH SHIIIIT! » et il se marre, mais je crois qu’il est aussi un peu ému. Au cœur de sa tempête, il prend le temps de se réjouir pour moi, nous causons longtemps avec son directeur de laboratoire dont l’accent italien, la bonhomie et la vision m’ont toujours charmée. Sur la dalle de Jussieu, dans le vent glacial, O. me lâche : « Je ne comprends pas pourquoi c’est si dur. Pourtant j’ai tellement l’impression qu’on essaie de faire les choses bien. Et merci. Heureusement, on est là toi et moi ; à la fin de notre carrière, quand on se retournera, on saura que c’est ça qu’on a construit ensemble. » 

À 19h30, dans le long couloir du RER Saint Michel, entre les mosaïques colorées, je retiens les vagues d’intensité qui débordent, je pourrais les pleurer ou les vomir, dans le train, je me raisonne : « Tais-toi et comprime toute cette énergie, sinon tu vas te transformer en supernova, en sursaut gamma, contiens-toi, » je pense aux mots et aux étreintes des uns et des autres, tout ce que je reçois et comme on m’accompagne, combien les âmes sont belles et les cerveaux brillants, tant de chance : c’est merveilleux, merveilleux et terrifiant.

Mais j’expliquais plus tôt à mon attachée de presse et à mon éditeur :
« En principe, le bonheur, c’est non-linéaire. À chaque instant t, on repart sur une gaussienne. Alors quand on atteint des sommets, le risque de dégringoler tout en bas est faible. Donc je ne mourrai peut-être pas d’un accident de voiture demain. » Elle a levé les yeux au ciel, et il a souri avec les siens, bleus, un peu fiers, un peu tendres.

Hugo Van der Goes, Triptyque Portinari, adoration des bergers, 1478, Uffizi, Florence

Pendant

En trois temps, en musique, et en personnes merveilleuses : le déroulé d’une journée-sursaut-gamma comme il en arrive une poignée dans la vie. [2ème partie]

Son : Ilan Eshkeri, Reliquary: 2. Motet – For Burberry. Interprété par le London Metropolitan Orchestra.

MV te mettra à l’aise, m’a-t-on beaucoup répété. Oui ! Posé, sérieux, dans une maîtrise totale du sujet et de l’émission, il me guide avec son regard et le déroulé parfait de ses questions, complète mes phrases si je m’embourbe.

Comme le cadran défile les secondes restantes avant l’antenne, il m’énonce son plan et j’encaisse la série de sujets sur lesquels je me vais devoir me battre dans l’immédiateté, avec ce que je peux d’esprit, de verbe et de pédagogie.

Un ballet discret des bras de MV vers la régie, et il n’y a plus d’échappatoire. Il ouvre l’émission avec la lecture d’un extrait de mon premier chapitre. Voix envoûtante et diction parfaite, me rassembler à ce moment-là est une prouesse mentale – quand ces mots toquent à la porte du bouleversement « mon Dieu MV est en train de lire merveilleusement le texte que j’ai écrit sur la plus grosse chaîne de radio nationale, en direct. »

J’ai un mal fou à connecter ma parole à mon cerveau aux premiers instants de mon intervention, mais la suite est fluide ; mon attachée de presse m’a coachée, rassurée, je prends et rends les réponses aux questions, transmettre, transmettre le plaisir, et fais-toi plaisir, m’avait-elle dit. Je m’y attelle.

Et d’un coup, j’entends « OH SHIIIT!! » puis le son du Gobi sur lequel coule un flot d’explications techniques avec une voix bien familière, pleine de gouaille parisienne. Ils ont déniché l’enregistrement par JM d’une mission sur le terrain avec O., qui déblatère dans son plus grand naturel.

Je me marre à l’antenne. Mais à l’intérieur, entre les éclats de rire, je pleure d’évidence. Je ne suis plus seule sur l’émission, c’est lui et moi, en duo, comme il se doit et comme d’habitude. Lorsque quelques secondes plus tard, MV me demande de traduire ce qu’O. vient de prononcer, je n’en ai aucune idée, car je n’ai rien écouté… En une fraction de seconde, convoquer la mémoire sonore des bribes écoulées, concocter une réponse qui se tient et éclaire la physique.

Intense exercice d’acrobaties émotionnelles, intellectuelles et verbales. Nous fermons l’émission et j’ai une sensation de clôture. Je réalise plus tard que c’est parce que MV m’a lue, a compris le livre dans les recoins où j’ai souhaité le mener, a tracé un plan qui l’a incarné.

Triptyque du Jugement dernier, Ascension et Pentecôte, attribuée sans preuves formelles à Fra Angelico, circa 1450-1455, Galerie nationale d’Art Ancien du Palais Corsini, Rome.

Avant

En trois temps, en musique, et en personnes merveilleuses : le déroulé d’une journée-sursaut-gamma comme il en arrive une poignée dans la vie. [1ère partie]

Son : Ilan Eshkeri, Reliquary: 1. Cantus Firmus – For Burberry. Interprété par le London Metropolitan Orchestra.

Au matin, j’inscris cette note : Il se passe quelque(s) chose(s). À xx heures, je serai en direct sur la radio la plus écoutée de France, ça m’a tellement stressée ces derniers jours, et d’un coup, comme je sors de chez moi, ma bipolarité m’offre la curieuse certitude que ça va être superbe. Une sensation rare de justesse, de viser d’un jet de lumière et de matière le bon point dans le ciel.

Au café hipster, une petite heure, la directrice envoie des mails à la volée, résout un couac, confirmant qu’aujourd’hui, rien ne peut dérailler. La co-porte-parole de G. traverse Paris, rejoint son alter-ego O. à son laboratoire. Découvre qu’il ne mange plus, ne dort plus, et l’ampleur des tensions qui pèsent sur lui, sur la collaboration, depuis le début de la semaine. Absorbe les éléments de la situation étape par étape. Tombe en arrêt devant un message qu’il lui montre.

L’échange avec O. est d’une telle intensité, autour d’un problème d’une gravité singulière. L’illuminée en moi ressent la vibration et le potentiel des actions et des résolutions. Je promets à O. d’y plonger une fois l’émission terminée.

Ladite illuminée traverse le Pont Mirabeau en récitant Bergère ô tour Eiffel1 dans un état combiné d’élation et de limpidité cérébrale.

Un énième café aux Ondes, à 13h15 avec mon attachée de presse et mon éditeur. Sur la terrasse, dans le froid, avec des plaids. Puis la Maison de la Radio, le contrôle des sacs, la dame à l’accueil qui nous accompagne jusque chez MV. Mon attachée de presse connaît tout le monde. MV arrive, se présente, me sert la main et : « On va s’installer en studio. »

  1. Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913 ↩︎
Giotto, Triptyque Stefaneschi, circa 1320, Rome, Pinacothèque vaticane

Je n’ai pas pleuré

PB, journaliste connu d’un quotidien connu, entre dans mon bureau, me demande ce que signifie mon kakemono – une calligraphie d’un poème de Tao Yuanming qui dit trouver la quiétude loin du tumulte des affaires humaines [j’avais trouvé ça particulièrement amusant sur un pan de mur de la direction du laboratoire]. M’interroge sur les pierres du Gobi lunaires que je malaxe. Il me demande : « De quoi rêvez-vous la nuit ? » et nous parlons de Sei Shonagon, de l’écriture comme respiration. Il me dit qu’il en a lu des pelletées, des livres de science, et celui-là… que parmi les auteurs, il y a ceux qui écrivent bien parce qu’ils ont appris et savent s’exprimer… et encore au-dessus : « Ça se voit immédiatement, que vous aimez écrire. » Nous parlons de l’art de la formule, des mots et du langage nécessaire, du conte indispensable pour véhiculer tout message. Il dit : j’espère que des gens vous liront comme ça ; il y en a plein qui ne vont pas le remarquer, vous savez.

Le soir, je raconte ma vie à mon (pauvre) éditeur dans un mail-fleuve – il doit en avoir assez de cette gamine pendue à son cou, lui blablatant ses états d’âme. « Je n’ai pas pleuré, » j’écris dans une parenthèse.

Je crois pourtant que tout ce qui arrive est un haut assez rare, fugace et merveilleux pour que je m’arrête et pleure longuement… d’autant que je n’ai pas, comme mon éditeur, cette pression de la vente. Je voudrais juste être lue, qu’on résonne un peu avec moi, qu’on me dise encore quelques fois « ton livre a quelque chose de viscéral et il m’a ému. »

Il est sorti aujourd’hui en librairie.

It was absurd!

Première semaine et bizarre avalanche d’attention autour de ma petite personne, les instances de recherche soudain curieuses de visiter mon laboratoire, les médias autour de mon livre, et le croisement des deux…

« C’est drôle, hein ? » me glisse V., ma responsable administrative (la véritable directrice de ce laboratoire), sourire en coin.
« Ça ne m’étonne pas, » dit Da., mon adjoint.
« Je te connais, tu vas diriger ce labo avec beaucoup d’intelligence. Ils vont tous voir, » me déblatère O. que je serre dans les bras.
« C’est aussi parce que tu bosses comme une dingue, » énonce P.
« This is science writing in the great tradition of Gamow and Hoyle but so much more personable, » commente F., mon futur prix Nobel préféré.
« X veut t’inviter sur France Culture, et X du [quotidien majeur] te rencontrer à ton bureau pour publier ton portrait. Quand es-tu libre la semaine prochaine ? » me demande mon attachée de presse.
« La voilà la clé du succès, être une belle personne comme on dit ! » m’écrit mon éditeur.

De quoi passer trois heures ce dimanche dans mon lit à scroller des vêtements sur Vinted. Une belle personne ? Absurde ! Ils ne savent tous pas que je suis la tarée de service, addict à la libération d’ocytocine lors de la résolution des puzzles, et tellement pétrie d’orgueil que je n’envisage pas que les choses dans lesquelles je m’engage ne réussissent pas ?

Je repensais à ces pages de Feynman et son épiphanie alors qu’il est enfoncé dans son syndrome de l’imposteur :

Institute for Advanced Study! Special exception! A position better than Einstein, even! It was ideal; it was perfect; it was absurd!

It was absurd. The other offers had made me feel worse, up to a point. They were expecting me to accomplish something. But this offer was so ridiculous, so impossible for me ever to live up to, so ridiculously out of proportion. The other ones were just mistakes; this was an absurdity! I laughed at it while I was shaving, thinking about it.

And then I thought to myself, “You know, what they think of you is so fantastic, it’s impossible to live up to it!”

It was a brilliant idea: You have no responsibility to live up to what other people think you ought to accomplish. I have no responsibility to be like they expect me to be. It’s their mistake, not my failing.

— Richard P. Feynman, Surely, You’re Joking, Mr. Feynman! (Adventures of a Curious Character), 1985

Absurde, oui, complètement. Mais ce serait trop facile de se débarrasser comme Feynman de son syndrome de l’imposteur. Je ne pratique pas son arrogance modeste.

Après analyse, ma féminité et ma japo-niaisitude me renvoient plutôt vers ceci : touchée, reconnaissante de tout ce que l’on projette, humbled, comme on dit en anglais et qui n’a pas de traduction exacte, et même si je suis consciente que c’est absurdement loin d’être la réalité, cela m’aidera à travailler à en mériter un soupçon.

Son : Isobel Waller-Bridge, David Schweitzer, Emma Is Lost, in EMMA., 2020

Miroir-étang à l’Arboretum de Châtenay-Malabry, jan. 2025

Vendredi soir. Au bout et au cœur de l’intensité.

« Ça va Mama ? » me demande A., se retournant depuis son piano.

Je me relève de mon macbook fermé, sur lequel j’ai croisé les bras, posé la tête, atterrée, écrasée par des mots que je viens de recevoir.

Je dis doucement, comme si je tâtais la réalité : « Oui. »

Puis cette phrase simple impossible à traduire :
« Oui, il m’arrive des choses heureuses. » [嬉しいことがあったの。]

Son : Marie Awadis, Day V, in Una Corda Diaries, 2020

Studio Ghibli, Hayao Miyazaki, Le vent se lève [風立ちぬ], 2013

La discipline des mots, même quand tout s’envole

La richesse des événements cette semaine pourraient faire l’objet de vingt billets. Mais étrangement : les mots ne suffisent plus. Ou alors dit autrement : la vie se suffit à elle-même. Une partie de moi s’offusque : non, jamais, il faut écrire, il faut écrire car ce high bipolaire, ce moment où le cerveau va plus vite que ma pensée et a déjà construit tout ce qui détonne et qui marchera avant même que ça n’arrive, ces ingrédients semés qui germent de toutes parts, l’odeur de l’hiver sec aujourd’hui, et les messages, tous les messages et les instants d’interaction, qui s’étalent dans les temps et les intelligences humaines, il faut les inscrire. C’est une discipline de poser des mots, dans l’ennui ou l’exponentielle envolée. Ne pas y déroger, continuer à écrire.

Son [parce qu’il n’y a pas que Jane Austen dans la vie] : Thérapie TAXI, Hit Sale, in Hit Sale, 2018

Vue de Paris depuis la Tour Zamansky, à Sorbonne Université, jan. 2025

Le Carceri d’Invenzione [4]

Note : Les Carceri d’Invenzione 2 et 3, datant d’il y a plusieurs mois, ont été censurés et retirés de ce carnet.

Quand j’envoie mes vœux de la part de la nouvelle équipe de direction, O. me répond de suite : « Ça y est, t’es la cheffe ! ». Ce à quoi je rétorque que pour m’approprier la fonction, j’ai passé la journée à décrasser mon bureau et à bouger les meubles. Qu’il est tellement grand que j’y suis perdue, viens vite me tenir compagnie.

Avant de tout bouger, de jeter les tas de vieux papiers et revues, de clouer les petites tartines de Jules au mur, et de laver les meubles chinés dans les ateliers au sous-sol de l’institut, de descendre des piles de livres de mon bureau de chercheuse
Mon Gaisser
Mon Antenna Theory
Mon Jackson
Kean, Le rivage et Electre (toujours être bien accompagnée)
et quelques livres dont m’a nourri mon éditeur
d’autres qui m’ont nourrie cette année

Avant tout cela, avant les deux mille configurations de branchements électriques testés un à un, et mes premiers calls interminables de l’année

Avant tout cela.
Je suis entrée dans le bureau de direction, mon nouveau domaine.

Je me disais avec légèreté – qu’est-ce qu’on s’en fout, c’est une fonction que tout un chacun pourrait exercer, et c’est assez curieux que ça m’incombe, d’ailleurs.

Mais aussi : dans ce silence, dans ce vide, dans ce nouvel espace, le vertige. Oh ça a duré une minute peut-être, cette sensation d’être dépassée et tenue dans le flot des éléments, d’être là ou pas, mais que désormais l’habit tracera le carcan de mon quotidien, un brouhaha de pouvoir et de liberté perdue.

Je me disais : ma grande, rassemble-toi, retiens entre tes doigts tout ce qui flotte et s’éparpille. Fais ce que tu dois faire.

Alors j’ai fait.

Giovanni Battista Piranesi, Le Carceri d’Invenzione, circa 1745-1750