Mission sur le terrain [2]

Mais c’est dur, le terrain,
aride, ce paysage qui, finalement, toujours laisse mon cœur dans une étrange immobilité. Tout est plat dans un horizon perdu, et les traces de voitures qui sillonnent le sable semi doux, une croûte de crème brûlée. J’ai honte que nous soyons ceux qui abîment et zèbrent ce paysage.

Dur, quand dès la première fois que je propose mon aide, le collègue chinois me demande si je peux préparer le thé. C’est probablement le prix à payer pour avoir demandé la Electre’s room, une chambre particulière 5 étoiles, deux lits-planches doubles, sur lesquels poser un matelas de camping. Rideaux aux fenêtres et même un petit chauffage nocturne au gaz, pendant que les hommes se réchauffent entre eux, dans un préfabriqué voisin. Les chinois sont aux petits soins, et c’est aimable. Mais on m’enlève aussi les outils des mains, on s’étonne quand je grimpe sur les toits, que je porte des antennes à bout de bras.

Dur de ne pas être une expérimentatrice rodée – P., X. et J. m’ont alimentée en outils avant de partir, et toute la collaboration s’active par-delà les fuseaux horaires, pour plancher sur les problèmes. Je convertis des fichiers, les exporte d’une machine à une autre, je sors des spectres, des coïncidences de signaux entre antennes, mais les choses vont si vite, et je ne suis pas assez habituée pour être tout à fait utile. Pire – mon envie de mettre la main à la pâte brouille mes positions, mon statut, mon caractère.

Amusant, le terrain, quand je participe au montage d’une série d’amplificateurs, au vissage des vis minuscules, sur une table d’électronique. Amusant aussi de monter à l’arrière du pick up entre la nouvelle et l’ancienne station, vingt minutes de montagnes russes véritables sans autre attache que ses bras. Amusant et excitant bien sûr, cette moisson de données à éplucher au soir, et le miracle qui fait que nous avançons, que tout se met en place, que tout finit par marcher. [Le miracle de O. ?]

Le cuisinier fait des mets fabuleux. Il crée et étire des nouilles blanches au bout de ses doigts et de ses bras. À manger dans des bols jetables en plastique, et des baguettes de bois tout aussi jetables, qu’ils brûlent dans le sable un peu plus loin. Pf propose de réserver une heure en fin de séjour pour ramasser les ordures jonchant tous les buissons alentours, tout ce que nous avons pollué et qui me fend le cœur.

Nous dormons quatre heures par nuit grand maximum. J’écris en parallèle de la mission des lettres de recommandation, mon éditeur m’envoie le bon à tirer de mon livre à vérifier. Le roman fleuve ERC continue – avec un réseau intermittent frustrant, au milieu de la nuit avec O. ; et J. qui m’écrit : « I am so thankful » et qu’il se voit grimper les Andes avec des antennes à dos d’âne. À trois heures du matin, les yeux éclatés dans mon duvet, je jette en vrac des phrases dans un fichier : je ne veux pas vivre cette mission à moitié, alors il faut l’épingler avec des mots.

Je suis épuisée.

Orion et la belle Galaxie toutes les nuits, à regarder lors de ma sortie obligée.
Le soleil sur le visage le matin des rougeurs.

Son : Steven Gutheinz, Beyond the Lens, in Beyond the Lens, 2020

L’incongru portail ciselé et doré de notre base de vie et de travail donnant vers les montagnes XiaoDushan au loin. Octobre 2024.

Le rayon Sciences

La grande salle des Actes en Sorbonne un jour d’assemblée de la Faculté de théologie, le 5 mars 1717. Tirage photographique d’une gravure de Nicolas Edelinck, d’après un tableau de Nicolas Vleighels.

Sous la pluie d’automne,
descendant la rue de la Sorbonne,
sortant de la salle des Actes
où se réunissaient les dirigeants de l’Université,
comme dans un tribunal,
causant science, médecine et ingénierie
le long de longs pupitres antiques au bois gravé,

je me réfugie à la Librairie Compagnie,
mais comme toujours,
le rayon Sciences est caché dans le sous-sol,
au fond d’un couloir.

Il pleut.

On me dit que le livre que je cherche est chez Gibert,
alors je prends d’interminables escalators,
parce que comme toujours,
le rayon Sciences est caché au 5ème étage,
au bout de dédales bordéliques.

Ensuite j’achète un flat white à emporter
dans un café hipster,
il pleut,
et je feuillette dans le RER
4000 ans d’astronomie chinoise.

Not a victim

Rue de la Sorbonne, Pa. – pris lui-même dans des histoires tortueuses à résoudre –, avec son air français réac convaincu, m’offre ces quelques phrases : « Il faudrait expliquer aux gens que lorsque tu es agressée, il t’est arrivé un truc horrible à traiter, digérer etc., mais que tu n’as pas à changer de statut. Tu n’es pas obligée de te transformer en victime aux yeux du monde, avec tout ce qu’on t’inflige comme caractéristiques associées aujourd’hui. Toi tu restes toi. C’est juste l’agresseur qui en devient un. »

Nicolas de Staël, Rouge et noir , 1950

Normandie salie, i.e., avec les enfants

K. s’exclame : On dirait des châteaux.
Châteaux-falaises blancs dressés en enfilade à perte de vue, jusqu’à l’horizon où l’eau crayeuse et le ciel se rejoignent. Le duvet de l’herbe en coulures vertes battues par le vent. L’errance iodée de l’eau et l’éclaboussure entre les virgules pâmées des goélands argentés. La lumière, quand elle se pose, celle des tableaux. Pays de Caux, immuable et à l’érosion certaine.

Et juste comme je termine d’esquisser ces lignes, A. vole à l’arrachée un galet à K., le balance dans la Manche provoquant larmes, drames et impertinences hérissants – qui me rappellent combien A. a le don d’éclater en miettes mes madeleines les plus apaisantes.

Pays de Caux, immuable sous certaines conditions, août 2024

Au bureau, au bord d’un Finger Lake, avec des lucioles

On est quand même parti en vacances, en mode freestyle, rassemblé des affaires de camping en une soirée, tranquillement et dans une efficacité incitée par l’épuisement, la nécessité et l’envie d’être sur des routes vertes et interminables – à réfléchir à des problèmes physiques – en écoutant Bashung.

Le plaisir idyllique de chatter avec un collègue et de dessiner des courbes sur une feuille quadrillée au bord d’un lac, pendant que le soleil s’enfonce derrière une montagne. La petite brise qui fait bouger ma robe, je redescends les manches du chemisier en lin qui m’habille, et quand le monde s’obscurcit, les lucioles pulsent.

P. dit : « Si on mettait des antennes, on pourrait peut-être les détecter comme des transitoires. » Il rentre se coucher avec les enfants dans la tente. Je continue à tracer des figures.

Un peu plus tôt, un vieux d’une caravane est venu me faire la leçon : « Vous êtes sur votre téléphone alors que le soleil rougit sur le lac, profitez de vos enfants, tout ça passe en un clin d’oeil. » [Puis je ne sais quels compliments sur ma robe et mon allure – bref.]

Eh bien, si vous saviez comme je profite exactement de la vie, du coucher du soleil, des lucioles (de mes enfants probablement pas, mais j’ai fait la paix avec ça, et je crois qu’eux aussi), des nuages d’étoiles dans le ciel – lorsque comme maintenant, je fais dans ce cadre ce qui me plaît : de la physique et de la prose. Chacun sa façon de s’approprier le monde, le parfum de l’air et la déclinaison des couleurs. Voici la mienne ; et je ne la changerai pas, merci bien.

Son : Alain Bashung, Tant de nuits, in Bleu Pétrole, 2007. Un des albums tardifs de Bashung, mes préférés, surprenant et puissant.

Carte des Finger Lakes, extrait de la carte de l’État de New York, Black’s Atlas, Ed. 1867

Chicago Dissection – Part II

Lorsque les sens se noient dans la bouillie cérébrale, heureusement, il reste le squelette bienvenu des mots. Voici en quelques points la dissection d’un état estival post-frénésie. Le feuilleton dégoulinant de l’été.

Avec aplomb, j’ai entraîné ma petite foule enthousiaste au Miller’s Pub et à Blue Chicago, et dans les avenues inquiétantes du Loop dans mon propre pèlerinage. Jusqu’à la dernière minute, avec tant de joie, j’ai peaufiné ce travail entrepris collectivement depuis des semaines : faire résonner les présentations des uns et des autres pour construire une storyline unie. C’était joli, notre session G. où nous nous renvoyons des gentillesses et nos expertises au fil de nos propos. Et ce sera toujours ça que je mettrai en avant dans G., le plaisir du partage.

Mais ce rôle, c’en est un, et il vient avec un coût. D’habitude, nous faisons ça en duo avec O. ou avec les membres de la direction de mon laboratoire. Cette semaine à Chicago, j’étais seule responsable – responsable de l’élan positif, de protéger mon expérience contre le scepticisme clanique, introduire du liant pour être acceptés dans une communauté déjà constituée.

Dans les coulisses, seule à chercher à résoudre, encore et encore, les problèmes des autres, et prendre entre les bras les larmes et les chaos, avec un lot de blâmes, d’insécurités de jeunes et de moins jeunes.

Et quand tout est terminé, les résultats sortis, les étapes franchies dans G., les présentations brillamment données par toute l’équipe, et le networking effectué, la représentation achevée, je sais le travail accompli par tout le monde, le mien aussi… et je fais un vol plané dans le néant et l’épuisement.

Son : Pixies, Where is My Mind? in Surfer Rosa, 1988

Alexander Calder, Flamingo, 1973, sur la Federal Plaza, Chicago. Juin 2024

Chicago Dissection – Part I

Lorsque les sens se noient dans la bouillie cérébrale, heureusement, il reste le squelette bienvenu des mots. Voici en quelques points la dissection d’un état estival post-frénésie. Le feuilleton dégoulinant de l’été.

Il y a celle à la carrure grande et forte qui me raconte comment un ministre l’a appelée « Madame » tout en donnant du « Docteur » à son collègue. L’autre qui m’explique qu’elle avait mis du temps à accepter de bien s’habiller car elle avait peur que les hommes ne la voient plus comme une expérimentatrice. Elle me montre ses talons taupe : « Mais j’ai toujours dans mon bureau une paire de sneakers sales pour aller dans mon lab. » Je déballe à mon tour ce moment mémorable où un chercheur “bienveillant” m’a demandé comment j’allais gérer mon stress, à la présentation de mon projet de direction.

Et puis, dans la chaleur abêtissante, sur les bancs de bois du Plein Air Café, j’écoute longtemps une jeune doctorante aux cheveux longs qui dit : « Je ne comprends pas pourquoi, dès que j’ouvre la bouche, il me fait comprendre que c’est nul, et dès que c’est mon camarade, c’est toujours super. C’est comme ça depuis des mois, je n’en peux plus. »

Plus tard, me faire crier dessus dans les rues sombres du Loop par le directeur de thèse en question, à qui j’expose la chose – avec trop peu de tact et de stratégie. Encaisser, écouter, garder mon calme, et faire tourner mon cerveau très vite pour sortir de ce non-sens émotionnel qu’on m’inflige.

Je crois que c’est tout cela qui m’a terrassée, cette violence et cette solitude infinie – la solitude d’être celle à qui on s’accroche, celle responsable de l’âme de la collaboration G., celle qui doit tenir et être irréprochable dans un monde dur et biaisé.

Son : Clara Ysé, Pyromanes, in Oceano Nox, 2023

Joan Miró, Miró’s Chicago (titre original : The Sun, the Moon and One Star), 1981, caché entre le Cook County Administration Building et le Chicago Temple Building. Juin 2024

Magnifique Hilary

Quand je retrouve le concerto pour violon de Sibelius au détour d’un entretien sur France Musique avec Hilary Hahn, c’est une triple sensation de retour dans des bras chers, un embrassement qui va à l’embrasement. J’aime dans Hilary Hahn cette intelligence fougueuse et gracieuse. On la sent terriblement cérébrale, mais avec cette amplitude culturelle et une sensibilité parfaitement dosée. Avec elle, on peut se laisser emmener dans des tréfonds musicaux et ré-émerger nourrie, pleine d’allant, mais les pieds sur terre. C’est ça bien sûr qu’il faut viser dans la vie – ces dernières semaines, je me suis perdue dans les petitesses et les insécurités, il faut pourtant toujours être dans l’aventure et la grande humanité, retrouver quelque part la certitude et l’éternelle motion.

Son : Jean Sibelius, Concerto pour violon, Op. 47 : III. Allegro, ma non tanto, interprété par Hilary Hahn et le Swedish Radio Symphony Orchestra, dirigé par Dieu, pardon, Esa-Pekka Salonen. Et j’adore le commentaire si nature de Hilary Hahn sur ce mouvement « C’est fun, c’est si rock. »

Hilary Hahn interprétant Sibelius, au CSO, 2019

D’audace et d’enthousiasme

Mi., le directeur du laboratoire franco-japonais ici, nous montre les maquettes des détecteurs de neutrinos : Kamiokande (diamètre 19m, hauteur 16m), Super-Kamiokande (diamètre 19m, hauteur 42m), et Hyper-Kamiokande (diamètre 68m, hauteur 71m). Ces énormes cavernes creusées dans la montagne japonaise, emplies d’eau et autres liquides purs et aux parois tapissées d’ampoules ambrées iridescentes, qui collectent la lumière émise au passage de particules relativistes. C’est une incroyable prouesse technologique – O. s’exclame : quand certains disent que la détection radio autonome ne va pas fonctionner, il faudrait leur remettre ça dans la gueule. Ou bien LIGO. Aujourd’hui, les gens disent : « Mais bien sûr, les ondes gravitationnelles, leur détection était évidente, la physique est bien comprise, c’était très jalonné. » Laissez-moi rire. Quand j’ai commencé ma thèse, LIGO, c’était de la science fiction au mieux, une grosse blague au pire…

L’autre qui disait de notre projet G. : « Ils ont trois antennes, c’est nul, » n’a aucune mémoire du fait que les expériences ne tombent pas du ciel, que lorsqu’on démarre un nouveau domaine, ça commence par treize antennes, puis quatre-vingt, puis un jour, mille puis dix mille. Si Rainer Weiss s’était laissé démonter par tous les timorés, il n’aurait jamais suspendu ses miroirs au bout de trois autres poids, fait le super-vide dans des tunnels de 4 km, cherché à mesurer une déformation de distance d’un dix-millième de la taille d’un proton. Si Francis Halzen s’était laisser démonter, il n’aurait jamais construit un laboratoire en semi-lévitation au Pôle Sud puis foré 86 carottes de 2500 m de profondeur dans la glace pour construire le détecteur de neutrinos IceCube, dans des conditions plus qu’extrêmes.

On n’a jamais fait de la physique en ayant peur d’être ambitieux. En se disant que c’est trop compliqué, que c’est trop coûteux, trop dangereux, trop alambiqué. Les plus belles expériences, finalement, ce sont les plus audacieuses.

Alors, quand Mi. nous dit, de retour à son bureau : « Il est vraiment super, votre projet G. Moi je suis persuadé qu’un jour, vous serez célèbres. » je garde ça précieusement dans mon tiroir à jolies phrases et surtout à belles personnes. C’est avec ces soutiens et ces enthousiasmes-là qu’on a toujours avancé dans la science.

Photo-multiplicateurs (toutes les ampoules dorées) à l’intérieur de la cuve du détecteur de neutrinos Super-Kamiokande, 2006.

Vacances !

La route vers le Grand Sud – de nuit – est longue : le temps de lire à voix haute des articles sur John Wheeler et ses 46 doctorants de Princeton en traversant la Virginie occidentale, de disserter sur le principe anthropique en traversant la Virginie, d’écouter tout Nina Simone en traversant la Caroline du Nord, du Charleston des années 20 en traversant la Caroline du Sud.

Pour le déjeuner, je déniche un take away sur la route dans une cahute désolée, et nous mangeons des collard greens, du yellow rice with gravy, du fried chicken et du smothered pork chops, le tout accompagné de corn bread, cuit dans les fourneaux d’une dame du Great South.

À la bouffée humide de l’air à la sortie de la voiture et au contact de la nourriture sur les papilles, je suis envahie de ce sentiment de me retrouver, sous forme d’une madeleine dont je n’identifie toujours pas la source. J’ai cherché longtemps : un mélange d’Atlanta, d’Italie, de nos vacances en Catalogne à la sortie du confinement, notre road-trip vers la Louisiane au moment du volcan islandais… Et ce luxe rare d’être partie avec une todo-list réduite à zéro, d’avoir mis un répondeur automatique sur mes mails. En plein mois de mars. Improbable.

Tout étant parfait, y compris les garçons, qui sont des modèles de petits voyageurs curieux et flexibles, j’en profite pour être stressée, odieuse, rigide, pour être saoulée par les commerçants, les petites situations ratées, pester toute la journée et être de mauvaise humeur. Tout ce que j’ai arrêté d’être dans la vie (?), d’un coup, j’ai une envie irrésistible de le déverser dans les marais de Caroline du Sud. C’est donc ça, les vacances…!

Son : [Je n’allais pas vous épargner ça !] Phénoménale Nina Simone dans, Sinnerman, in Pastel Blues, 1965.

Angel Oak Tree, Johns Island, South Carolina. L’arbre aurait 400 ans.