Bellefonte

J’aime beaucoup Bellefonte, ce coup de cœur de Talleyrand, coquet vestige industrieux tout en briques, aux anciennes cheminées d’usine et aux moulins suspendus sur une rivière gonflée de printemps. L’eau et les rails se faufilent entre les collines appalachiennes, dans des bois aux consonances amérindiennes. Chasse aux œufs pailletés sous le déluge (disons plutôt une session de football américain dans un champ de boue parsemé de boules en plastique, à saisir dans la bousculade et les larmes – mais quel carnage et quelle étrange notion de Pâques), un aller-retour dans une vieille locomotive restaurée par la société des chemins de fer historiques, et pour finir, latte et chocolats chauds dans un café bobo, à lire Feynman, pendant que les garçons travaillent leurs manuels de français. La paix et la merveilleuse compagnie.

The Bellefonte Central Railroad: (gauche) Un train BCRR quitte State College, circa 1910; (droite) Conducteur George R. Parker et son « bateau » à la station BCRR derrière l’ancien Main Engineering Building.

Richard in love

Richard Feynman et son Surely You’re Joking Mr Feynman, est la raison principale pour laquelle j’ai choisi d’aller à Caltech pour mon postdoc. Mais on m’a raconté de drôles d’histoires à Caltech. Et Mme C. aussi, m’a raconté bien des choses. J’étais prête à le dépeindre comme un horrible womanizer dans mon chapitre – et je me décide tout de même à re-vérifier mes sources. Je tombe sur un article de Sotheby’s qui met en vente ses lettres d’amour à sa première femme. Son premier et grand amour, décédée à 25 ans de tuberculose, alors qu’il travaillait à Los Alamos sur le projet Manhattan. Jusqu’à la fin, aveuglé malgré son amour, ou par son amour, il lui aura écrit d’être plus « gentille », d’arrêter de pleurer et de se plaindre… Ce n’est que dans son avant-dernière lettre qu’il finit par comprendre.

My Wife:
I am always too slow. I always make you miserable by not understanding soon enough. I understand now. I’ll make you happy now.

I understand at last how sick you are. I understand that this is not the time to ask you to make any effort to be less of a bother to others. It is not the time to ask any effort at all from you. It is a time to comfort you as you wish to be comforted, not as I think you should wish to be comforted. It is a time to love you in any way that you wish. Whether it be by not seeing you, or by holding your hand, or whatever. […]

I will come this week and if you don’t want to bother to see me just tell the nurse. I will understand darling, I will. I will understand everything because I know now that you are too sick to explain anything. I need no explanations. I love you, I adore you, I shall serve you without question, but with understanding.

I am sorry to have failed you, not to have provided the pillar you need to lean upon. Now, I am a man upon whom you can rely, have trust, faith, that I will not make you unhappy any longer when you are so sick. Use me as you will. I am your husband.

I adore a great and patient woman. Forgive me for my slowness to understand. I am your husband. I love you.

— Lettre de Richard Feynman à Arline Feynman, 6 juin 1945

Sa femme Arline décède dix jours plus tard. Il raconte dans ses mémoires son périple pour arriver à son chevet depuis Los Alamos, après avoir crevé sur la route je ne sais combien de fois, quelques heures à peine avant la fin. Et c’est un mois plus tard que la première bombe atomique détonne dans le Nouveau Mexique.

Ensuite, pendant seize mois, Richard continue d’écrire à sa femme morte.

C’est bien plus intéressant ainsi, que d’étiqueter quelqu’un avec un hashtag #metoo, d’explorer sa complexité, son vécu, sa vie construite dans le flot sociétal.

Richard et Arline Feynman, au sanatorium d’Albuquerque

Madison, Wisconsin

Pourquoi suis-je venue à Madison, déjà ? Pour passer une journée dans le bâtiment de physique à parler à quelques collègues sans résonance particulière ? Pour me réveiller à 5h du matin et manquer de vomir en lisant un mail de trois pages ? Pour passer l’aube dans des calls à m’enfoncer dans d’autres problèmes, sous la lampe Tiffany de ma chambre d’hôtel ? Pour marcher dans la tempête de neige, les doigts gelés sur mon cappuccino avec l’envie de pleurer ? Pour perdre un samedi en transit à l’aéroport de Chicago, et passer des appels pro urgents dans le brouhaha ambiant des annonces de portes d’embarquement ? Nous échangeons factuellement rapidement avec O., mais je me tais sur mes états d’âme – il a bien d’autres choses à gérer, et c’est ainsi que notre relation fonctionne de façon si saine.

J’imagine que je suis venue à Madison pour découvrir, entre deux rendez-vous, les jolis chiffres d’un vote lointain, à Paris, qui tracent des rails sur mon avenir pour les cinq prochaines années.

Des messages aimables pleuvent dans ma boîte et tout cela me touche. Mais c’est étrange, le décalage temporel et spatial dans lequel je me trouve. Rien n’a de corps et j’échange à peine avec mes collègues, dans des fils ténus et virtuels. Parfois je me demande si j’existe vraiment, si cela est une fable, un conte que j’ai inventé dans ma tête, comme ce chapitre dans lequel je me suis réfugiée. Et probablement, c’est bien aussi, de temps en temps, de perdre corps, pied, tête, de ne plus vraiment exister.

La tempête de neige commence tout juste, à Madison, Wisconsin, mars 2024

Le processus d’écriture [1] : Cancel culture ou pas

Au cours de mon voyage dans le grand Sud, je ressasse mon chapitre 9, celui qui commence sur une scène d’un film de Woody Allen. Mon éditeur avait commenté, lors de notre entrevue à Paris : « Il n’est pas en odeur de sainteté. Mais ce n’est pas grave, c’est toute la question, justement, de vouloir ou non séparer l’œuvre de l’homme. » Soudain prise de doute, je passe une nuit à scanner les sites people et les articles de journaux, les Mostra de Venise et autres, pour comprendre de quoi on l’accuse. J’adore les films de Woody Allen et son talent fou. Je ne sais pas comment me situer par rapport à la cancel culture. Mais je ne veux pas mélanger les batailles. Une phrase comme « Il y a l’attraction évidente de Woody » pour faire un parallèle avec l’attraction gravitationnelle, ça ne passe pas du tout dans ce contexte ! La conclusion est claire : mon chapitre est entièrement à ré-écrire.

Je passe toutes mes autres nuits à chercher une scène de film de remplacement, qui me touche et qui puisse servir de trame à mon propos. En vain, j’épluche les grands classiques, tous les films avec Audrey Hepburn, tous les films avec James Stewart, et puis les modernes, les Almodovar, les Wes Anderson, je cherche dans les couleurs de Jacques Demy, dans le sourire tordu de Harrison Ford, celui de Hugh Grant, les films romantiques à grandes robes, ceux intimistes à grands silences, les films indépendants et les blockbusters… En cinéma, je suis aussi éclectique qu’en musique (i.e., sans goût…?). J’aime tout ce qui est de qualité, et qui touche l’une de mes multiples fibres. Et pourtant, je ne trouve pas mon bonheur. J’en perds le sommeil et m’enfonce dans une sorte de déprime anxieuse. Tout ça pour un chapitre et un extrait de film. On ne pourra pas dire que je ne vis pas intimement cette écriture.

Woody Allen, Goldie Hawn et Alan Alda, dans Everyone Says I Love You, dir. Woody Allen, 1996.

Impro du soir

Ce soir dans un jazz-club à Charleston, la chanteuse à la voix réconfortante, le bassiste, le batteur, et puis le pianiste sur lequel mes garçons s’extasient. Je ne pourrai plus jamais écouter d’impro piano jazz un peu mélancolique sans être transportée dans une non-réalité. Sans y entendre des bribes d’autre chose. Dans ces rêveries musicales à la coloration nostalgique, surgissent d’autres murmures, d’autres phrases et d’autres mots tissés entre les notes, cette lecture d’une page d’âme, le court-métrage d’un battement de cœur.

Son : Anthony Jackson, Michel Petrucciani, Steve Gadd, September Second, in Trio in Tokyo, 1999

Tupelos et cyprès chauves

Tant de géométrie naturelle. Le plan et les lignes verticales, le plan et les lignes radiales. L’eau est si noire qu’on s’y noierait avec les yeux. Si lisse qu’on y glisserait avec le regard. Pourtant c’est aussi vert pétant, lumineux, aux percées de soleil entre les troncs comme des jets enchantés. Et l’immobilité entrecoupée de ces ronds dans l’eau, ces plocs qui tombent dans l’oreille telle une mâchoire dentée ou la bulle d’oxygène d’une bouche ichtyologue. Le fil simple dessiné par un moustique vous rappelle à la réalité.

Son : ou alors une forêt de saxophones sopranos ? Sidney Bechet, Les oignons, 1949, avec Sidney Bechet et l’orchestre de Claude Luter.

Tupelos et cyprès chauves, Savannah Coastal Refuges Visitor Center, mars 2024

Neuf alligators-supernovae dans les wetlands de Savannah

Le premier, c’était une surprise, entre une écluse et un monticule herbu, en marbre noire et lisse, le dos battu par une spartine qui ployait sous la brise. On se demandait même s’il était vivant.

Le second flottait dans l’eau, parmi les roseaux ocres, dos sombre et long, et les yeux comme des protubérances qu’on repérait à distance.

Le troisième et le quatrième étaient une mère et son petit, tout au bord de la route. La femelle mesurait bien cent vingt centimètres, son protégé à peine cinquante. Quand nous nous rapprochons, elle ouvre son œil de verre – l’un de ces calots noirs de la cour de récré – et surtout la gueule. Nonchalamment. On peut compter ses dents.

Le cinquième était un jeune, mais déjà émancipé, au visage finement dessiné, accoudé sur une branche au milieu d’un étang fleuri, déposé sur une nappe de ciel bleu. Très photogénique et pittoresque.

Le sixième n’était pas loin : un mâle énorme, affalé sur une butte verte, lourd, puissant, noir, et au mouvent lent. La respiration lui soulève imperceptiblement le ventre. Quand il remue une patte, nous nous réfugions dans la voiture.

Le septième était déguisé en feuilles mortes de l’autre côté de la rive boueuse.

Les huitième et neuvième : des rondins bruns à contre-jour sur une digue de boue et de sable. Les pauvres, étant loin et arrivant tard, ont eu une attention et des cris de joie limités.

Si l’on rapporte la taille des wetlands en bordure de Savannah à un cube d’Univers de 300 mégaparsecs de côté, le taux d’occurrence des alligators est similaire à celui des supernovae à effondrement de coeur : une dizaine par jour.

Gators 3 et 4, Savannah, mars 2024
Gator 5, Savannah, mars 2024
Gator 6, Savannah, mars 2024

Savannah,

ses maisons colorées ponctuées de squares de briques et de fleurs, gaie et authentique, aux fantômes apprivoisés, à la chaleur étouffante. La Olde Pink House se déjeune comme un labyrinthe-musée, et de grands arbres posent leur ombre sur le quadrillage des rues. C’est cette végétation sombre qui enveloppe et apaise Savannah – un tel contraste par rapport à Charleston, qu’on a piquée de palmiers.

Katie Napoli, Savannah Toile de Jouy

Lowcountry

« Plan of Charleston, S.C. », 1849. Historical Maps of Alabama collection, University of Alabama Department of Geography

À la croisée d’un trois mâts et la promesse d’un nouveau monde
De longs champs de coton et des fers et des fouets
Des corsets, des rubans, des mousselines colorées
Charleston, c’est du Technicolor grandiose, d’innombrables romans de gare, des histoires qui se susurrent ou se murmurent. Mais surtout, le poids omniprésent de la souffrance et de la misère –
Et ce n’est pas le Disneyland du paranormal, les Ghost tours, qui entretiennent le frisson inconfortable quand on parcourt le Lowcountry. L’esclavage, c’était il y a cent cinquante ans : quelques générations, c’était hier. Comment construire sur des champs brûlés, des terres données puis reprises, sur de l’inhumanité dans sa forme la plus abominable ?
Le Rainbow Row et tout le French Quarter est riant, bobo, coloré, de briques et de volets au vert quasi noir. Les cafés et les pubs vendent des mets exorbitants dans cette atmosphère vintage-luxueuse que l’on retrouve partout.
Mais dès qu’on s’éloigne de cette façade, l’Amérique délabrée : l’alternance de fast-foods douteux et de terrains vagues en sable battu, que des noirs-américains esseulés qui déambulent le long de routes sans âmes, dans une allure qui crie leur pauvreté, les rails rouillés qui se traversent comme on écrase le passé, mais sans réussir, encore, à s’en affranchir.

Terre en vue

Le sucré des camélias mêlé de sève de pins
L’envoûtement vert sombre
Dans les immenses jardins de Charles Towne Landing
Premier campement des colons du trois-mât Caroline
Les mille et un plans en drapés de mousse espagnole
La dentelle par grappe qui ciselle la lumière
Dans les branches massives des chênes entremêlés
Les racines comme des reptiles courant sur le sable
Les clairières d’eau saline
Dans des labyrinthes de spartines
Trois hérons blancs et une pancarte :
« Caution Alligators »

Charles Towne Landing, South Carolina, mars 2024