UDel

À UDel, le campus et les ruelles de la ville qui l’abrite ont le charme de la Côte Est. F. m’accueille généreusement avec son fort accent allemand, sa bonhomie et son expertise radio. Son équipe a l’air si heureuse. Les doctorants du département à qui je fais longuement la conversation ont l’air si heureux. Je me sens très habitée quand je donne mon colloquium et que je présente cette photo d’antenne dans le désert de Gobi dans le couchant, qui date de la veille. Mais aussi quand je présente des résultats pionniers de modélisation de signaux radio dont j’ai eu l’intuition. Le soir, F. et son équipe m’emmènent dans un bar tout en bois et en briques, déguster des burgers, et continuer à parler science et vie. Très naturellement, nous dégainons nos macbooks parmi les bols de frites et comparons les spectres que nous mesurons en Argentine. Dans cette discussion technique pointue que je n’aurais jamais pensé pouvoir tenir il y a encore quelques mois, j’ai une joie secrète à ce que F. me parle comme si, comme lui, j’avais passé ma carrière à faire de la radio-détection. Tout ça, c’est aussi grâce à P. qui est entré dans une frénésie d’épluchage de données, et qui comme dirait O. « abat un boulot de malade pour la collaboration », produisant une panoplie de codes d’analyse, avec lesquels j’ai aussi pu jouer. Je dis : ce projet, c’est une drôle d’histoire de famille.

Mission sur le terrain oct. 2023 : antenne du prototype de G. dans le désert de Gobi au couchant. F.M. tous droits réservés.

Flamboyances

Les trois heures de route jusqu’à Philly sont une enfilade de flamboyance. De vallée en gorge, puis dans le dégagement des plaines ponctuées de fermes de bois rouge liseré de blanc, le long des rivières aux noms qui attrapent les rêves : Juniata, Susquehanna… Partout cette tapisserie de roux, de cuivré, de toutes les déclinaisons possibles de l’orange. Je roulais, seule, les couleurs me brûlant les yeux et jusque dans la poitrine. Dans les étincelles de mon cerveau, je construisais les phrases de la fin de mon chapitre, cherchais confusément l’axe du suivant. Je me trompe quatre fois de route… Et cette pensée si forte et douce qui me traverse : quelle chance d’être seule avec moi-même pour vivre pleinement cet enchantement. Ça n’aurait supporté aucune présence humaine. Mais bien sûr a posteriori, la nécessité viscérale de l’esquisse et du partage.

Meyer, encore, comme une évidence pour accompagner cet été indien pennsylvanien : Edgar Meyer, Concerto pour violon : II. Dramma musicale, eroico, lirico et gioioso. Interprété par Hilary Hahn, Hugh Wolff, Saint Paul Chamber Orchestra.

Flirt automnal

Je me hâte dans les rues longues, larges, bordées de maisons pennsylvaniennes à porches. À un carrefour, comme je m’apprête à traverser, dans le ciel bleu discret, pur et froid,
d’un coup cette envolée de feuilles
jaune d’or
qui montent dans le bleu
une nuée

Je m’arrête. On a l’impression, parfois, que la nature se met en scène pour vous
pour le moment où vous arrivez à ce carrefour avec votre bazar dans la tête.
Elle s’est faite belle et vous intime de regarder. De capturer.

Impossible à capturer avec un iphone
Je la capture avec les mots, tant que je peux
sans arriver à en rendre la sensation
éphémère
suspendue

Sensation délicieuse qu’on s’est faite belle pour vous

Merrlow-Pauntee

Dans mon café bobo, je discute au téléphone avec ma belle A., qui me parle de sa crise de la quarantaine et des derniers épisodes de sa tentative de fuite. –tout en essayant de compiler un code en C++, en suivant les instructions brillantes d’un ingé soft qui me débugge tout ça en live depuis Paris (parfois, il faut croire que les dieux se personnifient en ingés soft).

Le téléphone raccroché, le code compilé, le matcha latte bu, le type à côté de moi m’alpague : « Pardon, vous êtes française ? » [en français-avec-accent-américain dans le texte]

Je suis toujours prête à me laisser séduire par converser avec des beaux gosses tenured professor en philosophie à mon université d’accueil, qui ont vécu un peu à Paris, et dont les recherches portent sur … les philosophes français du début du 20ème siècle et en particulier Merleau-Ponty.

Il dit tous les mots-clés : existentialism, Les temps modernes… Le cœur battant, je me dis mon Dieu, me voici dans un nouveau roman, après en avoir reçu un ce matin au courrier, comme tout cela est palpitant !

À peine contenue, je lui balance : « Alors vous connaissez Sartre ! Vous avez lu ses pièces, j’imagine ? » Mais lui : « Non, malheureusement, je n’ai pas vraiment lu Sartre, juste vite fait son essai L’existentialisme est un humanisme, dans sa traduction anglaise… »

J’entends la chute fracassante des livres autour de moi, comme un saccage de la petite librairie de Funny Face, toute une bibliothèque qui s’effondre sur ma tête. Je garde ma composition, mon sourire, je crois qu’il me tend son prénom, s’apprête à me demander mon numéro, mais je n’entends plus rien, parce qu’à quoi bon la suite, franchement. Faire de la recherche sur Merleau-Ponty et ne pas avoir lu Sartre ? WTF ? Je suis tellement déçue de l’humanité qu’il me faut lire et annoter une bonne cinquantaine de pages de manuscrit de thèse sur des émissions multi-messagers de supernovae avant de m’en remettre.

Funny Face, avec Fred Astaire & Audrey Hepburn, 1957

Fall leaves

Nous fuyons la ferme transformée en Disneyland boueux pour le week-end (tours en tracteur, tunnel de foin, corn maze, toutes d’excellentes idées s’il n’y avait pas une queue monstrueuse d’américain.e.s habillé.e.s en jogging avec leur marmaille hurlante, et une odeur à vomir de baraque à frites).

Nous roulons dans la forêt : toujours ce curieux contraste entre le gris intemporel et les colonnes de couleurs vives qui vont vers le ciel. Au son de Sufjan Stevens, je songe –

à N.おばあちゃん. Qui flotte autour de moi, dans l’espace et le temps, puisqu’elle n’a plus à obéir à la physique quantique. J’ai eu la chance de grandir portée par ces certitudes-là. Ces personnes qui sont certaines, quoi que vous fassiez, que vous êtes la plus formidable, que vous ferez le plus beau métier du monde, que votre mari est parfait et vos enfants magnifiques. Cette personne qui vous a toujours dit : « Tu es ma première petite fille, » avec une telle fierté dans le regard. Ça aide, n’est-ce pas, ensuite, à être une fille de fromagers et obtenir tout ce que je veux.

Dans les chemins forestiers, je dis à A. une phrase très simple, et il partage ma peine, la transforme en ses larmes. Il est surprenant, épuisant, horripilant, et surprenant, si intense et émouvant. Surprenant encore, ce soir, lorsqu’il se met au piano avec son cahier où il a noté quelques phrases musicales. Quand il les joue, il est au désespoir : « Je n’arrive plus à composer quelque chose de beau. »

Je lui dis toutes les banalités qui me passent par l’esprit : la création, l’inspiration, ça ne se commande pas, ça va, ça vient. Mais il faut toujours garder de la place pour qu’elle puisse surgir, se rendre disponible pour ce moment. C’est beaucoup de joie et aussi de la souffrance. Mais ton envie de partage, ton envie de sortir ces choses qui t’habitent, c’est ça qui te rend spécial et artiste.

Il y a ces 5% de ma vie maternelle où je suis persuadée que je ne me suis pas trompée.

Bande originale : Sufjan Stevens, Death with Dignity, in Carrie and Lowell, 2015.

La madeleine Saint Michel de Proust

Je suis si fatiguée, et j’ai froid. J’essaie de faire les choses avec application, rayer ma todo liste infinie de bureaucratie, mener mon projet neutrinos avec « autorité et bienveillance » (sic), écrire mon chapitre, écrire d’autres choses aussi. J’essaie, dans mes interactions, d’être aussi juste que possible, de donner de moi ce qui compte à l’instant, ne pas forcer, d’avoir la couleur attendue, tout en étant moi-même. [Me voilà en train de rédiger une séance de yoga-méditation. Urk.]

O. est parti pour la Chine et j’ai un double sentiment idiot de gamine abandonnée et de la porte-parle qui passe à côté de quelque chose, de ne pas être là où cela se joue.

Ce matin, je mange une madeleine Saint Michel que j’ai rapportée de Paris pour les enfants, et j’en ai presque les larmes aux yeux de ce goût de la France. J’écris à un être cher – lui aussi envolé en Chine, qu’est-ce que c’est que cette migration géographique ciblée des gens qui m’importent ? – « c’est donc ça, en fait, la véritable madeleine de Proust. »

Au bureau, à Presidio, San Francisco

Si Chicago sentait la deep dish pizza, San Francisco sent la pisse, la beuh et la crasse. Le matin, je fais de la bureaucratie dans un café branché à Mission District, entourée d’oeuvres natives-street-art étranges. L’après-midi, je manque de vomir dans des bus qui cahotent jusqu’à la baie, et je me hisse tout en haut du Presidio pour écrire une demande de financement avec vue sur le Golden Gate Bridge. La serveuse appelle : « Electra ! » quand mon matcha latte est prêt, et cette touche heureusement me ramène à ces pages.

Je me souviens maintenant que je n’avais jamais compris cette ville. J’aime par ici la côte tendue de landes vertes battues par le vent, le Pacifique si froid, les éléphants de mer et leur aboiements rauques. J’aime le souvenir de ces premiers pas de tango au bras d’une belle italienne, dans le mouvement cathartique des vagues (juin 2009). Celui des huîtres à Point Reyes avec P., portée par cette joie immense, formidable, indescriptible, d’avoir décroché un poste au CNRS (avril 2011).

Mais cette ville. Cette chose si fausse, comme les gens, cette illusion californienne de richesse et de joliesse. Des jouets pour enfants : les maisons de poupée qui ne sont que façades, des tramways en bois laqué bondés de touristes, un pont rouge sous lequel passent d’énormes containers venant de Chine et des bateaux militaires. Et dans les rues cette odeur de pisse et des hommes édentés, hagards, qui errent d’immeuble désuet en boutique mal famée. Décidément, quelque chose ne colle pas entre la Californie et moi.

Velours et minéral

Sur le reste du trajet, les émotions tour à tour se battent dans ma gorge : au-dessus du Colorado, le déroulé des Rockies recouvertes de velours orange ou rouge. Jamais je n’avais contemplé cette saison depuis les airs. Puis les découpures de la Terre en Utah et en Arizona, dans des strates aux déclinaisons mauves, pourpres et brunes, de grands dinosaures couchés figés par maléfice, et des fractales ciselées dans la poussière. Heureusement, au bout d’un moment, les nuages recouvrent tout, et je retourne à de la bureaucratie de chercheuse.