Dephased

Moi : Je suis tellement déphasée que la première chose que j’ai faite en rentrant, est d’oublier d’aller chercher mes enfants et de me faire appeler par l’école…
Lui : Déphasé, c’est le bon mot. On est parti de cet endroit sec, plein de sable, immense, hors du temps, où tout se déroule lentement, et soudain en un clin d’œil (enfin, en 18 heures de transit) on se retrouve quelque part où il fait froid, vert, humide, dense. Sans compter le retour brutal à la vie familiale et les deux mille mails sur lesquels on a procrastiné. Mon cerveau n’arrive pas à processer cet écart. Je vais me coucher pour voir si demain, ça ira mieux.
Moi : Exactement. Perso, j’ai dormi quatorze heures, mais je peine encore à donner un sens à ce qui m’entoure.

Ce que je ne lui écris pas, c’est le bien fou que me fait cet échange. De lire mon ressenti par des mots d’autrui – en anglais, et dont je peux imaginer l’accent. Ce partage tissé sur deux semaines dont la silhouette subsiste par-delà les fuseaux horaires. D’avoir encore dans la tête tant de vent et de sable, ces lumières du couchant, ces nuages de Magellan, et de me sentir moins seule avec mes souvenirs.

Nobuhiro Nakanishi, Layer Drawing, Light of the Sunrise 2, 2012

Les connexions

Santiago Ramón y Cajal, Sphenoidal cortex, circa 1894, the Cajal Institute and the Spanish National Research Council

Lorsque j’arrive à l’aéroport de São Paulo, j’ai la gueule de bois d’avoir passé les deux dernières semaines ivre, pas que de Malbec, mais surtout de vent et de gens. J’ai du sable de la pampa partout. Dans les oreilles malgré les douches, dans tous les interstices de mon portefeuille, dans les coutures de mon sac, dans les chaussures, le téléphone. J’ai le coeur ridiculement ensablé des multiples découvertes humaines. Ces gens. Cette richesse, ces histoires vraies de la vie.

Les petits-déjeuners avec Ralph. M’échapper avec T. d’une session de présentations, aller faire voler son drone au soleil couchant ; ensemble contempler dans un silence serein les nuages-soucoupes et les longues ombres des touffes d’herbes dans la pampa depuis son oiseau mécanique à cent mètres d’altitude. Sentir ma main toute petite, serrée fort entre celles d’un collègue allemand, les yeux rougis par quelques compliments. Dans un bureau, pendant deux heures écouter une belle argentine déverser sa vie, sa fille, le père de sa fille, et toutes les joies et difficultés qui vont avec. « Pourquoi est-ce que je te raconte tout ça ? » s’arrête-t-elle d’un coup. Je me retiens de lui répondre : Oh c’est simple, comme dirait ma sœur, je dois dégager des phéromones cette semaine. La preuve ultime : pendant tout le dîner de collaboration Auger, un chat est resté accroché à mon siège.

À ce dîner, I. me confie, dans la pénombre, sous les arbres et à côté des moutons, dans l’odeur d’asado qui imprègne mon manteau : « Je crois que j’aime trop les gens. Ma mère me disait toujours d’arrêter de faire confiance. Mais on peut me blesser encore et encore, et toujours je finis par pardonner et trouver des excuses. » Je réponds que dans une certaine mesure, je suis comme ça aussi. Je sais les gens un peu noirs, un peu blancs, un peu gris. Et j’aimerais me concentrer toujours sur la partie blanche. Elle me sourit : « Exactement. Et tu sais, quoiqu’on en dise, je n’ai pas envie de perdre ça. » Je l’embrasse : mais oui, tu as raison. Il ne faut pas perdre ce regard, c’est notre qualité et non une faiblesse.

Je me rassois à côté de T. qui entre temps a fini son dessert. Plus tard, il m’attend pendant que je dis au revoir à tout le monde, dans d’étranges embrassades. Ralph me souffle : 7h demain pour le petit-déjeuner. T. et moi rentrons seuls sur une piste sableuse, dans la nuit noire. Il est une heure du matin. Orion comme un guide devant nous. Nous parlons de nos enfants et de choses sans importance, nous rions beaucoup. Il y a cette connexion douce qui nous soulève.

Je ne me lasse pas de voir les façades se morceler et révéler ce qui compte, au moment de ces ponts qui se tissent. La partie blanche et profonde des gens, qui me laisse surprise, éblouie, nourrie.

In the field

Dans les couloirs de l’Observatoire, cette question récurrente :
How was your field trip today?

Tous les jours, les quatre-quatre partent à l’assaut de la pampa, transportant des équipes de techniciens et de chercheurs, armés d’un talkie-radio, de boîtiers électroniques, de pièces mécaniques, de crème solaire, de chapeaux.

Visser, dévisser des câbles mâles et femelles
au voltmètre, contrôler des voltages
tester sur les panneaux solaires l’effet de l’ombre des grillages
attendre le clignotement vert de cartes mères rebelles.

D’antenne en antenne, déambuler et éviter les buissons d’épines.
On croise des chevaux sauvages, des vaches d’élevage, des serpents, des veuves noires, et de braves petites fleurs jaunes ou rose pâle, incongrues au milieu de l’aridité.

Pendant que M. termine sa série de tests, je m’abrite du vent, assise dans le sable, dos contre une antenne, je note les valeurs qu’il mesure sur mon téléphone. Les Andes, exceptionnellement enneigées cette année, semblent écrasées par tant de ciel.

La traversée des hémisphères et l’immensité crue a réussi à éteindre le flux de mots et de pensées dans ma tête. Je ne suis jamais aussi tranquille que in the field.

Antenne 84, G@A, nov. 2023

Truchas, nuages de Magellan, batteries et Malbec

Dique Blas brisoli, juste avant Las Truchas, nov. 2023

Quand on me propose d’aller dîner à Las Truchas, évidemment je dis oui. Nous sortons de la ville au soleil couchant, roulons sur des pistes dans la pampa, et nous arrêtons à cette maison basse au bord de la rivière, bordée de bassins, labyrinthe d’eau en pierre, où circulent les truites. Le repas est une merveille, la compagnie agréable. Au retour, le ciel est parfaitement dégagé. Nous nous arrêtons : ça fait partie du rituel de Las Truchas, de regarder, bien repus, le ciel étoilé. Je me rappelle, il y a plus de dix ans, le coup de poing au ventre à la découverte des nuages de Magellan, sur cette même route. Il doit faire cinq degrés tout au plus. Dans le noir, j’ai froid et j’avale de tous mes yeux la bande galactique diffuse basse vers l’horizon, et plus haut les deux coups de bombe blanche. On aurait envie de tendre la main et de cueillir ces duvets intrus suspendus dans le ciel.

Dans l’atelier batteries de l’Observatoire Pierre Auger, nov. 2023

De retour à la civilisation, une série de messages de M. m’annonce que son car depuis Buenos Aires est enfin arrivé et qu’il a commencé à travailler dans l’atelier de l’Observatoire. Je l’y rejoins. Le gardien me reconnaît. Les lumières sont allumées à plusieurs fenêtres du bâtiment. Les physiciens et ingénieurs sont toujours au travail. Quand il me voit arriver, M. pose ses outils et m’étreint longtemps et tendrement. Jusqu’à minuit, nous installons l’expérience qu’il a conçue pour mesurer les capacités de nos batteries. Dans l’une des salles de mécanique, la radio allumée passe des airs de tango.

À une heure du matin, nous partageons des empanadas et un verre de Malbec dans le bar d’en face. Il n’y a pas assez de temps, il faut rentrer se coucher et demain sera encore une longue journée. Mais j’ai un flot de paroles inarrêtable, et avec M. c’est si facile de se confier, de tout raconter, mes conflits internes et mes colères, les dernières péripéties de la collaboration : il sait et comprend tout, son regard et ses suggestions ont une humanité posée. Au moment de se quitter, il me dit : demain, on boira chez moi, et on se promet que demain, on parlera de la vie.

Ventarrón

Le vent a quelque chose d’inhabituel ici. Vent lourd qui plie et ploie les interminables rangées de peupliers, qui soulève le sable et en transporte jusque dans votre lit. Hier soir, toute la ville éteinte parce qu’un saule s’est abattu sur une ligne électrique. Nous mesurons des voltages dans les boîtiers électroniques de nos antennes sur les grandes tablées de l’atelier de l’observatoire, je télécharge et analyse nos dernières données, nous buvons du mauvais café en attendant que ça se calme et que nous puissions retourner sur le terrain.

Auger

L’un des 1500 détecteurs de nouvelle génération de l’Observatoire Pierre Auger, nov. 2023

Les deux premiers jours, je siège dans le comité de revue de l’Observatoire Pierre Auger et ils nous déroulent le tapis rouge : vols en classe business jusqu’à la pampa argentine, hôtel et restaurant haut de gamme, visite sur le terrain en délégation. Étrangement, je me sens à ma place parmi les cinq hommes seniors.

La physique au bout du monde se mérite : d’abord la série de sauts dans les airs, ville-obscure-de-Pennsylvanie, Philadelphie, Miami, Saõ Paulo, Mendoza. À Mendoza, je retrouve J. et I., qui prend le volant et roule à 160 à l’heure pendant quatre heures. Je suis comme immune à l’Argentine, mais la progression dans la pampa installe le calme en moi.

Et soudain, ce dégagement. La grande plaine qui s’ouvre, les Andes enneigées en enfilade sur la droite, devant nous un rift taillé au couteau sur des dizaines de kilomètres, et sur la gauche le Diamante, vieux volcan éteint comme un chapeau brun posé sur l’infini.

Province de Mendoza, Argentine, novembre 2023

À partir de là, c’en était fini de toute quiétude. J. répétait en boucle que le paysage était phénoménal avec son accent flamand, et j’étais soulagée qu’il exprime ce qui restait coincé dans ma gorge. Le lendemain, on nous emmène visiter une toute petite partie de l’Observatoire. On roule longuement dans la Pampa Amarilla, jaune d’or en cette saison. Perchée en haut des détecteurs, devant les miroirs du télescope à fluorescence, je contiens à peine mon enthousiasme. Je dis dans le quatre-quatre qui nous bringuebale que j’aurais dû faire expérimentatrice, et on me répond : « Mais c’est ce que tu es devenue, Electre. ». C’est impossible de décrire cette émotion du terrain.

J’ai beaucoup pensé ces deux derniers jours à Jim Cronin, à la façon géniale dont il a construit cette expérience dans cette petite ville dans la pampa, comme il a réussi à faire en sorte que les habitants s’approprient le projet, à impulser cette ambiance familiale. J’ai beaucoup pensé à la science réalisée sur les vingt dernières années par cette expérience folle et cette collaboration de quatre cents personnes : la quête inachevée des sources de rayons cosmiques de ultra-haute énergie. Trois mille kilomètres carrés et mille cinq cents cuves d’eau pure, leur installation avec des camions-citernes qui s’enlisent dans le sable, les veuves noires qui nichent dans l’électronique, les propriétaires terriens à convaincre, les pièces à réparer à des centaines de kilomètres sur des pistes pleines de buissons épineux. Je pensais aussi à cette organisation exemplaire, le management de projet, le personnel technique dévoué… Pour moi qui construis une expérience à grande échelle, quelle école remarquable.

À la fin du processus de revue, j’ai l’honneur de clôturer le discours énonçant les recommandations du comité à l’ensemble de la collaboration. Je dis d’une voix sérieuse mais transportée « What a beautiful experiment. » et beaucoup d’autres choses que je pense si sincèrement que je crois que la salle est émue – et moi aussi.

La Pampa Amarilla, Malargüe, Argentine, novembre 2023.

Cent ans de solitude

Devant un rotolo au canard, dans un restaurant italien des plus chics, X me raconte les horreurs et péripéties de sa vie, en toute simplicité. Sa Colombie natale dans les années 90, le milieu rural, les persécutions et la terreur, cette forme de guerre civile, les amis morts, la migration en ville pour faire des études, hébergé chez des parents de plus en plus éloignés, qui à tour de rôle le mettait à la porte, « à cette époque, je mangeais à peine un oeuf par jour, parce que je n’avais pas de moyens, c’était très dur. » Venant d’une école dans la cambrousse sans enseignement de math ni d’anglais, il découvre l’analyse et l’algèbre, la physique, et il se dit : c’est ça qui me plaît. Il apprend la mécanique quantique tout seul dans les livres, passe un Master, dépense une somme faramineuse, toutes ses économies, pour payer les GRE, TOEFL et autres examens requis pour postuler pour un PhD aux États-Unis. Il reçoit des lettres de réjection de MIT, Harvard, Yale. Mais il s’accroche. Il envoie, me dit-il, pas moins de 300 candidatures dans le monde entier. Il est pris à Grenade et en Nouvelle Zélande. Il a ce raisonnement : je ne parle pas bien anglais, il faut que j’aille à Christchurch. Il tombe sur un directeur de thèse qui le harcèle, lui demande de plier son linge, de lui faire à manger, lui fait faire des inepties en physique théorique et passe son temps à lui crier dessus. Au bout de six mois de ce traitement, il confie à un camarade qu’il va retourner en Colombie, car il est trop malheureux. Alerté des faits, le camarade lui conseille de porter plainte, le directeur est expulsé, X décroche une bourse de thèse, il est pris sous l’aile d’un autre chercheur. Il soutient sa thèse, part en post-doc sur la Côte Est, puis au Japon, aux Pays Bas, et enfin décroche un poste de prof à sur la Côte Ouest, où il est en train de monter une équipe sur mon projet. Un peu plus tôt dans la journée, il m’avait confié se poser beaucoup de questions avec sa compagne sur le fait d’avoir des enfants ou non. Après ce récit, j’ai honte des éléments ineptes dont j’ai pu arroser sa réflexion. Lorsqu’on a survécu à tant, est-ce que ça n’est pas une évidence de donner la vie ? Un peu comme un pied de nez aux vacheries subies. Ou alors justement, une envie de ne pas se multiplier car l’humain est trop fou ? Il dit : « Tu sais, j’ai beaucoup de chance par rapport à tous les gens en Colombie… » il énonce ça avec tant de douceur, d’humilité, avec ses joues rougies, sa bouille d’éternel jeune garçon, et ses mains qui tremblaient sur la cuillère au moment d’évoquer les drames passés. J’étais bouleversée et la honte au ventre de mes jérémiades de gamine gâtée. Je me demande ce qu’on a le droit d’écrire quand, comme moi, on n’a jamais vraiment souffert.

Être neutrino

Les neutrinos sont des particules subatomiques neutres comme leur nom l’indique, avec une masse près de 10 milliards de fois moindre que celle des protons. Ils interagissent très peu, donc traversent quasiment tout. À chaque seconde de votre vie sur Terre, 50 à 100 mille milliards de neutrinos produits par le soleil passent dans votre corps. Il faudrait cependant que vous viviez cent ans pour qu’un neutrino interagisse avec vous.

Au moment où je me rassemble et reprends un regard semi-lucide sur la réalité, je me rappelle que je suis exactement cette particule que je cherche à détecter avec mes 200 mille antennes dans les déserts – de Gobi, d’Argentine et d’ailleurs.

Je passe, entre les gens, les vies, les géographies, j’oscille parfois et change de saveur, mais au final : je n’interagis avec rien, je ne suis jamais que de passage.

Province de San Juan, Argentine, au lever du jour, pendant notre mission sur le terrain avec O. et M.
Province de San Juan, Argentine, au lever du jour, pendant notre mission sur le terrain de mesures de bruit de fond radio avec O. et M. (avril 2022).

Rassemblement

Mon crumble cuit dans le four. Enveloppée de ce parfum rassurant de beurre, de farine et de sucre qui se solidifient, il y a quelque chose qui se des-émiette en moi, i.e., ça se rassemble.

Parmi une liste de lectures recommandées par Jérôme Attal, je trouve – Brautigan évidemment ! – et The Secret History de Donna Tartt, que je m’empresse d’aller emprunter à la bibliothèque. Il faut croire que je suis toujours dans ce puits de potentiel où tout conspire à résonner avec moi. Les premières pages me transportent dans un College Town centenaire du Vermont (État quasi-voisin de la Pennsylvanie), et le sombre héros suit des cours de Grec ancien, si bien que je me retrouve à lire Clytemnestre tuant Agamemnon, Oreste, les Érinyes qui rendent fou, et des pages entières sur la recherche du sublime par les Grecs…

And how did they drive people mad? They turned up the volume of the inner monologue, magnified qualities already present to great excess, made people so much themselves that they couldn’t stand it.

— Donna Tartt, The Secret History, 1992 (à propos des Érinyes).

Hier soir, en cherchant une citation de Sei Shônagon, je tombe avec stupéfaction sur des poèmes publiés de R., mon premier mentor d’écriture, celui qui, dès le collège, a été le premier à me dire de cesser de dégouliner. Il m’a lue avec tant de patience, m’a encouragée à écrire, a cherché à m’emmener vers la modernité et l’épurement, alors que tout dans l’enseignement du Français à l’époque était classique, académique et réglementé. J’étais obtuse, romantique, empêtrée dans ce classicisme et le besoin de baver sans retenue. Je ne l’ai jamais assez écouté, et voilà où j’en suis maintenant, à baver encore sur ces pages…

Mais quand je le contacte – parce que, trip down Memory Lane, quarante ans, personnes qui ont changé ma vie, besoin de dégouliner ma reconnaissance toujours etc. etc. – il m’écrit : « Electre, tu es presque inchangée, tu détiens les secrets des étoiles permanentes. » De quoi rentrer ma tête dans le sable… et aussi me nourrir pendant les dix prochaines semaines.

Et puis il y a S., qui m’offre le partage des sons et des lumières de ses journées dans une simplicité et élégance touchantes. Quand je lui révèle que j’ai un peu de mal à comprendre ce que c’est que « moi-même » en ce moment, il rétorque tranquillement : « Ce n’est pas grave, les autres sont là pour te comprendre. »

Enfin, en direct de Malargüe, Argentine, C., le prof néerlandais-expérimentateur-pilier-de-G., qui m’envoie les photos de ses steaks argentins et autres parillas. Je lui réponds invariablement : « IHYC » (I Hate You C.) et il me répond avec amour : « ILYE ». Ils ont réussi à installer les dix antennes du prototype, huit sont en fonctionnement et prennent des données.

Avec tout ça, il serait grand temps de me rassembler et de continuer à construire.

Sérendipité

Sur le Pink Lady au départ de Boothbay Harbor, les phares flottent entre l’eau et le ciel, les lampées de terre verte comme déposées au pinceau. K. dit qu’il a vu la queue d’un purpoise – K. voit toujours beaucoup de choses : des bouts de singe, de biches, de serpents, avec sérieux et conviction, ses cinq ans et son ciré jaune. 

Je repense à cette page argentine que je n’ai jamais écrite – époque asséchée, road trip en famille greffée à une mission sur le terrain, chaque neurone pris par la bataille contre ceux de A. 

Avril 2022 sur la péninsule de Valdes, lorsque nous parcourions l’île de bout en bout au couchant pour aller jusqu’à Punta Delgado, s’approvisionner en alfajores faits maison, les meilleurs de toute l’Argentine.

À Punta Norte à l’aube, les orques sont venues. D’abord loin dans le brillant de la mer, on les voyait respirer et souffler leur eau. Graduellement elles se sont rapprochées, venant se nourrir du banc de phoques à nos pieds, elles venaient pratiquer leur technique de chasse par échouement, se jetant avec les vagues sur le sable, dans un tango silencieux, au rythme des éléments. Nous étions quasi-seuls sur une butte surplombant la plage, à regarder ces fuseaux noirs et blancs luire hors de l’eau. J’étais asséchée, certes, mais rarement ai-je été aussi bouleversée.

Alors que notre bateau file devant le Carousel Marina, je me dis : les orques, les baleines, c’est comme le ciel transitoire, la sérendipité des supernovae, des événements violents, rares et imprédictibles que l’on attend, et qu’on attrape au moment venu si l’on est prêt pour la joie.

Je pense à G., et la nécessité de construire notre instrument : se préparer avec ambition, avec intelligence à accueillir le bouleversement. Je repense, avant ces vacances-là au Nord de la Patagonie, aux centaines de kilomètres parcourus dans la pampa avec M. et O. à cartographier le bruit radio entre les sillons des Andes

À cet instant précis, entre deux phares et ses eaux noires, les maisons de bois qu’on pourrait croire suédoises s’il n’y avait le drapeau américain, surgit un message de O. dans mon téléphone : « Une pensée pour toi alors que j’embarque pour Buenos Aires. » (O. part travailler sur le prototype argentin de GRAND.) Je suis surprise sans l’être. 

L’échange qui s’ensuit avec O., lui à CDG, moi sur le Pink Lady qui tangue, serrant K. et son ciré contre moi, O. et ses réponses sans détours, avec ses sentiments francs et cette tendresse assumée, m’emplit plus qu’un livre, plus que tous mes mirages, car de cette réalité, nous construirons un vrai projet et nous ferons ensemble cette chasse au ciel transitoire. 

O. conclut : « Je pense beaucoup à toi. On est connectés. » et moi : « On le savait déjà. »