Est-ce profane de lire Marguerite Duras dans un Starbucks a l’aéroport de Xi’an, en mangeant un roll cake et en buvant un cappuccino au lait d’avoine ? Après une semaine à déguster les mets faits maison du cuisinier de Xiaodushan, j’avais une envie irrésistible de café hipster, même dans une chaîne – et d’une pâtisserie sucrée. Pause salutaire très courte avant de replonger dans l’ERC. Le 6 novembre sera une délivrance, mais l’élan partagé à quatre, la fluidité et la confiance valent toute la peine.
Autour de nous, tout écrit, c’est ça qu’il faut arriver à percevoir, tout écrit, la mouche, elle, elle écrit, sur les murs, elle a beaucoup écrit dans la lumière de la grande salle, réfractée par l’étang. Elle pourrait tenir dans une page entière, l’écriture de la mouche. Alors elle serait une écriture. Du moment qu’elle pourrait l’être, elle est déjà une écriture. Un jour, peut-être, au cours des siècles à venir, on lirait cette écriture, elle serait déchiffrée elle aussi, et traduite. Et l’immensité d’un poème illisible se déploierait dans le ciel.
Et finalement je vois les grottes de Mogao. Un peu trop rapidement à cause de l’imminence de mon vol, mais dans les conditions idéales d’un site quasi vide, en basse saison.
Grotte 17, cette salle minuscule cachée dans le mur d’une grande chapelle, c’est là que les manuscrits de Dunhuang ont été trouvés, dont la première carte céleste connue de l’Humanité. Une salle l’air de rien, peinte de verdure, la statue de l’érudit assis au centre, une sorte de brique poreuse tapissant le sol. C’est là que Paul Pelliot et Aurel Stein se sont assis avec leurs bougies en 1907 pour faire leur sélection de rouleaux à acheter (à prix ridicule).
Je n’arrive pas à comprendre, l’émotion et le silence qui s’entre-choquent dans ma tête, là où bruissent trop de dates limites et de tâches urgentes, et le manque de sommeil.
Je circule en électron libre parmi les bouddhas gigantesques et millénaires, la profusion de couleurs dans des centaines de salles obscures – je peine à saisir la démence et le trésor. Il me semble que c’est incongru, ces trous dans les falaises (horriblement défigurés pour les touristes d’ailleurs) peints et sculptés sur des centaines de mètres au milieu du désert. Dehors, le silence et le jaune métallique des feuilles sur la rivière, l’implacable bleu pâlissant des déserts et le sec du sable dans l’air.
Je m’assoupis dans la navette qui me ramène au centre, dans les dix minutes de taxi jusqu’à l’aéroport, les vertiges s’accumulent dans les vertiges, de temps, d’espaces et de cultures. À Xi’an, je remercie Pf, qui me tend un gros paquet de billets chinois – le remboursement de mon vol.
Je cherche un café, je m’arrête au Duty Free humer un parfum, et je ne perds pas plus de temps, parce qu’il faut encore de nombreux items à compléter pour soumettre notre ERC – et construire la suite du détecteur, à la chasse aux messagers du ciel violent de Dunhuang.
Les derniers événements sur le terrain nous empêchent de rentrer samedi après-midi comme prévu. Nous ravalons tous notre frustration, et heureusement le luxe d’une douche chaude, ce filet d’eau précieuse qui s’échappe du ballon et dessable ma peau, mes cheveux ; et le fumet du hotpot pour notre dernier festin, tout cela nous apaise. Sous les néons, nous faisons l’inventaire des antennes et des bullet WiFi, et Pf inscrit les chiffres sur une feuille de papier, en chinois et en anglais. Il me dit : « Alors pas de Mogao Grottoes pour toi cette fois-ci ? Mais je suis sûre qu’il y aura d’autres occasions. » Nous travaillons sur les données coïncidentes et sur l’ERC jusqu’au petit matin, O. a ce bon mot : « It was a good thing we came to the field: with S. in the US and J. in Europe, the sun never sets on this proposal. » Je dors quelques heures. Juste avant le dîner, j’ai remercié Ty, le staff local, j’ai pu le payer d’une rallonge supplémentaire, on s’est serré la main très fort, et je lui ai dit toutes les choses élogieuses que Pf a traduites – il faut vraiment que je travaille le chinois. J’ai expliqué pour les ordures à rapporter à la ville et non brûler. Je sais son rôle crucial, sa connaissance de ce que nous faisons logistiquement, ses connexions dans la région, ses capacités d’action. Peut-être que je suis venue ici pour ces quelques minutes à jouer la porte-parole internationale ; pour ce moment dans les buissons à ramasser tous ensemble le plastique, parce que je refuse que ce que j’ai imaginé il y a dix ans avec O. aujourd’hui se traduise dans de la crasse volant au vent ; pour ce moment où j’ai dit au jeune B. paniqué d’une foule de messages dont il se croyait la cible : continue ton travail, c’est super ce que tu fais, toute la collaboration t’est reconnaissante, et de traduire derrière en off à certains collègues la situation épineuse. Je suis venue pour tout ça, pour savoir ce que ça veut dire quand les données arrivent dans le centre de données de Lyon, pour savoir décrire l’émulsion de la science qui prend sur les croûtes de sable.
Quand nous rentrons le lendemain à l’aube, le dernier lever de soleil dans l’air glacé et l’immensité plane. Nous traversons les petites montagnes colorées, et les chèvres-antilopes nous observent fixement avant de détaler en bondissant avec leurs fesses blanches.
Sur la route la nuit, les cahots du pick up, la tête qui heurte le toit de l’habitacle, et les épaules ballottées entre celles des deux jeunes ; Fufu conduit et met Jay Chou en fond sonore. B., doctorant à l’enthousiasme et au dévouement débordants, me confie : « I love Jay Chou. » Il a passé la journée à courir entre la machine d’acquisition de données et le talkie walkie posé dehors pour capter, et Pf qui s’égosille : « Bohao ! Bohao ! » en baladant le beacon juché sur un 4×4, pour prendre des mesures jusqu’au pied de la montagne d’or. Le soir tombant nous avons grelotté dans le container qui nous sert de salle de travail d’appoint, en attendant qu’une voiture vienne nous chercher. O. m’avait donné comme mission de faire le log des données prises, et j’ai essayé dans mes temps morts de mettre à jour le diagramme de Gantt de notre demande ERC. F. a réussi à faire parler les bullets aux bons rockets. Et les throughput tests sont excellents, bien au-delà de ce que nous espérions. Nous savons que le dîner nous attend, à base de légumes inconnus et de viandes revenus dans des épices inconnues, des lawasa [orthographe hasardeuse], les nouilles locales en forme de poissons. Nous allons reprendre des forces et nous y remettre, dans une nuit glissante et de chaos. Alors ce quart d’heure – il fait bon dans le pick up, et nous sommes ensemble, à nous laisser bercer par la soupe de Jay Chou et à voir les monticules de sable se dérouler dans les phares, notre base de vie blanche perçant l’obscurité.
Mais c’est dur, le terrain, aride, ce paysage qui, finalement, toujours laisse mon cœur dans une étrange immobilité. Tout est plat dans un horizon perdu, et les traces de voitures qui sillonnent le sable semi doux, une croûte de crème brûlée. J’ai honte que nous soyons ceux qui abîment et zèbrent ce paysage.
Dur, quand dès la première fois que je propose mon aide, le collègue chinois me demande si je peux préparer le thé. C’est probablement le prix à payer pour avoir demandé la Electre’s room, une chambre particulière 5 étoiles, deux lits-planches doubles, sur lesquels poser un matelas de camping. Rideaux aux fenêtres et même un petit chauffage nocturne au gaz, pendant que les hommes se réchauffent entre eux, dans un préfabriqué voisin. Les chinois sont aux petits soins, et c’est aimable. Mais on m’enlève aussi les outils des mains, on s’étonne quand je grimpe sur les toits, que je porte des antennes à bout de bras.
Dur de ne pas être une expérimentatrice rodée – P., X. et J. m’ont alimentée en outils avant de partir, et toute la collaboration s’active par-delà les fuseaux horaires, pour plancher sur les problèmes. Je convertis des fichiers, les exporte d’une machine à une autre, je sors des spectres, des coïncidences de signaux entre antennes, mais les choses vont si vite, et je ne suis pas assez habituée pour être tout à fait utile. Pire – mon envie de mettre la main à la pâte brouille mes positions, mon statut, mon caractère.
Amusant, le terrain, quand je participe au montage d’une série d’amplificateurs, au vissage des vis minuscules, sur une table d’électronique. Amusant aussi de monter à l’arrière du pick up entre la nouvelle et l’ancienne station, vingt minutes de montagnes russes véritables sans autre attache que ses bras. Amusant et excitant bien sûr, cette moisson de données à éplucher au soir, et le miracle qui fait que nous avançons, que tout se met en place, que tout finit par marcher. [Le miracle de O. ?]
Le cuisinier fait des mets fabuleux. Il crée et étire des nouilles blanches au bout de ses doigts et de ses bras. À manger dans des bols jetables en plastique, et des baguettes de bois tout aussi jetables, qu’ils brûlent dans le sable un peu plus loin. Pf propose de réserver une heure en fin de séjour pour ramasser les ordures jonchant tous les buissons alentours, tout ce que nous avons pollué et qui me fend le cœur.
Nous dormons quatre heures par nuit grand maximum. J’écris en parallèle de la mission des lettres de recommandation, mon éditeur m’envoie le bon à tirer de mon livre à vérifier. Le roman fleuve ERC continue – avec un réseau intermittent frustrant, au milieu de la nuit avec O. ; et J. qui m’écrit : « I am so thankful » et qu’il se voit grimper les Andes avec des antennes à dos d’âne. À trois heures du matin, les yeux éclatés dans mon duvet, je jette en vrac des phrases dans un fichier : je ne veux pas vivre cette mission à moitié, alors il faut l’épingler avec des mots.
Je suis épuisée.
Orion et la belle Galaxie toutes les nuits, à regarder lors de ma sortie obligée. Le soleil sur le visage le matin des rougeurs.
Son : Steven Gutheinz, Beyond the Lens, in Beyond the Lens, 2020
Je dis à O. : « Il faut vraiment faire venir les gens ici. On rate la moitié de l’expérience si on ne vient pas. »
La plaine sur laquelle nous débouchons, notre plaine, brille de points noirs parsemés : nos antennes. Au loin, la pente du plateau blanchi de sel ressemble à une bande de nuages, et les montagnes « d’or » (金) et les « petites » (小), merveilleux dragons endormis. Les touffes de végétation en dômes semi-sphériques, derrière lesquels je peux m’abriter pour faire pipi.
Nous allons d’antenne en antenne dans de formidables cahots, et Pf me laisse – après hésitation – visser, dévisser des amplificateurs. Pendant que nous attendons les réponses des collègues enfermés dans le DAQ room qui regardent les données sur les instruments modifiés, je ramasse des cailloux.
Ils sont lisses et brillants comme des morceau de fer forgé extraterrestres, sculptés par le sable et le vent, aux encoches sibyllines.
Le soleil s’affaisse, nos ombres s’étalent dans le désert, accentue le contour des pierres.
Nos antennes élégantes s’élèvent dans le ciel et reflètent le rose.
Au soir, la température chute de plus de vingt degrés. Je trace des spectres, nous continuons notre proposal ERC, la pièce de travail est confortablement équipée, les collègues drôles, il faut juste aller faire pipi dans le froid et/ou dans des toilettes sèches.
Mais la Galaxie à 2h du matin, lorsque les yeux oublient l’écran quelques minutes. Cassiopée, Orion, le scorpion et Antares rouge, l’atlas céleste de Dunhuang tracé par l’Univers.
C’est Disneyland, je me suis dit au pied des dunes, naviguant entre les flots de touristes déguisés en danseuses chinoises pour les photos, les balades en dos de chameau et les luges, sans compter les horribles sur-chaussures orange fluo pour éviter le sable dans ses baskets.
Comme si on venait grimper dans les dunes pour rester immaculé.
J’essayais de ne voir que cette ligne de crête parfaite tracée par le vent et la mécanique des fluides, ligne parfaite écrite par la lumière qui pose la limite du clair et de l’obscur.
À la lumière rasante, j’ai monté cette longue échelle de corde dans le sable fin. Je m’attaquais – je l’ai su plus tard – à la pente la plus raide, alors le chemin était vide, et je n’étais pas fourmi dans ces autres files à pattes orange fluo.
Ensuite, j’ai dévalé ces centaines de mètres de dénivelé d’une traite. Flottement fluide et molletonné : sans doute l’expérience terrestre se rapprochant le plus de la course dans les nuages.
Puis, comme le soir tombait et que le site se vidait, j’ai eu le Temple du Croissant de Lune pour moi toute seule. Inespérée solitude en Chine. Sur la passerelle entre les couloirs de bois et la tour, les plaquettes en bois rouge peints de vœux cliquetaient dans le vent. Le silence soudain, loin des haut parleurs, des touristes brailleurs, des musiques irritantes, ce silence entouré de l’appel du vent, ces cliquettements de bois et les arbres dorés bruissant. Et cette porte ronde donnant sur le désert, comme une surprise.
Dans le taxi entre l’aéroport et l’hôtel, je prends dans ma cornée rayée les rangées de peupliers, cet effacement du ciel dans le vent et la poussière, les dunes de Mingsha comme un arrière-plan photographique. Les oasis, ces villes du désert ou de la pampa, leurs routes droites et leurs chiens errants, le terrain a maintenant une empreinte en moi, qui s’éveille et s’excite à son contact. À côté de moi, Pf m’explique le programme du lendemain, nous parlons astronomie chinoise et antennes large-bande-mais-compactes. Il me montre les feuilles cuivrées qui bordent notre route et m’explique : c’est la plus belle saison à Dunhuang, l’automne.
Aux visages sereins ou alors résignés ? impassibles ? Des milliers de poupées de terre cuite plus grandes que nature, et en miettes assemblées une à une, ligotées sur des civières.
Ce premier Empereur de Chine, son tombeau kilométrique, sa rivière de mercure et ses massacres pour en garder le secret, les unifications de langue, de monnaie et de contrées, a réussi son pari d’immortalité en laissant des puzzles et des histoires pour les quatre millénaires suivants.
« Tu dors plus jamais, toi ? » m’écrit O., en transit à Doha. Je lui réponds crânement : « Ouais, trop mauvais pour la santé. »
Il faudrait pourtant arrêter – de ne pas dormir. J’oublie le prénom de mes collègues quotidiens, mon téléphone dans la chambre d’hôtel, mon cerveau semble atteindre ses limites.
Au petit matin, après une nuit à éditer et écrire ma proposal européenne, je sors de mon hôtel luxueux pour aller voir ce que c’est que Xi’an. Ville chinoise interminable, propre, moche, bruyante au traffic oppressant. Il fait frais et beau, avec un film diffus appliqué sur le ciel. Les vendeurs ambulants font sauter viandes et légumes, étuver des brioches ; les dames en tailleur et talons les achètent en payant avec WeChat Pay et en avalent de grosses bouchées alors qu’elles se hâtent à leur bureau.
Et les vieux balayeurs et balayeuses, dans leur travail tout aussi infini que la ville, avec leurs balais traditionnels, aux longs crins de branchages.