De retour de la Comédie française, dans la zébrure des phares sur le périphérique, je songe à Roxane et à cette défaillance de recevoir de la beauté, à vous seule destinée, créée pour vous, un peu par vous.
J’ai vécu cette défaillance. C’est une défaillance. Une attaque cardiaque. Un manque d’air et de sang et la propulsion dans un autre univers qu’on ne savait pas. Plus jamais on n’est la même, après cela.
Et probablement de l’avoir vécu, je devrais être comblée, être certaine d’avoir touché l’essence de la vie.
Cette essence, elle ne peut être que courte et éphémère, comme chez Cyrano, interrompue fort à propos deux fois par la mort. Il doit y avoir un obstacle qui rend ces défaillances impossibles à filer, ces battements impossibles à soutenir dans le temps. Ces beautés offertes, elles doivent l’être dans l’ombre et dans la surprise, dans des langueurs transitoires et tragiques. Dans des étiolements mais qui ne choient pas dans la routine, dans les forces puisées dans des attentes vaines, dans une sérénité métastable aux chatoiements soudains. Dans les constances inconstantes.
Voilà ce qui a été vécu, et qui ne pouvait être sinon. Pendant si longtemps je n’ai pas compris, comment les empreintes de nos mains fluctuaient de leur encre. Le rôle joué par celle qui fermait les passerelles. Pourquoi j’avais été mise dans un placard pieds nus, après avoir été nourrie comme une princesse grecque.
C’était la version moins dramatique que la mort.
Nous pensions – tu pensais – sauver le quotidien. Être de ceux raisonnables qui prennent la ligne classique de droiture. En réalité c’est le grand théâtre de la vie qui se jouait en nous, en dehors et au cœur de nous, sa façon à elle de protéger la beauté, de garder intact l’éclat des sons, la lumière des mots entrelacés d’images. Nous pensions subir la réalité et c’est la grâce de la pièce qui a coulé sur nous.
J’ai compris maintenant, et je chéris cette distance qui protège la défaillance, celle qui a été, celle qui dans le futur reste quantique, probabiliste. La distance qui permet de donner corps sans corps, à des mots sans mots, à des messages qu’on sait existants mais que l’on n’ouvre pas, afin qu’ils restent sous forme d’esprits et de pétales.
À l’ellipse. À l’éphémère qui ne l’est pas, mais l’est par nécessité. À la beauté qui nous lie, à l’instant où on la rencontre, car nous sommes alors l’un pour l’autre notre première pensée.
Yo-Yo Ma et Kathy Stott. Menino de Sergio Assad dans son arrangement violoncelle – piano et le Cantique de Nadia Boulanger Il dit en français [Yo-Yo Ma est né à Paris et y a vécu jusqu’à ses sept ans] : je dédie ce concert à la collaboration, et à la musique qui se construit sur les épaules des géants, la passation… Ils jouent Fauré, qui a enseigné à Nadia Boulanger, qui a enseigné à Kathy Stott.
C’est leur dernier concert ensemble, et ils ont choisi avec soin, dit-il, des morceaux qui évoquaient des moments forts.
Menino, délicat ciselage de nostalgie et de folklore ; Sergio, je l’imagine les yeux clos devant le lac Michigan à perte de vue, assis, vide, sur sa chaise. Puis le moment où, une guitare entre les bras, dans cette posture courbe et tendre, il se mue en musique.
Je transmets le message de Yo-Yo Ma à Andromeda, qui me répond Wow, Sergio est très touché.
Et ainsi, depuis ma place au 2ème balcon, à côté de l’oreille toujours appréciative de A., ce bout de fil insolite tendu de la Philharmonie de Paris à l’autre bout du monde, d’auditrice et interprète au compositeur ; de création à envolées et réception.
Sons : Sergio Assad, Yo-Yo Ma, Menino, in Obrigado Brazil, 2003 Nadia Boulanger, Yo-Yo Ma, Kathryn Stott, Cantique, in Merci, 2024
8:00-12:00 J’ai soumis une trentaine de fois les documents, avec de micro-changements. Ce n’est pas du tout stressant comme processus et comme responsabilité.
12:00 : Bref appel visio avec J., mon collègue de Santiago de Compostela, qui me dit de belles choses.
13:00 : Je décrète que c’est fini. Je ferme mon ordinateur et j’entraîne les enfants dans Paris.
14:00 : Je change ma liasse de Yuans, dépose la somme à la banque, puis avisant les Éditeurs, juste à côté, nous nous y installons, parmi les livres et les tatakis de thon.
15:20 : En fin de repas, je zyeute le fil ERC et lis un message de S. : « La figure 4 dépasse de nouveau dans les 2 cm de marge. » C’était il y a 40 minutes. J. et O. ont déjà répondu que ce n’est probablement pas très grave, laissons comme ça. Mais quelle naïveté de ma part, je suis dans Paris, je n’ai pas mon ordinateur. Et c’est moi qui ai bougé cette figure ce matin, car S., en voulant la remettre dans les clous, avait effacé une ligne de texte.
15:25 : Je dis aux enfants : je suis désolée pour notre programme, mais il faut qu’on rentre. Ils me regardent déçus, alors je leur explique : voilà, ça fait un an qu’on travaille pour une sorte de concours avec S., O. et J. C’est pour ce travail qu’on est partis en famille en Pennsylvanie. Ça fait un mois qu’on ne dort pas pour écrire ce truc. Et là, vous voyez cette petite ligne qui dépasse ? Eh ben ça peut nous faire perdre le concours. L’heure limite, c’est dans 1h30.
15:27 : K. et A. enfilent leurs manteaux et fermement : Ok, on rentre. Alors, on saute dans le métro. K. me dit : Oh là là, c’est stressant ! Et puis soudain, j’ai cette pensée : mais si je cafouillais à la dernière minute ? Si j’enlevais le fichier déjà soumis, mais que le site ralentissait et que je ne pouvais plus charger le nouveau ? Je m’en ouvre aux enfants : c’est trop dangereux, ça peut être pire. Ils opinent. On descend du métro à la station suivante. K. demande : « Mais tu es sûre maman ? » Et A. de répondre : « Mais oui, imagine qu’elle ne puisse plus rien soumettre du tout ! Une année de travail ! »
J’écris à O., j’écris à J. : que faire ? le mieux est l’ennemi du bien à ce stade, non ? J’ai peur de tout faire exploser si je touche à la soumission. O. répond : mais oui c’est bien comme ça, moi je vois même pas où ça dépasse. J. répond : Yes, let’s leave it like this. Too close to the deadline.
Je clos tant bien que mal le chapitre dans ma tête [mais j’en rêverai la nuit, de cette demie-ligne qui dépasse sous une figure… et que notre dossier est rejeté à cause de ça.]
16:00 : En longeant la Tour Saint Jacques, A. me demande de quoi il s’agit. J’avise la plaque, et lis : « De cet endroit […] partirent depuis le Xe siècle des millions de pèlerins vers […] Saint Jacques de Compostelle. » Je prends mes enfants en photo devant la plaque et les envoie sur le fil : « I had never realized that this is the way to J.! I think it’s a good sign. »
16:37 : J. écrit : « 23 minutes before the portal closes. I think I’ve heard this before in a scifi movie. »
Mais je ne vois son message que plus tard. J’étais entrée pour la première fois dans la Galerie d’art Mizen, où s’expose Gesine Arps, et le galeriste italien nous racontait l’artiste, les tableaux et son fils. Plus tard, je m’achetais des chaussures, pendant que les garçons patientaient avec leurs livres. Puis dans le rayon papeterie du BHV, ils ont raflé tous les stylos legami possibles, et surtout les collectors de Noël. Et des pinceaux en crin de cheval pour K. et de la gouache extra-fine. Des beignets fourrés à la crème pâtissière pistache.
18:10 : Il y a beaucoup de cœurs quand je rouvre le fil ERC, dans le RER bondé. J’avais écrit : « Au moins une petite chose bien se sera passé sur Terre aujourd’hui. » Parce que le réveil était difficile et toujours aussi incompréhensible. Mon attaché scientifique à l’ambassade de France à Washington, m’écrit : « Félicitations pour ta nomination aux J.O. » et j’en profite pour lui demander comment ils encaissent, eux, leur nouvelle plus préoccupante.
18:30 : Nous croisons ma doctorante M. dans les rues de ma ville de banlieue. Elle a une banane et des petits pois. J’ai deux paires de bottes, plein de livres et de legami. J’ai trois collègues avec qui on a monté et soumis un très beau projet. J’ai deux enfants qui ont fait partie du roman.
Son : Marie Awadis, Étude No. 1: Playing Games, in Études Mélodiques, 2024.
Quelques couleurs croisées sur le chemin vers le final du roman fleuve Synergy.
Ou lorsqu’un projet colle à votre cerveau et devient un mode de vie. Le roman fleuve, j’avais commencé à en faire la dégoulinade ici [légèrement édité depuis].
Mes billets précédents en donnent la ponctuation, la présence implacable de ce projet à chaque réveil, chaque heure manquée au sommeil, et sur lequel le soleil ne se couche plus [sic O.].
Dimanche 20 novembre : au fond d’une église dans le 13ème, je suis venue écouter mon amie contrebassiste, et je découvre Norfolk Rhapsody de Vaughan Williams, que depuis j’écoute en boucle, jusque dans les grottes de Mogao. Le son, curieusement, me semble coller à cette Chine de la route de la soie, quelque chose d’exotique et d’immense. Peut-être à voir avec le vent et l’horizon. Eau ou sable. J’ai la tête pleine de proposal ERC, mais l’orchestre est assez bon pour me permettre cette parenthèse. À l’entracte, je dégaine malgré tout mon ordinateur et termine une figure que j’insère dans le document, à temps pour écouter la suite (Karelia de Sibelius, encore une découverte).
Son : Ralph Vaughan Williams, Bryden Thomson, London Philharmonic Orchestra, Norfolk Rhapsody No. 1, 1906 (En fait l’ignoble souffrance de l’apprenti du capitaine… mais je préfère mon interprétation.)
Est-ce profane de lire Marguerite Duras dans un Starbucks a l’aéroport de Xi’an, en mangeant un roll cake et en buvant un cappuccino au lait d’avoine ? Après une semaine à déguster les mets faits maison du cuisinier de Xiaodushan, j’avais une envie irrésistible de café hipster, même dans une chaîne – et d’une pâtisserie sucrée. Pause salutaire très courte avant de replonger dans l’ERC. Le 6 novembre sera une délivrance, mais l’élan partagé à quatre, la fluidité et la confiance valent toute la peine.
Autour de nous, tout écrit, c’est ça qu’il faut arriver à percevoir, tout écrit, la mouche, elle, elle écrit, sur les murs, elle a beaucoup écrit dans la lumière de la grande salle, réfractée par l’étang. Elle pourrait tenir dans une page entière, l’écriture de la mouche. Alors elle serait une écriture. Du moment qu’elle pourrait l’être, elle est déjà une écriture. Un jour, peut-être, au cours des siècles à venir, on lirait cette écriture, elle serait déchiffrée elle aussi, et traduite. Et l’immensité d’un poème illisible se déploierait dans le ciel.
Sur la route la nuit, les cahots du pick up, la tête qui heurte le toit de l’habitacle, et les épaules ballottées entre celles des deux jeunes ; Fufu conduit et met Jay Chou en fond sonore. B., doctorant à l’enthousiasme et au dévouement débordants, me confie : « I love Jay Chou. » Il a passé la journée à courir entre la machine d’acquisition de données et le talkie walkie posé dehors pour capter, et Pf qui s’égosille : « Bohao ! Bohao ! » en baladant le beacon juché sur un 4×4, pour prendre des mesures jusqu’au pied de la montagne d’or. Le soir tombant nous avons grelotté dans le container qui nous sert de salle de travail d’appoint, en attendant qu’une voiture vienne nous chercher. O. m’avait donné comme mission de faire le log des données prises, et j’ai essayé dans mes temps morts de mettre à jour le diagramme de Gantt de notre demande ERC. F. a réussi à faire parler les bullets aux bons rockets. Et les throughput tests sont excellents, bien au-delà de ce que nous espérions. Nous savons que le dîner nous attend, à base de légumes inconnus et de viandes revenus dans des épices inconnues, des lawasa [orthographe hasardeuse], les nouilles locales en forme de poissons. Nous allons reprendre des forces et nous y remettre, dans une nuit glissante et de chaos. Alors ce quart d’heure – il fait bon dans le pick up, et nous sommes ensemble, à nous laisser bercer par la soupe de Jay Chou et à voir les monticules de sable se dérouler dans les phares, notre base de vie blanche perçant l’obscurité.
Dans le taxi entre l’aéroport et l’hôtel, je prends dans ma cornée rayée les rangées de peupliers, cet effacement du ciel dans le vent et la poussière, les dunes de Mingsha comme un arrière-plan photographique. Les oasis, ces villes du désert ou de la pampa, leurs routes droites et leurs chiens errants, le terrain a maintenant une empreinte en moi, qui s’éveille et s’excite à son contact. À côté de moi, Pf m’explique le programme du lendemain, nous parlons astronomie chinoise et antennes large-bande-mais-compactes. Il me montre les feuilles cuivrées qui bordent notre route et m’explique : c’est la plus belle saison à Dunhuang, l’automne.
Sortant de chez mon éditeur, je rentre chez moi en vitesse pour une série de calls Zoom. Le bonheur de retrouver J.-au-grand-coeur, qui transpire dans la chaleur au Brésil, et qui me dit, presque venu de nulle part : « You know Electre, before we continue, I would like to say: everything that comes from you is always well received. » Oh comme je ne mérite pas ces mots-là, mais comme ils pansent ce qui me reste d’auto-estime, à la sortie de l’agonie psychologique de ces derniers mois. Comme j’aimerais être certaine de parler quand c’est utile, de formuler les choses et d’y poser le bon regard, comme j’aimerais être juste, efficace et rester bienveillante, comme j’aimerais connaître la recette pour être, devant chaque situation, une bonne personne.
Son : Heitor Villa-Lobos, Yo-Yo Ma, Odair Assad, Sergio Assad, A lenda do caboclo, 1978
Je crois qu’il faut écrire une note sur cette intensité*. Elle est dévorante mais riche. Écrire le processus de façonnement de cette proposition européenne, dont la date limite est dans trois semaines, et pour laquelle nous demandons 14 millions d’euros.
L’idée, nous l’avons et elle est jolie. C’est O. qui la esquissée au détour d’une réunion il y a deux ans, puis je l’ai développée avec S. pour postuler à des bourses franco-américaines, qui me permettraient de partir dans les bois. Et pendant cette année pennsylvanienne, nous nous sommes attelés à la démonstration de la faisabilité et des performances par simulations.
Un matin, quand VN. m’écrit qu’il vient de trouver un énième bug dans son code, et que les résultats que j’avais trouvés sont sous-estimés d’un facteur 1.5, je refais les figures, je les poste sur le fil commun, et nous nous réjouissons. Peut-être pouvons-nous encore gagner un peu ? Nous cherchons avec les doctorants et les post-docs, J., S. et O. ; pendant qu’en parallèle, V. sort de beaux résultats sur d’autres aspects cruciaux.
Quelques jours plus tard, en fin d’après-midi, VN. trouve un autre bug, qui nous fait perdre un facteur 2. Lorsque je reçois son mail, je suis au milieu d’une réunion, et c’est difficile de garder la face alors que je me délite. J’envoie deux bouteilles à la mer, vais chercher mes enfants à l’école, les gens se rendent disponibles, VN. immédiatement lance une série de simulations. Nous itérons, nous convergeons, ça prend deux-trois jours, dans les montagnes russes des paramètres à tuner.
Avec J., ce soir-là à 19h, on regarde mes figures, et on parle calmement, avec beaucoup de considération et d’amitié. Il me dit en riant : « Je pense que tu peux dormir ce soir, et moi aussi. » Nous résoudrons ce problème par la rhétorique, et par de petits jeux de facteurs. Et je le savais. Mais pouvoir me reposer sur ces résonances, c’est un soulagement de l’esprit. D’être d’emblée d’accord que les choses ne seront pas un problème, que nous trouverons les solutions, toujours, car c’est cela, notre métier.
J’essaie d’augmenter les flux théoriques, histoire que notre instrument puisse les toucher. Mais V. fait remarquer : il vaudrait mieux rajouter 5 stations et détecter quelque chose, que d’augmenter les modèles et ne rien voir à la fin… Il a raison, V., c’est ça le recul et la pertinence stratégique.
S. dit tranquillement qu’on va les faire rentrer dans notre plan, ces 5 stations. O. est désorganisé, en retard, mais il livre toujours, et ce qu’il fait vaut de l’or. Et puis il nous fait rire, ce con. J. est d’une fiabilité sans faille, un roc, d’un pragmatisme éclairé. Il ne rechigne devant rien, il rédige, taille, arrondit le texte, il dit des choses aimables, voire adorables. Les gens se complémentent dans leurs forces et leurs aspérités, se répondent les uns les autres, en phase, en synergie, en interférences constructives.
Hier dans la nuit, le budget enfin finalisé par O. dépasse de 2 millions, et nous n’avons même pas encore mis les 5 stations supplémentaires. La discussion dans l’après-midi est difficile, nous faisons chacun l’effort de couper un peu, exercice intéressant de trouver l’endroit raisonnable au milieu des milliers de paramètres. Finalement, nous descendons à 20 stations et entrons dans le budget imparti ; je suis déprimée de la courbe qui y correspond : nous touchons à peine les modèles. Puis nous remontons la pente, je poste la courbe de 24 stations. Super, disent-ils, et voilà où il faut arriver. S. propose des coupes intelligentes, O. parle en français et il dit : « On y arrive. »
Je cours chercher mes enfants, qui comme tous les jours m’attendent patiemment, alors que je fais partie des derniers parents, avec mes cinq minutes de retard. Je suis toujours en visio, mes écouteurs dans les oreilles. I. que je viens de pinger nous a envoyé des chiffres depuis l’Argentine. Nous les intégrons. Et comme nous remontons la rue, mes garçons parlant de la quantité de devoirs pour les vacances, et moi de shipping costs dans mes écouteurs, J. finit par passer un ingénieur à 80% et ils s’exclament : « Ça y est ! »
Je demande haletante – car je ne vois pas la feuille Excel : sur 24 stations ? « Oui ! » disent-ils en chœur. Et je me jette sur mon ordinateur en enlevant mes chaussures, car sans perdre de temps, nous parlons maintenant du retour de la relectrice sur notre premier document rédigé… Très intéressant, et il faut travailler encore. Ré-écrire, repenser la mise en avant du projet.
Je fais tourner des simulations, je sors des figures, je construis la science de cet instrument, et ça me plaît beaucoup, je nous sens chacun solide dans son rôle, nous respectons nos aspirations, nos expertises mais aussi nos désirs de partager les tâches de service en fonction des possibilités des laboratoires.
On critique beaucoup cette façon de faire de la recherche à coups de grands financements par projets, et il est vrai que les faibles taux de réussite sont navrants. Mais quel que soit le résultat pour cette candidature, j’apprécie ces rebondissements, ceux des résultats et des cerveaux les uns sur les autres. Construire, se projeter, ce travail collectif des esprits dans une visée commune, le partage infaillible des hauts et des bas, comme on se rattrape, se soutient, et se tire vers le haut les uns les autres. J. me déclare qu’il nous adore tous les trois, je fonds et lui réponds en posant ma main sur le cœur. Je ne doute pas que nous butions par la suite sur des crispations et des difficultés, mais il y a, c’est vrai, une perfection douce, comme quatre pièces de puzzle qui s’imbriquent, au-delà des expertises techniques et scientifiques. Ça tombe bien, car la demande que nous portons tous les quatre – avec nos solides satellites – s’appelle Synergy.
*On documente et on conte le développement des grands instruments, des grands projets, mais qui documente et conte le déroulé de la soumission d’une demande de financement ? C’est pourtant aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, un pan non négligeable de nos recherches, et participe à leur façonnement.
Ce matin, je travaille quatre heures côte à côte avec mon éditeur. Il sent bon. Il a les yeux bleus. Il me demande tout le temps si j’ai lu des auteurs dont je n’ai jamais entendu parler. Il m’accorde mon dernier caprice de conjugaison grammaticalement incorrecte.
« De retour à Buenos Aires, O. me lançait : toi t’es vraiment cool en mission. »
La correctrice a corrigé d’un passé simple. Mon éditeur l’avait aussi déjà modifié lors d’une première passe, mais je l’avais repris. Je tiens à mon imparfait.
« C’est parce ce que, c’est comme si je mettais une distance, tu vois ? C’est un peu dans la durée, je ne veux pas que ça sonne comme un dialogue concret, mais comme quelque chose de passé, flottant, étiré… C’est une espèce de figure de style. »
Il passe la main sur ses yeux, se frotte les tempes, s’appuie dans sa chaise, et lâche : « Oui, je comprends. » J’en suis presque choquée. Hein, quoi ? Tu comprends l’effet pseudo-stylistique que je veux rendre avec ma piètre technique d’écriture d’amatrice ? Il est déjà treize heures, il nous reste encore un chapitre… il dit : « Bon ok, c’est bon, on laisse comme ça. »
Je me moque gentiment de ses « un brin », « un rien », « il s’agit de », « de façon à » dont il a parsemé mon texte. Des « C. »-eries, les appelle-t-il lui-même, mais il me tape sur le bras « tu exagères ! » Je lui dis à multiples reprises que j’écoute (quasiment) toujours ce qu’il me dit, et que j’ai tellement appris avec lui.
La joute est professionnelle, délicieuse, galante. Nos mains s’effleurent sur les pages, sur le stylo qu’on se passe pour les annotations. Il faudrait toujours travailler avec des hommes intelligents, efficaces, beaux et galants. Même quand vous n’avez dormi que quatre heures et que vous êtes pleine de plis et d’épis de cheveux blancs, ils arrivent à vous renvoyer une image élégante [sic] de vous-même.
Et puis trois remarques : i) c’est une étrange parenthèse dans le reste de mes vies, ii) à l’étage de dessous, Amélie Nothomb travaillait dans son bureau en bazar, iii) il y avait sur le bureau l’épreuve non corrigée en format livre. Je l’ai soupesé et j’en ai feuilleté les pages ad nauseum, dans une incrédulité posée. En disant juste avec les lèvres que c’était émouvant, alors que, comme tous les jours depuis quelques semaines, mon encéphalogramme émotionnel restait plat.