Gratitudes

Plongeon dans des dossiers oubliés de mon ordinateur, dans des textes d’il y a tout juste vingt ans. Mon moi jeune, étudiante, idiote, seule, incertaine, converse avec un personnage imaginaire.

Parmi les thèmes récurrents : la crainte de ne jamais rencontrer personne pour vivre en couple, car imbuvable au quotidien, et à cause de cette disjointure irréconciliable entre mon monde éthéré poétique et la réalité crue. L’amertume de ne jamais pouvoir devenir astrophysicienne car pas assez douée. Les envies non assouvies de parcourir le monde. L’anxiété de cette page blanche du futur.

Et malgré tout, une telle soif de vivre la vie jusqu’à la fibre, et une volonté viscérale d’aller de l’avant. Une foi fantasque en ma plume, en sa capacité à donner corps à mes rêves.

J’ai une gratitude infinie – pour ces personnes qui m’ont accompagnée, soutenue, nourrie dans ces errances étudiantes, et que vingt ans après je connais et reconnais encore, dans toute leur grâce et les vibrations partagées.

J’ai une gratitude schizophrène, blâmable de prétention et autres inélégances – pour cette gamine de vingt-et-un an qui y a tant cru, à travers les belles rencontres et aventures, mais aussi les larmes, les psychodrames, les incompréhensions et la grande solitude. Contente de la connaître, la reconnaître encore et pouvoir lui dire : « Regarde, gamine, ça a marché. »

Bande originale : Keith Jarrett, I’m Through With Love, in The Melody At Night With You, 1999

Sur le mur de mon studio d’étudiante, sur le boulevard-même où je travaille aujourd’hui [je n’ai jamais cru au hasard], nov. 2003. D. & Electre, tous droits réservés.

La madeleine Saint Michel de Proust

Je suis si fatiguée, et j’ai froid. J’essaie de faire les choses avec application, rayer ma todo liste infinie de bureaucratie, mener mon projet neutrinos avec « autorité et bienveillance » (sic), écrire mon chapitre, écrire d’autres choses aussi. J’essaie, dans mes interactions, d’être aussi juste que possible, de donner de moi ce qui compte à l’instant, ne pas forcer, d’avoir la couleur attendue, tout en étant moi-même. [Me voilà en train de rédiger une séance de yoga-méditation. Urk.]

O. est parti pour la Chine et j’ai un double sentiment idiot de gamine abandonnée et de la porte-parle qui passe à côté de quelque chose, de ne pas être là où cela se joue.

Ce matin, je mange une madeleine Saint Michel que j’ai rapportée de Paris pour les enfants, et j’en ai presque les larmes aux yeux de ce goût de la France. J’écris à un être cher – lui aussi envolé en Chine, qu’est-ce que c’est que cette migration géographique ciblée des gens qui m’importent ? – « c’est donc ça, en fait, la véritable madeleine de Proust. »

Cent ans de solitude

Devant un rotolo au canard, dans un restaurant italien des plus chics, X me raconte les horreurs et péripéties de sa vie, en toute simplicité. Sa Colombie natale dans les années 90, le milieu rural, les persécutions et la terreur, cette forme de guerre civile, les amis morts, la migration en ville pour faire des études, hébergé chez des parents de plus en plus éloignés, qui à tour de rôle le mettait à la porte, « à cette époque, je mangeais à peine un oeuf par jour, parce que je n’avais pas de moyens, c’était très dur. » Venant d’une école dans la cambrousse sans enseignement de math ni d’anglais, il découvre l’analyse et l’algèbre, la physique, et il se dit : c’est ça qui me plaît. Il apprend la mécanique quantique tout seul dans les livres, passe un Master, dépense une somme faramineuse, toutes ses économies, pour payer les GRE, TOEFL et autres examens requis pour postuler pour un PhD aux États-Unis. Il reçoit des lettres de réjection de MIT, Harvard, Yale. Mais il s’accroche. Il envoie, me dit-il, pas moins de 300 candidatures dans le monde entier. Il est pris à Grenade et en Nouvelle Zélande. Il a ce raisonnement : je ne parle pas bien anglais, il faut que j’aille à Christchurch. Il tombe sur un directeur de thèse qui le harcèle, lui demande de plier son linge, de lui faire à manger, lui fait faire des inepties en physique théorique et passe son temps à lui crier dessus. Au bout de six mois de ce traitement, il confie à un camarade qu’il va retourner en Colombie, car il est trop malheureux. Alerté des faits, le camarade lui conseille de porter plainte, le directeur est expulsé, X décroche une bourse de thèse, il est pris sous l’aile d’un autre chercheur. Il soutient sa thèse, part en post-doc sur la Côte Est, puis au Japon, aux Pays Bas, et enfin décroche un poste de prof à sur la Côte Ouest, où il est en train de monter une équipe sur mon projet. Un peu plus tôt dans la journée, il m’avait confié se poser beaucoup de questions avec sa compagne sur le fait d’avoir des enfants ou non. Après ce récit, j’ai honte des éléments ineptes dont j’ai pu arroser sa réflexion. Lorsqu’on a survécu à tant, est-ce que ça n’est pas une évidence de donner la vie ? Un peu comme un pied de nez aux vacheries subies. Ou alors justement, une envie de ne pas se multiplier car l’humain est trop fou ? Il dit : « Tu sais, j’ai beaucoup de chance par rapport à tous les gens en Colombie… » il énonce ça avec tant de douceur, d’humilité, avec ses joues rougies, sa bouille d’éternel jeune garçon, et ses mains qui tremblaient sur la cuillère au moment d’évoquer les drames passés. J’étais bouleversée et la honte au ventre de mes jérémiades de gamine gâtée. Je me demande ce qu’on a le droit d’écrire quand, comme moi, on n’a jamais vraiment souffert.

Traumaternelle

En survolant les longues plaines parfaitement géométriques depuis Chicago, j’ai lu le dernier essai de Nancy Huston sur l’écrivaine, peintre et prostituée militante Grisélidis Réal. Je l’avais attrapé sur l’étagère Poésie de ma petite librairie indépendante de banlieue parisienne, alors que je cherchais un cadeau à offrir à O., car j’étais invitée à son anniversaire. J’étais repartie avec Nancy pour moi et Fictions de Borgès pour O. que j’avais annoté : « Une collection de bizarreries intelligentes, un peu comme planter 200 mille antennes dans des déserts pour détecter des neutrinos de ultra-haute énergie. »

Je ne raffole pas des soirées d’anniversaire, et c’est un understatement. Tout est nourriture pour l’écriture, essayais-je de me convaincre dans cette errance conversationnelle superficielle. Il y a tout de même cette femme fine aux grands yeux verts et queue de cheval auburn, qui me rappelle Nancy Huston dans la quarantaine, qui me parle de son non-désir d’enfant. Elle a une voix très douce et un peu rauque quand elle dit qu’elle s’est demandé longtemps pourquoi chez elle ce désir biologique n’était jamais venu, que cela avait orienté le choix de ses partenaires, qu’elle voyait l’âge qui passait sur son corps et la fertilité s’éloigner comme un soulagement. C’est étrange ce moment où j’ai l’impression de parler à une sosie de Nancy – qui elle a eu deux enfants –, et que je lui expose le non-sens de ma vie maternelle, la langue que je ne voulais initialement pas parler à mes enfants pour éviter de devenir ma mère [voir ici et ici]. Elle me fait remarquer que c’est paradoxal, mes propos sur mon détachement par rapport à mes enfants malgré mon grand investissement dans leur éducation, avec cette culture japonaise que j’essaie de leur transmettre.

La maternité est un thème récurrent chez Nancy Huston. Je ne m’étonne pas de trouver dans ce livre les références à Marguerite Duras et à Romain Gary. Les horreurs psychologiques et physiques subies par Grisélidis et Nancy (et Marguerite) sont à des milliards d’années-lumières de tout ce que j’ai pu vivre dans mon cocon de femme banale bien protégée. Mais les questions du lien intime entre le corps et l’esprit féminin, de l’enfantement, d’être pour soi et pour d’autres, ne nécessitent pas de trauma particulier pour être explorées. Chacun sa merde, et à chacun son petit niveau, comme on dit.

Je décide de remettre en ligne le billet sur la Vie maternelle que j’avais enlevé de ce carnet, le trouvant trop troublant, trop intime, trop glauque, même. Laisser cet écrit en pâture donnait une réalité à cet état maternel (toujours le concept de l’écrit qui transforme la vie), et je n’étais pas certaine que c’était vers cette maternité-là que je voulais tendre.

J’expliquais au sosie de Nancy qu’en me retrouvant cette année, je crois que j’ai enfin mis derrière moi la mère japonaise que je ne voulais pas être. Après huit années de mère-poule dévouée dans une forme hybride bâtarde de ma propre mère en ratée et de working mum en ratée aussi, j’ai peut-être reconnecté avec le format maternel que je m’étais projeté au cours de ma construction. Ce format où je ne me mets pas « au niveau » de mes enfants, mais où je partage ce qui m’importe et tant mieux s’ils me suivent. C’est aussi leur âge qui permet cela.

Au milieu des phrases de Nancy et Grisélidis sur les sentiments d’abandon désastreux de leur enfance, je me demande si cela suffit à mes enfants. À K. qui me disait encore hier soir en reniflant « Mais pourquoi tu t’en vas toujours ? » j’expliquais que je partais pour le travail, et c’est vrai car mon collègue de San Francisco m’a explicitement demandé de venir collaborer, et surtout parlementer avec les autorités de son université, pour les convaincre de rejoindre officiellement le projet G. Mais j’ai aussi décidé de partir un jour plus tôt, parce que je voulais travailler et écrire sur des collines avec vue sur la baie et le Golden Gate. Est-ce que les crises de colère de K. cette semaine étaient une forme de décompression due à mon absence puis mon retour ? Ou est-ce le changement de saison et l’accumulation de la fatigue scolaire ? Suis-je une mère trop égoïste et donc absente et donc fantasmée et donc source de trauma ?

Je suis persuadée que nous sommes, parents, sources de multiples traumas quelle que soit la façon dont nous nous y prenons. Mais les questions subsistent. Questions bateaux, séculaires, éculées, enfonçages de portes ouvertes, ineptes et déchet temporel. Mais elles sont là. Quelle mère être ? Quelle femme être ? Qui être ?

Note : dans les dernières pages de l’essai de Nancy Huston, je découvre que Grisélidis Réal est enterrée en Suisse à côté de… Borgès. J’aimerais tellement croire, dans ces moments d’apparentes coïncidences, qui m’arrivent fort souvent ces derniers temps, que ce sont les preuves que je ne me trompe pas de chemin, que tout ce que je construis est juste, que comme ici, tout fait sens entre le début, les cheminements et la note de fin.

Au bureau, au Café Laurent

Je ponds plusieurs blocs de texte sur le multi-messagers et le projet G. à O., en train de trimer en ce dimanche de canicule sur une demande de financement. Il s’extasie, envoi mutuel de fleurs. Puis je lui balance cette photo.

« Suis au Café Laurent, il fait frais, y’a du jazz, le luxe.
— P** la classe ! Bon plan c’est vrai ces hôtels de luxe. J’y avais jamais pensé. Je réfléchis toujours comme un paysan.
— Personne n’y pense, c’est juste moi qui ai des goûts de luxe.
— T’es une génie. 
— On est tous les deux des génies. Et on va détecter des neutrinos de ultra-haute énergie. »

Scattering process

J’aimerais parfois m’expliquer comment j’ai mérité que la vie m’offre ces ribambelles d’interactions merveilleuses. Chacune est spéciale. Intense. Et pourtant simple. J’aime pénétrer dans les locaux de cette grande maison d’édition et être entourée de photos d’auteurs actuels, passer deux heures à trouver des solutions pour mon chapitre avec mon éditeur. Pouvoir lui dire très simplement combien j’apprécie son accompagnement dans cette construction, et la tendresse de cette main effleurée sur mon épaule au moment où il me laisse au métro. Ce déjeuner italien avec mes anciens doctorants, C., V., qui tout de suite m’embarquent sur leur « crise existentielle post-recrutement ». S. leur demandait naïvement (car il soutient sa thèse dans dix jours) : « C’est quoi ? » et C. de lui répondre, sur un ton de grande sœur : « C’est quand tu as bossé comme un taré des années dans l’objectif d’avoir un poste, et qu’une fois que tu l’as, il faut trouver un vrai sens à ta vie. » V., mon Winnie l’Ourson à lunettes, incroyable de compétences et de capacité à embrasser les nouveaux défis, nous énonce avec sérieux et nonchalance : « Peut-être que le sens de ma vie, c’est d’être en connexion avec ceux que j’apprécie, et de me sentir à ma place parmi eux. » Je me retiens de lui répondre, en référence à ma nippo-américaine N. : « You are so French! » Et C., cheveux roses, voix douce et ferme, toujours dans une force presque au bord de la brisure, qui lâche : « Dans cette équipe G. parisienne, avec vous, pour la première fois, j’ai eu le sentiment que je pouvais baisser la garde. » Nous étirons notre déjeuner aussi loin que le permet l’horaire de notre prochaine réunion. À la conférence qui se tient à mon laboratoire, je croise des collègues qui m’embrassent avec effusion, dans les pauses café, je n’arrive pas à atteindre la table des victuailles dans mon processus de marche aléatoire. Un dîner avec L., lumineuse comme jamais, dans le chatoiement hypnotisant de ses longues boucles d’oreilles, avec qui il est question de ce viscéral que nous partageons. Comme ma sœur, elle cautionne le surgissement continu de l’écrit dans ma vie, elle dit : moi aussi j’aime la beauté d’éteindre une bougie et je l’apprécie intérieurement au moment où je le fais, mais toi, tu as les outils pour l’exprimer, et c’est génial. Dans la fraîcheur du sous-sol, sur une table d’électronique, au milieu de câbles, de boîtiers d’acquisition G., pendant que la canicule bât son plein sur les dalles de Jussieu, j’ai enfin ma longue discussion de rentrée G. avec O. Nous prenons les points un à un, dans notre efficacité retrouvée, et j’aime quand, entre deux items, nos regards se croisent, et je lui dis tranquillement : « C’est vraiment trop bien de travailler ensemble. » Et il répond : « Grave. » K. m’appelle de sa petite voix gracieuse au milieu de la nuit : « Mamaaa ! », un fil qui semble irréel mais qui est l’ancrage à la réalité. Longuement je discute avec P. de mes aspirations et leur potentialité, le téléphone, ça change toujours un peu la couleur des confidences, même après vingt ans de couple, puis on bifurque sur la qualité des routines i/o des données G…. À la sortie du Fumoir, assises devant l’église Saint Germain l’Auxerrois toutes les trois : A., sa contrebasse, moi, dans une nuit encore si chaude, je lui dis : « Tu me fais penser à la douceur du début du printemps. Et on sent qu’il y a quelque chose derrière à quoi on n’accède pas. » Elle me répond en riant : « Bah moi non plus, je n’arrive pas à y accéder. » Nous rions mais elle a les yeux pleins de larmes.

Au bureau, au Rose Reading Room

New York. J’ai un peu plus de trois heures devant moi avec cette ville, immédiatement j’aimerais m’y noyer. À la sortie de Penn Station, d’avenue en avenue, la crasse, la brique, les aciers, quelque chose de viscéral et les foules qui passent sans se saisir, anonymes et réelles. Quand je penche la tête pour finir mon cappuccino, l’implacable géométrie des pierres sur un ciel métallique. Il fait un temps éclatant, la fraîcheur de Bryant Park, l’odeur âcre des bouches du subway, le battement du monde dans une ville sans sens, sans dimension, le corps à corps des classes sociales, je respire et regarde tout ce que je peux, j’appelle P. : « Un jour, il faudra absolument qu’on vienne vivre dans cette ville. »

Je ne comprends pas la flopée de touristes qui visitent le Public Library à travers leur téléphone, déambulant dans les couloirs comme dans un musée. Je court-circuite tout le monde, annonce tranquillement au gardien de la Reading Room que je souhaite travailler, ce qui me permet de remplir des âneries administratives du CNRS et lire les derniers progrès sur l’accélération de particules dans les supernovae, dans un cadre majestueux. Toujours ma façon d’accéder à la fibre intime d’un lieu : d’en faire momentanément mon bureau.

Bande originale : Emett Cohen, Dardanella.

La vie sous toutes ses formes, en japonais

Haiku par A. (8 ans), “Pluie de printemps./ Héron, rivière, /et glace au matcha.”, 1er mai 2023, A.B-L tous droits réservés.

Enfin, nous nous échappons avec K. en plein après-midi à Elixr pour causer vie & science. K., c’est mon frère de thèse japonais, depuis bientôt quinze ans nous nous retrouvons de par le monde, entre nos hauts et nos bas. Peu de gens savent ses bas, lui qui publie deux papiers par mois et semble inatteignable de génie physique. Nous n’avions pas parlé vie depuis tant d’années, covid étant passé par les parages pour nous empêcher de nous croiser. Je me demandais si nous allions retrouver notre intimité, et puis dès que nos cafés sont devant nous, il me dit : « Bon, c’est quelque chose dont je n’ai parlé à personne ici, donc tu gardes ça pour toi, mais… » et de me conter le bazar absolu de sa vie. Ça allait de soi, après ça, de lui déballer ma crise existentielle ; le tout en japonais, ce qui étonnamment, donne une nouvelle coloration à la chose.

J’aime beaucoup quand il me répond qu’à notre niveau de carrière, il est légitime de se poser la question d’avoir une contribution différente des résultats scientifiques. Qu’il est important de transmettre, et qu’il me fait confiance pour le faire avec mon « talent » (?). Ça résonne un peu avec le message de N., quand il me dit que lui-même déteste écrire, mais qu’il est entré dans la physique avec ces livres-là, qu’il faut continuer à inspirer les gens.

J’ai si peur, en écrivant ce livre grand public, d’être mise au pilori par mes collègues, j’imagine d’ici Hector n’en penser pis que pendre, les théoriciens se dire que ma science est terminée, les jaloux m’étiqueter de prétentieuse en plus d’opportuniste et carriériste, j’ai peur de toutes les critiques sur les personnages, ceux qui s’estimeront mal cités, pas cités, mal remerciés. Je sais que de toute façon, je n’écris pas ce livre pour mes collègues (de toute façon les physiciens ne lisent jamais ces livres), mais bel et bien pour le public. Mon éditeur me le rappelle quand parfois je ripe. Mais ces propos, de N., de K., qui me soutiennent comme amis et comme collègues du domaine, comme si je faisais un acte nécessaire, que moi seule pouvais mener à bout, c’est tellement précieux.

Joie et collègues

C. installant une antenne G. à Malargüe, Argentine. O. tous droits réservés.

La jubilation : ce moment de reprise que je redoutais un peu – c’est tellement plus facile de glandouiller toute la journée et la nuit en lisant ou en écrivotant – je retrouve mes collaborateurs dans la réunion G., le délice de les entendre commenter des spectres auxquels je ne comprends pas grand chose (ni moi ni personne en fait), la présence de notre néerlandais C. posée et rassurante, retrouver la gouaille de O., la brillance charmante de B., M. et F. toujours pertinents et fiables. Deux réalisations qui me font terriblement plaisir : i. ces gens se sont approprié ce projet, et le portent en eux (presque ?) autant que moi, ii. j’ai toujours en moi cette envie de science.

Ensuite, je me pose une demie heure dans un café-librairie avec un cappuccino, et je trace les contours de ce nouveau chapitre, avec Chicago en ligne de mire. La façon dont les mots sortent est un petit miracle, une joie que je contiens à peine.

J’échange quelques lignes avec ma magnifique Ka., embourbée dans un amour impossible, et elle a cette belle phrase : « You only show your vulnerable self to people who matter to you. They should be honored to get this insight. »

C’est merveilleux

Je m’endors dans le canapé, au milieu de dizaines de bougies qui oscillent dans leurs bocaux en verre, Richard délire dans la neige du Vermont dans The Secret History, et je tourne la page de mon année 40. La poussière noire de la climatisation du bâtiment de physique a eu raison de mes poumons : je tousse, je respire mal – et dans le manque d’air, le sommeil, la fièvre et les chatoiements lumineux, je me demande si je vais mourir cette nuit ou si je suis peut-être même déjà morte. Je me dis : ça ne serait pas étonnant, c’est comme si tout avait été vécu cette année-là. Les suivantes ne seront que le développement de celle-ci, beaucoup moins nécessaires. J’aurai eu cette vie très pleine, que ce jour-là résumait dans une succession de messages de part et d’autre de l’Atlantique. Je pourrais m’éteindre tranquille : A. m’a composé America au piano et cet auteur si élégant, qui avait curieusement pris la peine de m’écrire « C’est merveilleux », sans me connaître, m’a souhaité mon anniversaire.

Gesine Arps, Giardiniere del Fiume, 2018