Le chat est sorti de la boîte. Je l’ai aidé un peu. Il est vivant comme jamais.
Son : toujours engluée dans London Grammar, Strong, in If You Wait, 2013
Argos, neutrinos, lunatisme et autres bêtises
14/08/24. Nancy. J’ai déposé mes enfants – merveilleux – à Strasbourg ce matin. Dans les trains successifs, je continue à corriger mes chapitres, envoyés par rafales par mon éditeur. Je ne suis pas impressionnée par cette ville de l’Est, ni par sa place Stanislas, ni par ses rues un peu quelconques. Mais le médecin que je suis venue consulter pose une veine solide et apaisée dans mon cerveau limbique. À l’hôtel Mercure près de la gare, je m’installe pour une visio importante avec l’autre bout du monde, et c’est la suite des apaisements, des confirmations. Le soir, rentrée chez moi, après une dernière réunion tardive depuis ma chambre, je daigne enfin tâter tout ce qui m’entoure, et pousser ce petit soupir, ce souffle de la vie : oui, tout est encore là, la furie des éléments n’a pas balayé mes constructions, oui nous sommes solides, nous sommes là, debout, et parfois le navire tangue, mais nous ne perdons ni le cap, ni nos soutiens.
Son : Michel Camilo y Tomatito, El Día Que Me Quieras, in Spain Again, 2006
Tous les soirs, au nouveau café hipster de ma ville de banlieue, avec des macchiato au lait d’avoine et mon verre d’eau, les serveurs et serveuses qui me connaissent par coeur, j’ai édité laborieusement tous mes chapitres – et j’en vois enfin le bout. J’envoie ce soir un fichier zip de mes quatorze chapitres corrigés. Je dois maintenant écrire un avant-propos. Je suis épuisée physiquement, psychologiquement, dans un état d’instabilité émotionnelle, alors que je suis restée si solide, campée, dans les tempêtes qui se calment à peine.
Il faut que je fasse lire des passages… J’ai demandé un peu plus tôt à O. : « Tu aurais le temps de lire trois chapitres, histoire de vérifier que ce que j’y dis de toi te convient ? » Et lui : « Bien sûr, avec plaisir. » Échange d’une banalité absolue et qui pourtant me terrifie.
Voilà : je vais finalement sortir un livre qui me ressemble, mais alors, si les gens le trouvent nul, si c’est un gros flop, qu’est-ce que ça signifie sur moi-même ? Et si O. trouvait que je m’approprie trop le travail des autres ? Et si V. et C. trouvaient que je suis paternaliste/maternelle dans ma description des doctorants ? Et si je me trompais sur tout ce que j’ai écrit ?
Et lorsqu’il faudra aller faire des interview, qu’on me posera des questions sur les choses que j’ai écrites sur lesquelles je ne connais rien pour la plupart, et si je me ridiculisais et dévoilais mon imposture totale ?
Mais mon Dieu, quelle incroyable, enivrante, merveilleuse aventure. J’ai écrit, partagé, ce que je voulais, et je vais être lue ! [Je sais, je me répète, mais c’est assez dingue pour que ça soit dit 200,000 fois au moins.]
Alors j’écoute en boucle et en boucle et en boucle, la voix limpide et masculine de Hannah Reid:
Excuse me for a while
While I’m wide-eyed
And I’m so damn caught in the middle
Yeah I might seem so strong
Yeah I might speak so long
I’ve never been so wrong
— London Grammar, Strong, in If You Wait, 2013
C’est un peu comme si j’étais revenue au niveau de septembre 2022. Mais sans la courbe montante et scintillante que je sentais alors percer dans mes os. C’est comme si j’avais, en deux ans, vécu une métamorphose. Je me suis agitée sur tous les plans, géographique, expérimental, théorique, directoral, familial, personnel, culturel, relationnel, et surtout écritural. J’ai accompli tout ce que je souhaitais accomplir – ou presque, il faut encore que j’écrive un papier et que je fasse tourner quelques simulations cet été. Remercié, je crois, toutes les personnes qui m’ont soutenue sur les jeunes chemins de ma vie. Je suis passée de la trentaine à la quarantaine. Je me sens numérologiquement plus posée, plus apaisée, et tranquille dans les responsabilités qui m’incombent, les éléments que je dois incarner. Je mesure pleinement ma chance.
Mais je n’ai pas trouvé ce que je cherche (encore).
Son : Taylor Scott Davis, To Sing Of Love – A Triptych: II. Perilously, VOCES8 Foundation Orchestra, Jack Liebeck, Barnaby Smith.
J’envoie cette ligne à pas mal de monde, à qui voudra bien partager cette petite joie, au premier matin décalée où je sors dans les rues de ma ville de banlieue, dans la lumière fraîche estivale, je vais acheter des fromages et des pains au chocolat à la boulangerie… C’est bien, tout est là, immuable, les vieilles pierres, les rues étroites, et surtout dans notre maison, l’odeur des murs épais et du bois, des tomettes anciennes, une odeur de bonheur qui imprègne nos chambres, le goût de l’eau, les enfants sont fous de retrouver tous leurs jouets oubliés, nous nous attaquons aux cartons, au jardin envahi d’origan, de roses, de glycine, de lierre et d’abeilles, qui ressemble à celui secret de Hogson Burnett. Plus tard, quand je retrouve mon laboratoire et ses occupants, les bras et épaules tendrement serrés, les regards et les petites conversations entre les portes, les planches de charcuterie partagées à l’apéro, et la vie partagée, nous parlons gamins, flamme olympique, éclipse, formation stellaire dans les galaxies, H. et Y. s’empaillent sur des interprétations d’articles, et Pa. me conte les manigances avec l’Observatoire. C’est l’été, le doux moment du ralenti français, le temps de la respiration, de l’inspiration. J’ai l’impression de retrouver une place, ma place – oh je ne me fais pas d’illusion, ça durera un temps seulement – ça ne me ressemble tellement pas, et c’est très, très agréable.
Fébrile, je ne dors pas assez, je bois trop de café, je me prends la tête dans des calculs, mais aussi, il fait 33 degrés et 80% d’humidité, la clim de notre maison est cassée depuis trois jours, et j’erre avec les enfants de bibliothèque en café bobo climatisé.
Puis soudain l’orage. 夕立 (yuudachi) : j’offre ce mot aux garçons, c’est un mot de l’été.
Et ce souffle froid en une caresse tendre qui entre par bouffées avec le soir. J’ai ouvert grand toutes les fenêtres à guillotine, je m’assois par terre sur le parquet de ma chambre. K. est tombé de sommeil comme une petite mouche terrassée par la chaleur.
Fébrile, mais tendant vers l’apaisement par la chute de température et les interactions des derniers jours. Je récapitule, des choses douces, et cette confiance simple, même lorsqu’on parle de problèmes complexes, P., N., S., J., R., M., L., K., Da., O., toutes les lettres de l’alphabet, la famille, les collègues, une future femme de ménage, tant de belles personnes, dans des séries de conversations où nous échangeons avec tant d’intelligence et d’amitié. Merci.
Son : Léo Delibes, Duo des fleurs, dans l’incontournable version de Natalie Dessay et Delphine Haidan, Orchestre du Capitole de Toulouse dirigé par Michel Plasson, 1998
Fébrile, je ne dors pas assez, je bois trop de café, je me prends la tête dans des bugs, des calculs, des papiers où je ne trouve pas les infos que je cherche, des figures que je trace qui ne disent pas ce que je voudrais… Je m’exaspère de la lenteur de mon cerveau, des détours qu’il doit faire pour implémenter ce qui m’apparaît si vite à l’esprit (comme si j’étais deux), c’est ça, le métier frustrant de l’artisan, d’être dans la saleté, de la laver, la laver avant d’arriver à la fibre – j’avais oublié à quel point ça me rendait folle de faire de la recherche. Lady Macbeth lavant compulsivement sa tache de sang.
J’écrivais à un ami, il y a quasiment un an de cela, quand je détricotais ma crise de la quarantaine : « Mon cerveau aura toujours besoin de cet équilibre entre la science et l’écriture, entre jubilation et respiration ». Cette année me prouve à quel point cet équilibre m’est nécessaire. Mais jubilation ? Je crois que là, on est plutôt dans le domaine de l’obsession et de l’auto-torture mentale…
Il faut avouer cependant : le luxe de cette torture, et chaque décharge de plaisir au moment où l’on croit avoir résolu un morceau de l’énigme. Le luxe d’avoir ce problème inconséquent à mâchouiller à toute heure de la journée et de la nuit, comme un jerky de boeuf bien séché et poivré, qui relâche sa saveur à chaque fibre qu’écrasent les molaires.
Mais oui, je vais vous le dire, vous l’écrire, au nom de tous les chercheurs et chercheuses qui vivent de et pour cela : la recherche en physique, ça rend vivant, depuis l’extrémité des neurones jusqu’aux battements des artères.
Assommante chaleur humide et collines appalachiennes éclatantes d’été vert sombre.
Nous cueillons des pêches bien mûres dans les vergers, et j’en mets plein mon chemisier.
Dans leurs chambres, les enfants jouent au restaurant, à l’école japonaise, Villa Lobos au piano.
Je me réfugie dans mes cafés climatisés, je réponds à des mails, je me dis qu’il faut relire et corriger mon livre. Qu’il faut que je fasse des figures pour l’article que je veux écrire. Je reçois des mots délectables d’un lecteur assidu de ces pages, qui donnent tant de sens à ces inepties dégoulinantes.
Des heures durant, je bavarde avec ma sœur, puis avec X., coincé dans un aéroport. Nous parlons bipolarité, natures humaines, EMDR, et de clubs libertins luxueux dans des caves à Paris. J’aime chez lui la pertinence de ses analyses, sa rationalité – sur lesquelles nous nous rejoignons – et malgré tout la sensibilité et le respect des humanités. Avec simplicité et sourire apaisé, il me conte les alentours du suicide de son ex-femme, les séances qui l’ont défait magiquement de sa culpabilité. C’était aussi d’une certaine façon l’objet de notre conversation avec ma sœur, pour qui les horizons s’ouvrent dans des traits sereins et colorés, malgré les innombrables complexités et difficultés inhérentes à la vie : l’optimisme, le positivisme, prendre et mettre en valeur la partie qui sourit.
Au réveil, j’écris à O. : « Merde, j’ai rêvé de toi. Le cauchemar ! » suivi d’un petit échange entremêlé de taf, de cœurs et de gentilles joutes.
L’été – encore quasiment deux mois de cette suavité, la force tranquille des moments partagés, de science, d’écriture, de fruits juteux et de mouvements dans les airs. Je veux rester dans ma bulle, je ne milite pas, je ne me laisse pas pénétrer des anxiétés du monde en chaos politique et sociétal.
Son : Yo-Yo Ma, Marc O’Connor, Edgar Meyer, Appalachia Waltz, 1996
Après la traversée du désert dans le flou total avec deux lignes sibyllines tous les deux mois, mon éditeur m’accorde enfin une demie heure pour faire le point. Et je rentre dans le monde de l’édition… Au cas où ça n’était pas clair dans ma tête (ça ne l’était pas), mon livre sera un objet commercial, avec objectifs de vente, et je n’ai donc pas de prise sur le titre, le sous-titre, la couverture, le blurb (petit mot d’encouragement d’une personnalité, sur un bandeau). Au cas où ça n’était pas clair dans ma tête, il s’agit d’un livre de science, donc hors de question d’avoir un titre subtil, les termes du genre “tumulte” étant trop “alambiqués” pour le grand public. Il me laisse entendre tout ça avec ses yeux bleus, son charme sympathique et beaucoup d’attention malgré sa course entre les réunions. Je dis : d’accord, et puis je pense, c’est vrai, finalement, ce qui compte c’est que les gens l’achètent, ce livre. Ensuite, ils l’ouvriront, et ce qu’ils trouveront à l’intérieur, ce sont bien les chercheurs et la science tels que j’ai voulu les partager.
Je passe des chapitres sous DeepL (argh, quel carnage) et j’envoie des bouts de textes à quelques personnages-héros pour autorisation et pour recherche d’incohérences scientifiques. Deux heures plus tard, inattendu, un message d’Andromeda – qui a lu la version française : « Beautiful writing! […] »
Je réalise à ce moment-là, entre la montée des larmes, qu’elle est la première personne, au-delà de mon éditeur et de mes enfants, à avoir lu un extrait de mon livre. Ma vie est une évidence.
On est quand même parti en vacances, en mode freestyle, rassemblé des affaires de camping en une soirée, tranquillement et dans une efficacité incitée par l’épuisement, la nécessité et l’envie d’être sur des routes vertes et interminables – à réfléchir à des problèmes physiques – en écoutant Bashung.
Le plaisir idyllique de chatter avec un collègue et de dessiner des courbes sur une feuille quadrillée au bord d’un lac, pendant que le soleil s’enfonce derrière une montagne. La petite brise qui fait bouger ma robe, je redescends les manches du chemisier en lin qui m’habille, et quand le monde s’obscurcit, les lucioles pulsent.
P. dit : « Si on mettait des antennes, on pourrait peut-être les détecter comme des transitoires. » Il rentre se coucher avec les enfants dans la tente. Je continue à tracer des figures.
Un peu plus tôt, un vieux d’une caravane est venu me faire la leçon : « Vous êtes sur votre téléphone alors que le soleil rougit sur le lac, profitez de vos enfants, tout ça passe en un clin d’oeil. » [Puis je ne sais quels compliments sur ma robe et mon allure – bref.]
Eh bien, si vous saviez comme je profite exactement de la vie, du coucher du soleil, des lucioles (de mes enfants probablement pas, mais j’ai fait la paix avec ça, et je crois qu’eux aussi), des nuages d’étoiles dans le ciel – lorsque comme maintenant, je fais dans ce cadre ce qui me plaît : de la physique et de la prose. Chacun sa façon de s’approprier le monde, le parfum de l’air et la déclinaison des couleurs. Voici la mienne ; et je ne la changerai pas, merci bien.
Son : Alain Bashung, Tant de nuits, in Bleu Pétrole, 2007. Un des albums tardifs de Bashung, mes préférés, surprenant et puissant.