Martha Argerich

Tu devrais lire ce qu’il y a écrit là, Mama, me montre A., en me tendant le programme sur le quai de la ligne 1. Heureusement qu’il est là pour me donner le contexte de ce que bois venons d’entendre : deux œuvres d’exil américain, Bartók et Dvorák, ça ne pouvait pas mieux tomber pour notre premier concert parisien. J’aime beaucoup la Symphonie du Nouveau Monde, ça fait partie de mes tous premiers coups de cœurs d’adolescence. Mais comme d’autres morceaux très populaires, elle est trop familière à mon oreille, il faudrait la transcender pour me surprendre. Or là, en deuxième partie après Martha Argerich, malgré toute la fougue précise de l’orchestre de Rotterdam et de Lahav Shani, difficile de faire le poids. Heureusement que A. est là pour s’enthousiasmer, lui, comme si c’était Noël.

Martha Argerich. C’est simple : pendant le Bartók, je n’ai vu et entendu qu’elle. Je me suis presque demandé si ce n’était pas grave, qu’elle occupe tant de place. Ensuite, elle a joué deux encore, dont un quatre mains avec Lahav Shani. Et soudain la chimie si parfaite entre leurs deux corps et leurs mains, je crois que c’était là le clou du concert. Cette chimie-là, fulgurante, généreuse, virtuose, comme un couple au cinéma, on ne pouvait que se laisser entraîner, embarquer.

A. et moi concluons : quand elle se met à jouer, c’est puissant et surtout rassurant. On respire et on se dit : « Ah, tout va bien, alors. »

Maurice Ravel, Ma mère l’Oye, M. 60 : Le jardin féérique, Martha Argerich, Nelson Freire, Peter Sadlo, Edgar Guggeis, 1994

Martha Argerich © Adriano Heitman

Septembre

Je note pour ne pas oublier : ce début d’automne, orteils gelés dans les ballerines et la caresse grise quand on ouvre les volets, le premier marron et les chemins éculés de l’école.

Je m’entoure au rideau du soir de mes deux petites têtes brunes, bouillottes dans le grand lit, et je leur lis : une heure et demie de Novecento, d’une traite – sur la fin la voix comme une éraflure. Et j’ai bien fait, parce qu’un texte comme ça, ça se prononce à voix haute. Ils rient et ils ont les larmes aux yeux, et nous sommes transatlantiques tous les trois des centaines de fois. Le lendemain, je mets Petrucciani dans la cuisine, et nous nous disons : c’était peut-être un peu comme ça, quand il jouait, Novecento. Je leur lis aussi Ann of Green Gables – en japonais. Et nous allons leur acheter des chaussures en cuir à prix d’or, des cahiers de musique, des pains au chocolat amande et moi un cortado au lait d’avoine. A. me parle de sa nouvelle prof de piano avec un sérieux appréciatif ; une adorable américaine vient avec ses deux petites filles parler anglais aux garçons, au matin je lave et démêle longuement les cheveux d’une poupée de K. avec du Mir Laine. Ils me rappellent Pâques dernier en Pennsylvanie, d’un coup comme s’ils avaient senti le fil tendu, la façon dont ils se connectent à moi, m’entourent et m’aident dans la maison avec discrétion et affection, et se mettent à se tirer eux-mêmes vers le haut. Douce trêve.

O. est dans le Gobi à tester les antennes. Il m’envoie une photo : « Voilà la “Electre’s Room” » pour la prochaine fois où je me joindrai à eux. J’en piaffe d’impatience et je prends patience.

Je sais que maintenant, c’est le moment où l’on se recentre, où l’on se reconstruit dans l’automne et la France, c’est le moment des intensités apaisées où j’abats les tâches jour et nuit, le moment de calme après les mélodrames Netflix de l’été dans la collaboration G., le moment où mon livre s’édite en arrière-plan. Le moment où je pense et prépare la suite. Les suites. Toutes les suites, surtout celles dont je n’ai aucune idée et qui ne se préparent pas. Je consens à tout ce que la vie me réserve. J’espère juste qu’elle y a mis un peu d’écriture.

11 septembre 2023 dans ma ville de banlieue où j’étais en transit, échappée de mes bois, enfoncée dans une crise existentielle, tarée et connectée comme jamais ou comme toujours. D’un 11 septembre à un autre, les immenses vagues bipolaires des intensités et des apaisements, toutes formidables.

Au bureau, à l’observatoire du Petit Marais

Pluie et éclaircie
tous les trois sous l’abri de bois
Les garçons armés de jumelles
A. identifie les noms et les chants d’oiseaux
Tuit Tuit Tuit Tuit
la sitelle torchepot
K. sur son carnet à croquis
dessine un grèbe huppé
Moi j’envoie
mes neutrinos
aigrettes et hérons
via des codes en Python
dans le flan de montagnes argentines

Son : Dinah Washington, September In The Rain, in September In The Rain, 1961

Une grande aigrette et un héron cendré à l’Observatoire du Petit Marais, septembre 2024

L’Univers violent

Les petits-déjeuners en tête-à-tête avec R. à Malargüe, dans le bleu grisé du ciel et le crissant du sable.

Je posais devant moi une tasse de mauvais café et un demi gâteau – « tu ne manges rien, » il se moquait gentiment.

Gentil. Il y avait tant de gentillesse dans son regard, et puis : le désarroi, la souffrance de ces situations impossibles qui ne se résolvent ni avec des équations, ni avec de la stratégie, et encore moins avec du bon sens.

R., ce soir je pense à toi. Je pense aussi à T. devant son whisky et sa détresse quand elle les a enfin couchés. Je pense à ma sœur au moment où elle claque le coffre de sa voiture. Je pense à Pa. quand il réserve deux billets d’avion pour le Cameroun, dont un seul aller-retour.

La violence infinie et le reflet de sa propre inhumanité dans l’inhumanité, en multi-messagers, sons et lumières.

Je me dis : je n’ai pas à accepter ça. Si c’était un collègue, il suffirait d’arrêter de collaborer. Si c’était un ami, d’arrêter de le fréquenter. Si c’était un compagnon, se séparer. Mais si c’est votre enfant ?

Comme R., comme T., comme ma sœur, comme Pa., nous fermons au matin à double tour la porte de la maison et partons. Le travail : le refuge de la normalité apparente, cette glu sociétale qui rassemble les morceaux d’un soi éclaté – usé.

Son : pas forcément très fan de Ludovico Einaudi, un peu trop ritournelle même sous couvert de musique minimaliste, mais il se trouve que c’était une de mes bandes son en Argentine, et la couleur y est. Ludovico Einaudi, Una Mattina, in Una Mattina, 2004.

Dans la pampa argentine, vers Malargüe, nov. 2023

Normandie salie, i.e., avec les enfants

K. s’exclame : On dirait des châteaux.
Châteaux-falaises blancs dressés en enfilade à perte de vue, jusqu’à l’horizon où l’eau crayeuse et le ciel se rejoignent. Le duvet de l’herbe en coulures vertes battues par le vent. L’errance iodée de l’eau et l’éclaboussure entre les virgules pâmées des goélands argentés. La lumière, quand elle se pose, celle des tableaux. Pays de Caux, immuable et à l’érosion certaine.

Et juste comme je termine d’esquisser ces lignes, A. vole à l’arrachée un galet à K., le balance dans la Manche provoquant larmes, drames et impertinences hérissants – qui me rappellent combien A. a le don d’éclater en miettes mes madeleines les plus apaisantes.

Pays de Caux, immuable sous certaines conditions, août 2024

Post-partum [2]

K. m’enlace de ses bras potelés et me dit : « Tu commences à être un peu vieille. » Sûrement. Hier, au milieu de la nuit, j’ai plongé dans un vieux dossier d’écrits ébauchés, de nouvelles achevées, de romans de ma vingtaine. Je n’avais peur de rien alors, et le tricotage des mots et des phrases, nourri de quantité de lectures et d’études, avait bien plus d’intérêt que mes larmoyances actuelles. Et les intrigues : je suis restée suspendue sur mes textes, à me demander quelle serait la chute ; comment ai-je extirpé ces étrangetés percutantes de mon cerveau ? Je devais avoir quelque chose, dans cette jeunesse. Que j’ai perdue depuis – puisque j’ai mis mes neurones au service de la science. Là où je pense que d’autres ont bien plus de potentiel.

C’est probablement la saison des crises existentielles, j’en avais faite une l’année dernière, à la même époque. Je m’y adonne maintenant car enfin j’ai ma clôture, avec l’approbation de mon éditeur sur l’ensemble de mes chapitres. C’est là, maintenant, qu’enfin je peux vivre la dépression post-partum avec mon livre.

Je suis loin d’être indispensable dans la science. Je me bats et je fais mon travail, mais je ne porte rien qui m’est propre et que d’autres ne pourraient faire à ma place. Alors que si j’avais écrit, j’aurais peut-être fait quelque chose de cette voix, de ces mots, de ces idées et constructions farfelues. Je les aurais dé-multipliés, et je les aurais utilisés pour croître et faire croître.

Ce livre, je l’ai transporté aussi loin que j’ai pu dans ma direction, tout en jouant le jeu du livre scientifique. Mais j’aspire à écrire autre chose – autre chose que je pense que je ne peux plus écrire, car j’ai perdu la fraîcheur et l’audace de la poésie. Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ? Qu’est-ce que je fais ?

Son : Kerry Muzzey, Chamber Orchestra Of London, The Secret History, in The Architect, 2014

Matcha latte et mue de cigale, dans l’un de mes cafés hipsters en Pennsylvanie, août 2023

Nancy

14/08/24. Nancy. J’ai déposé mes enfants – merveilleux – à Strasbourg ce matin. Dans les trains successifs, je continue à corriger mes chapitres, envoyés par rafales par mon éditeur. Je ne suis pas impressionnée par cette ville de l’Est, ni par sa place Stanislas, ni par ses rues un peu quelconques. Mais le médecin que je suis venue consulter pose une veine solide et apaisée dans mon cerveau limbique. À l’hôtel Mercure près de la gare, je m’installe pour une visio importante avec l’autre bout du monde, et c’est la suite des apaisements, des confirmations. Le soir, rentrée chez moi, après une dernière réunion tardive depuis ma chambre, je daigne enfin tâter tout ce qui m’entoure, et pousser ce petit soupir, ce souffle de la vie : oui, tout est encore là, la furie des éléments n’a pas balayé mes constructions, oui nous sommes solides, nous sommes là, debout, et parfois le navire tangue, mais nous ne perdons ni le cap, ni nos soutiens.

Son : Michel Camilo y Tomatito, El Día Que Me Quieras, in Spain Again, 2006

Aaron Becker, The Last Zookeeper, 2024

Olympique

Rue royale : beaucoup de monde, mais la suite est fluide.
Obélisque et fontaines vert de gris
Blocs d’arènes dressées, géantes, greco-romaines,
métalliques
emballées de couleurs vives-pastels.
S’être dit : où avons-nous assez de surface libre au cœur de la ville ?
Et de réquisitionner la place de la Concorde et des ponts et des boulevards
d’y monter des parcs surréalistes
dans lesquels on se balade et on grimpe
comme dans une animation 2D qui prend corps en 3D
Et on crie : Al-leez leees Bleus !! en tapant des mains et des pieds
en zyeutant la tour Eiffel, les Invalides, Montparnasse
et la pierre blanche des palais de la place
Les ballons pleuvent dans le panier, quelle euphorie collective
Recette universelle, prenante et enthousiasmante, que celle du pain et des jeux.

Parc urbain Place de la Concorde, depuis le bloc C, Basketball 3×3, août 2024

Temporelle

Strasbourg, nous cherchons les maisons de sorcières avec les enfants. La forêt noire, c’est une version plus sombre de la Pennsylvanie, vallonnée, boisée, mais avec des ruines de châteaux en pierres roses qui guettent les chevaliers de cuir et de fer depuis des siècles. L’harmonie entre les cousins quand ils jouent aux échecs, au foot, et un concert clarinette-piano – entre adultes quand on se lance au milieu de la nuit dans des jeux de cartes et de société, le goût alsacien des repas, ces plaisirs familiaux réconfortants car constants dans le temps et nos évolutions. Rassurant car constants en moi, cette facette que rarement je dégaine, mais toujours là, socle et disjointure.

Son : quelque chose de so 1998, et qui n’a rien à voir avec cette esquisse alsacienne, mais tout à voir avec les socles, avec K’s Choice, Believe, in Cocoon Crash.

Tomi Ungerer, Trémolo, 1998