Toujours cette diction étrange, une rythmique qui me semble inappropriée au bout des vers, probablement un parler jeune que je ne saisis pas. De même l’articulation me semble hasardeuse, et heureusement que je connais le texte quasiment par cœur pour le deviner et l’apprécier (mais ce n’est pas le cas de mes enfants).
Mais quel texte, vraiment, qui brasse à grandes goulées les émotions, tout ce que Hollywood a repris, les ingrédients sont déjà là. Et le jeu, la mise en scène dans une modernité discrète. Les chants gascons épurent les lignes. Ne restent que les tripes, la salle Richelieu suspendue. Je suis aveugle d’un œil et totalement floue des deux, prête aux picotement des eaux, aux sanglots des veines.
Yo-Yo Ma et Kathy Stott. Menino de Sergio Assad dans son arrangement violoncelle – piano et le Cantique de Nadia Boulanger Il dit en français [Yo-Yo Ma est né à Paris et y a vécu jusqu’à ses sept ans] : je dédie ce concert à la collaboration, et à la musique qui se construit sur les épaules des géants, la passation… Ils jouent Fauré, qui a enseigné à Nadia Boulanger, qui a enseigné à Kathy Stott.
C’est leur dernier concert ensemble, et ils ont choisi avec soin, dit-il, des morceaux qui évoquaient des moments forts.
Menino, délicat ciselage de nostalgie et de folklore ; Sergio, je l’imagine les yeux clos devant le lac Michigan à perte de vue, assis, vide, sur sa chaise. Puis le moment où, une guitare entre les bras, dans cette posture courbe et tendre, il se mue en musique.
Je transmets le message de Yo-Yo Ma à Andromeda, qui me répond Wow, Sergio est très touché.
Et ainsi, depuis ma place au 2ème balcon, à côté de l’oreille toujours appréciative de A., ce bout de fil insolite tendu de la Philharmonie de Paris à l’autre bout du monde, d’auditrice et interprète au compositeur ; de création à envolées et réception.
Sons : Sergio Assad, Yo-Yo Ma, Menino, in Obrigado Brazil, 2003 Nadia Boulanger, Yo-Yo Ma, Kathryn Stott, Cantique, in Merci, 2024
8:00-12:00 J’ai soumis une trentaine de fois les documents, avec de micro-changements. Ce n’est pas du tout stressant comme processus et comme responsabilité.
12:00 : Bref appel visio avec J., mon collègue de Santiago de Compostela, qui me dit de belles choses.
13:00 : Je décrète que c’est fini. Je ferme mon ordinateur et j’entraîne les enfants dans Paris.
14:00 : Je change ma liasse de Yuans, dépose la somme à la banque, puis avisant les Éditeurs, juste à côté, nous nous y installons, parmi les livres et les tatakis de thon.
15:20 : En fin de repas, je zyeute le fil ERC et lis un message de S. : « La figure 4 dépasse de nouveau dans les 2 cm de marge. » C’était il y a 40 minutes. J. et O. ont déjà répondu que ce n’est probablement pas très grave, laissons comme ça. Mais quelle naïveté de ma part, je suis dans Paris, je n’ai pas mon ordinateur. Et c’est moi qui ai bougé cette figure ce matin, car S., en voulant la remettre dans les clous, avait effacé une ligne de texte.
15:25 : Je dis aux enfants : je suis désolée pour notre programme, mais il faut qu’on rentre. Ils me regardent déçus, alors je leur explique : voilà, ça fait un an qu’on travaille pour une sorte de concours avec S., O. et J. C’est pour ce travail qu’on est partis en famille en Pennsylvanie. Ça fait un mois qu’on ne dort pas pour écrire ce truc. Et là, vous voyez cette petite ligne qui dépasse ? Eh ben ça peut nous faire perdre le concours. L’heure limite, c’est dans 1h30.
15:27 : K. et A. enfilent leurs manteaux et fermement : Ok, on rentre. Alors, on saute dans le métro. K. me dit : Oh là là, c’est stressant ! Et puis soudain, j’ai cette pensée : mais si je cafouillais à la dernière minute ? Si j’enlevais le fichier déjà soumis, mais que le site ralentissait et que je ne pouvais plus charger le nouveau ? Je m’en ouvre aux enfants : c’est trop dangereux, ça peut être pire. Ils opinent. On descend du métro à la station suivante. K. demande : « Mais tu es sûre maman ? » Et A. de répondre : « Mais oui, imagine qu’elle ne puisse plus rien soumettre du tout ! Une année de travail ! »
J’écris à O., j’écris à J. : que faire ? le mieux est l’ennemi du bien à ce stade, non ? J’ai peur de tout faire exploser si je touche à la soumission. O. répond : mais oui c’est bien comme ça, moi je vois même pas où ça dépasse. J. répond : Yes, let’s leave it like this. Too close to the deadline.
Je clos tant bien que mal le chapitre dans ma tête [mais j’en rêverai la nuit, de cette demie-ligne qui dépasse sous une figure… et que notre dossier est rejeté à cause de ça.]
16:00 : En longeant la Tour Saint Jacques, A. me demande de quoi il s’agit. J’avise la plaque, et lis : « De cet endroit […] partirent depuis le Xe siècle des millions de pèlerins vers […] Saint Jacques de Compostelle. » Je prends mes enfants en photo devant la plaque et les envoie sur le fil : « I had never realized that this is the way to J.! I think it’s a good sign. »
16:37 : J. écrit : « 23 minutes before the portal closes. I think I’ve heard this before in a scifi movie. »
Mais je ne vois son message que plus tard. J’étais entrée pour la première fois dans la Galerie d’art Mizen, où s’expose Gesine Arps, et le galeriste italien nous racontait l’artiste, les tableaux et son fils. Plus tard, je m’achetais des chaussures, pendant que les garçons patientaient avec leurs livres. Puis dans le rayon papeterie du BHV, ils ont raflé tous les stylos legami possibles, et surtout les collectors de Noël. Et des pinceaux en crin de cheval pour K. et de la gouache extra-fine. Des beignets fourrés à la crème pâtissière pistache.
18:10 : Il y a beaucoup de cœurs quand je rouvre le fil ERC, dans le RER bondé. J’avais écrit : « Au moins une petite chose bien se sera passé sur Terre aujourd’hui. » Parce que le réveil était difficile et toujours aussi incompréhensible. Mon attaché scientifique à l’ambassade de France à Washington, m’écrit : « Félicitations pour ta nomination aux J.O. » et j’en profite pour lui demander comment ils encaissent, eux, leur nouvelle plus préoccupante.
18:30 : Nous croisons ma doctorante M. dans les rues de ma ville de banlieue. Elle a une banane et des petits pois. J’ai deux paires de bottes, plein de livres et de legami. J’ai trois collègues avec qui on a monté et soumis un très beau projet. J’ai deux enfants qui ont fait partie du roman.
Son : Marie Awadis, Étude No. 1: Playing Games, in Études Mélodiques, 2024.
Quelques couleurs croisées sur le chemin vers le final du roman fleuve Synergy.
Dans la furie cosmique – mes yeux disent stop, et ma cornée rayée fait pleurer de jaune fluo ma façade droite
Dans la furie cosmique – heureusement il reste toujours un ourlet de pantalon à coudre l’aiguille pique et coulisse la ligne noire du fil son frottement effleuré au passage qui tire
Dans la furie cosmique – les petites mains chaudes ravies de battre le mascarpone avec le marronsuis’ quand j’annonce : « On va faire un pavlova aux figues »
A. et sa musique, K. et sa chaleur solaire, l’un toujours prêt à recevoir, l’autre toujours donnant, les deux, curieusement, prenant soin de leur mère – moi. Dans cette attention enfantine mais déjà autonome, à vaquer et à parfaire leurs tâches, à m’aider dans celles de la maison. Et leur enthousiasme pour mon métier, pour mon livre. C’est à eux en premier, dans les profondeurs du Louvre, que j’en ai montré la couverture. C’étaient eux, mes premiers lecteurs.
Ils sont si différents l’un de l’autre, beaux dans leur manteau d’hiver marine et leurs valeurs modernes. Leurs esprits aiguisés et leur appétence pour la culture. Un peu de transmission, et ils ont trouvé tout seul comment vivre la suite.
Tu devrais lire ce qu’il y a écrit là, Mama, me montre A., en me tendant le programme sur le quai de la ligne 1. Heureusement qu’il est là pour me donner le contexte de ce que nous venons d’entendre : deux œuvres d’exil américain, Bartók et Dvorák, ça ne pouvait pas mieux tomber pour notre premier concert parisien. J’aime beaucoup la Symphonie du Nouveau Monde, ça fait partie de mes tous premiers coups de cœurs d’adolescence. Mais comme d’autres morceaux très populaires, elle est trop familière à mon oreille, il faudrait la transcender pour me surprendre. Or là, en deuxième partie après Martha Argerich, malgré toute la fougue précise de l’orchestre de Rotterdam et de Lahav Shani, difficile de faire le poids. Heureusement que A. est là pour s’enthousiasmer, lui, comme si c’était Noël.
Martha Argerich. C’est simple : pendant le Bartók, je n’ai vu et entendu qu’elle. Je me suis presque demandé si ce n’était pas grave, qu’elle occupe tant de place. Ensuite, elle a joué deux encore, dont un quatre mains avec Lahav Shani. Et soudain la chimie si parfaite entre leurs deux corps et leurs mains, je crois que c’était là le clou du concert. Cette chimie-là, fulgurante, généreuse, virtuose, comme un couple au cinéma, on ne pouvait que se laisser entraîner, embarquer.
A. et moi concluons : quand elle se met à jouer, c’est puissant et surtout rassurant. On respire et on se dit : « Ah, tout va bien, alors. »
Je note pour ne pas oublier : ce début d’automne, orteils gelés dans les ballerines et la caresse grise quand on ouvre les volets, le premier marron et les chemins éculés de l’école.
Je m’entoure au rideau du soir de mes deux petites têtes brunes, bouillottes dans le grand lit, et je leur lis : une heure et demie de Novecento, d’une traite – sur la fin la voix comme une éraflure. Et j’ai bien fait, parce qu’un texte comme ça, ça se prononce à voix haute. Ils rient et ils ont les larmes aux yeux, et nous sommes transatlantiques tous les trois des centaines de fois. Le lendemain, je mets Petrucciani dans la cuisine, et nous nous disons : c’était peut-être un peu comme ça, quand il jouait, Novecento. Je leur lis aussi Ann of Green Gables – en japonais. Et nous allons leur acheter des chaussures en cuir à prix d’or, des cahiers de musique, des pains au chocolat amande et moi un cortado au lait d’avoine. A. me parle de sa nouvelle prof de piano avec un sérieux appréciatif ; une adorable américaine vient avec ses deux petites filles parler anglais aux garçons, au matin je lave et démêle longuement les cheveux d’une poupée de K. avec du Mir Laine. Ils me rappellent Pâques dernier en Pennsylvanie, d’un coup comme s’ils avaient senti le fil tendu, la façon dont ils se connectent à moi, m’entourent et m’aident dans la maison avec discrétion et affection, et se mettent à se tirer eux-mêmes vers le haut. Douce trêve.
O. est dans le Gobi à tester les antennes. Il m’envoie une photo : « Voilà la “Electre’s Room” » pour la prochaine fois où je me joindrai à eux. J’en piaffe d’impatience et je prends patience.
Je sais que maintenant, c’est le moment où l’on se recentre, où l’on se reconstruit dans l’automne et la France, c’est le moment des intensités apaisées où j’abats les tâches jour et nuit, le moment de calme après les mélodrames Netflix de l’été dans la collaboration G., le moment où mon livre s’édite en arrière-plan. Le moment où je pense et prépare la suite. Les suites. Toutes les suites, surtout celles dont je n’ai aucune idée et qui ne se préparent pas. Je consens à tout ce que la vie me réserve. J’espère juste qu’elle y a mis un peu d’écriture.
Pluie et éclaircie tous les trois sous l’abri de bois Les garçons armés de jumelles A. identifie les noms et les chants d’oiseaux Tuit Tuit Tuit Tuit la sitelle torchepot K. sur son carnet à croquis dessine un grèbe huppé Moi j’envoie mes neutrinos aigrettes et hérons via des codes en Python dans le flan de montagnes argentines
Les petits-déjeuners en tête-à-tête avec R. à Malargüe, dans le bleu grisé du ciel et le crissant du sable.
Je posais devant moi une tasse de mauvais café et un demi gâteau – « tu ne manges rien, » il se moquait gentiment.
Gentil. Il y avait tant de gentillesse dans son regard, et puis : le désarroi, la souffrance de ces situations impossibles qui ne se résolvent ni avec des équations, ni avec de la stratégie, et encore moins avec du bon sens.
R., ce soir je pense à toi. Je pense aussi à T. devant son whisky et sa détresse quand elle les a enfin couchés. Je pense à ma sœur au moment où elle claque le coffre de sa voiture. Je pense à Pa. quand il réserve deux billets d’avion pour le Cameroun, dont un seul aller-retour.
La violence infinie et le reflet de sa propre inhumanité dans l’inhumanité, en multi-messagers, sons et lumières.
Je me dis : je n’ai pas à accepter ça. Si c’était un collègue, il suffirait d’arrêter de collaborer. Si c’était un ami, d’arrêter de le fréquenter. Si c’était un compagnon, se séparer. Mais si c’est votre enfant ?
Comme R., comme T., comme ma sœur, comme Pa., nous fermons au matin à double tour la porte de la maison et partons. Le travail : le refuge de la normalité apparente, cette glu sociétale qui rassemble les morceaux d’un soi éclaté – usé.
Son : pas forcément très fan de Ludovico Einaudi, un peu trop ritournelle même sous couvert de musique minimaliste, mais il se trouve que c’était une de mes bandes son en Argentine, et la couleur y est. Ludovico Einaudi, Una Mattina, in Una Mattina, 2004.