Normandie salie, i.e., avec les enfants

K. s’exclame : On dirait des châteaux.
Châteaux-falaises blancs dressés en enfilade à perte de vue, jusqu’à l’horizon où l’eau crayeuse et le ciel se rejoignent. Le duvet de l’herbe en coulures vertes battues par le vent. L’errance iodée de l’eau et l’éclaboussure entre les virgules pâmées des goélands argentés. La lumière, quand elle se pose, celle des tableaux. Pays de Caux, immuable et à l’érosion certaine.

Et juste comme je termine d’esquisser ces lignes, A. vole à l’arrachée un galet à K., le balance dans la Manche provoquant larmes, drames et impertinences hérissants – qui me rappellent combien A. a le don d’éclater en miettes mes madeleines les plus apaisantes.

Pays de Caux, immuable sous certaines conditions, août 2024

Post-partum [2]

K. m’enlace de ses bras potelés et me dit : « Tu commences à être un peu vieille. » Sûrement. Hier, au milieu de la nuit, j’ai plongé dans un vieux dossier d’écrits ébauchés, de nouvelles achevées, de romans de ma vingtaine. Je n’avais peur de rien alors, et le tricotage des mots et des phrases, nourri de quantité de lectures et d’études, avait bien plus d’intérêt que mes larmoyances actuelles. Et les intrigues : je suis restée suspendue sur mes textes, à me demander quelle serait la chute ; comment ai-je extirpé ces étrangetés percutantes de mon cerveau ? Je devais avoir quelque chose, dans cette jeunesse. Que j’ai perdue depuis – puisque j’ai mis mes neurones au service de la science. Là où je pense que d’autres ont bien plus de potentiel.

C’est probablement la saison des crises existentielles, j’en avais faite une l’année dernière, à la même époque. Je m’y adonne maintenant car enfin j’ai ma clôture, avec l’approbation de mon éditeur sur l’ensemble de mes chapitres. C’est là, maintenant, qu’enfin je peux vivre la dépression post-partum avec mon livre.

Je suis loin d’être indispensable dans la science. Je me bats et je fais mon travail, mais je ne porte rien qui m’est propre et que d’autres ne pourraient faire à ma place. Alors que si j’avais écrit, j’aurais peut-être fait quelque chose de cette voix, de ces mots, de ces idées et constructions farfelues. Je les aurais dé-multipliés, et je les aurais utilisés pour croître et faire croître.

Ce livre, je l’ai transporté aussi loin que j’ai pu dans ma direction, tout en jouant le jeu du livre scientifique. Mais j’aspire à écrire autre chose – autre chose que je pense que je ne peux plus écrire, car j’ai perdu la fraîcheur et l’audace de la poésie. Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ? Qu’est-ce que je fais ?

Son : Kerry Muzzey, Chamber Orchestra Of London, The Secret History, in The Architect, 2014

Matcha latte et mue de cigale, dans l’un de mes cafés hipsters en Pennsylvanie, août 2023

Nancy

14/08/24. Nancy. J’ai déposé mes enfants – merveilleux – à Strasbourg ce matin. Dans les trains successifs, je continue à corriger mes chapitres, envoyés par rafales par mon éditeur. Je ne suis pas impressionnée par cette ville de l’Est, ni par sa place Stanislas, ni par ses rues un peu quelconques. Mais le médecin que je suis venue consulter pose une veine solide et apaisée dans mon cerveau limbique. À l’hôtel Mercure près de la gare, je m’installe pour une visio importante avec l’autre bout du monde, et c’est la suite des apaisements, des confirmations. Le soir, rentrée chez moi, après une dernière réunion tardive depuis ma chambre, je daigne enfin tâter tout ce qui m’entoure, et pousser ce petit soupir, ce souffle de la vie : oui, tout est encore là, la furie des éléments n’a pas balayé mes constructions, oui nous sommes solides, nous sommes là, debout, et parfois le navire tangue, mais nous ne perdons ni le cap, ni nos soutiens.

Son : Michel Camilo y Tomatito, El Día Que Me Quieras, in Spain Again, 2006

Aaron Becker, The Last Zookeeper, 2024

Olympique

Rue royale : beaucoup de monde, mais la suite est fluide.
Obélisque et fontaines vert de gris
Blocs d’arènes dressées, géantes, greco-romaines,
métalliques
emballées de couleurs vives-pastels.
S’être dit : où avons-nous assez de surface libre au cœur de la ville ?
Et de réquisitionner la place de la Concorde et des ponts et des boulevards
d’y monter des parcs surréalistes
dans lesquels on se balade et on grimpe
comme dans une animation 2D qui prend corps en 3D
Et on crie : Al-leez leees Bleus !! en tapant des mains et des pieds
en zyeutant la tour Eiffel, les Invalides, Montparnasse
et la pierre blanche des palais de la place
Les ballons pleuvent dans le panier, quelle euphorie collective
Recette universelle, prenante et enthousiasmante, que celle du pain et des jeux.

Parc urbain Place de la Concorde, depuis le bloc C, Basketball 3×3, août 2024

Temporelle

Strasbourg, nous cherchons les maisons de sorcières avec les enfants. La forêt noire, c’est une version plus sombre de la Pennsylvanie, vallonnée, boisée, mais avec des ruines de châteaux en pierres roses qui guettent les chevaliers de cuir et de fer depuis des siècles. L’harmonie entre les cousins quand ils jouent aux échecs, au foot, et un concert clarinette-piano – entre adultes quand on se lance au milieu de la nuit dans des jeux de cartes et de société, le goût alsacien des repas, ces plaisirs familiaux réconfortants car constants dans le temps et nos évolutions. Rassurant car constants en moi, cette facette que rarement je dégaine, mais toujours là, socle et disjointure.

Son : quelque chose de so 1998, et qui n’a rien à voir avec cette esquisse alsacienne, mais tout à voir avec les socles, avec K’s Choice, Believe, in Cocoon Crash.

Tomi Ungerer, Trémolo, 1998

Cherche encore

C’est un peu comme si j’étais revenue au niveau de septembre 2022. Mais sans la courbe montante et scintillante que je sentais alors percer dans mes os. C’est comme si j’avais, en deux ans, vécu une métamorphose. Je me suis agitée sur tous les plans, géographique, expérimental, théorique, directoral, familial, personnel, culturel, relationnel, et surtout écritural. J’ai accompli tout ce que je souhaitais accomplir – ou presque, il faut encore que j’écrive un papier et que je fasse tourner quelques simulations cet été. Remercié, je crois, toutes les personnes qui m’ont soutenue sur les jeunes chemins de ma vie. Je suis passée de la trentaine à la quarantaine. Je me sens numérologiquement plus posée, plus apaisée, et tranquille dans les responsabilités qui m’incombent, les éléments que je dois incarner. Je mesure pleinement ma chance.

Mais je n’ai pas trouvé ce que je cherche (encore).

Son : Taylor Scott Davis, To Sing Of Love – A Triptych: II. Perilously, VOCES8 Foundation Orchestra, Jack Liebeck, Barnaby Smith.

La dame à la licorne : À mon seul désir. Musée national du Moyen Âge, Paris, entre 1484 et 1538.

Le dernier road-trip

La logistique voulait que nous roulions jusqu’à Chicago pour prendre notre dernier vol transatlantique. La symbolique s’y prêtait bien aussi. Huit valises à l’aller, nous rentrons avec douze. La proportion est probablement en adéquation avec la symbolique également.

La route : les Appalaches verdoyantes, infranchissables avec les caravanes à l’époque des colons, Pittsburgh, les fleuves et les passés industriels entre les forêts, le long de Detroit, puis les plaines interminables dans un coucher de soleil aux couleurs de synthèse. Dans l’Indiana, un Inn secret à l’abri du feuillage, le long des rails et de pistes boisées – les dunes de sable au matin éclatant, coulant sous les pieds, et les enfants s’éclaboussant dans l’eau limpide du lac Michigan. Les aciers aliénants du sud de Chicago, puis l’apparition de notre skyline préférée sur le Lake Shore Drive. Nous nous sommes arrêtés au bean, prendre de l’énergie holomorphique à Anish Kapoor, et zou, dans les bouchons jusqu’à O’Hare. Évidemment.

Indiana Dunes, Indiana, juillet 2024

Merveilleuse Amérique

Marrant : c’est lorsque je suis dans les rayons du Walmart, en train d’acheter un carton de déménagement, que je me rends compte de l’évidence. Nous quittons l’Amérique. Mon Amérique facile, mon Amérique pragmatique, celle de l’immédiateté, de l’énergie à revendre, où il y a juste à tendre les mains pour saisir les opportunités, celle folle et coulante, celle qui préfère les compromis et croit en ses tabous. Mon Amérique, critiquée et aimée, sa chaleur abêtissante et ses intérieurs sur-glacés ou sur-chauffés dans des hivers blancs. Sa nourriture sur-salée sur-grasse sur-épicée pour compenser la hâte de grignoter plutôt que de savourer, ses gens qui vous embrassent et vous oublient aussitôt, et le plaisir d’être d’ailleurs et d’ici à la fois, de n’être jamais ancré nulle part, la gratuité des interactions et des actions, avec une pression sociale réduite à un fil, apprécier les instants comme ils passent, sans le poids des futurs fluctuants et plein d’options.

Je n’ai en moi ni pleurs ni mélodrames, je suis habitée et pleine, heureuse de cette aventure, nous voguons de port en port, de minéral en minéral, j’espère que c’est ce que les enfants auront appris cette année : que nous pouvons partir, revenir, repartir, la puissance de la liberté, que la vie s’écrit et se saisit dans les géographies. Pour cette exploration, l’importance des quelques cristaux humains qui se gardent dans la poche, qui nous gardent dans le fondamental, qui nous rattachent aux différentes facettes que nous sommes, et qui font que jamais nous ne nous perdons, dans cette merveilleuse errance.

Son : Yo-Yo Ma, Stuart Duncan, Edgar Meyer, Chris Thile, Attaboy, in Goat Rodeo Sessions, 2011

Détail de la lampe Tiffany Trumpet Creeper (jasmin ou trompette de Virginie), probablement dessinée par Clara Driscoll, ca. 1900-06, The New York Historical Society.

Détente adiabatique

Fébrile, je ne dors pas assez, je bois trop de café, je me prends la tête dans des calculs, mais aussi, il fait 33 degrés et 80% d’humidité, la clim de notre maison est cassée depuis trois jours, et j’erre avec les enfants de bibliothèque en café bobo climatisé.

Puis soudain l’orage. 夕立 (yuudachi) : j’offre ce mot aux garçons, c’est un mot de l’été.

Et ce souffle froid en une caresse tendre qui entre par bouffées avec le soir. J’ai ouvert grand toutes les fenêtres à guillotine, je m’assois par terre sur le parquet de ma chambre. K. est tombé de sommeil comme une petite mouche terrassée par la chaleur.

Fébrile, mais tendant vers l’apaisement par la chute de température et les interactions des derniers jours. Je récapitule, des choses douces, et cette confiance simple, même lorsqu’on parle de problèmes complexes, P., N., S., J., R., M., L., K., Da., O., toutes les lettres de l’alphabet, la famille, les collègues, une future femme de ménage, tant de belles personnes, dans des séries de conversations où nous échangeons avec tant d’intelligence et d’amitié. Merci.

Son : Léo Delibes, Duo des fleurs, dans l’incontournable version de Natalie Dessay et Delphine Haidan, Orchestre du Capitole de Toulouse dirigé par Michel Plasson, 1998

Ando Hiroshige, 大はしあたけの夕立 (Oohashi atakeno yuudachi, Sous une averse soudaine), 1857

Suavités

Assommante chaleur humide et collines appalachiennes éclatantes d’été vert sombre.
Nous cueillons des pêches bien mûres dans les vergers, et j’en mets plein mon chemisier.
Dans leurs chambres, les enfants jouent au restaurant, à l’école japonaise, Villa Lobos au piano.
Je me réfugie dans mes cafés climatisés, je réponds à des mails, je me dis qu’il faut relire et corriger mon livre. Qu’il faut que je fasse des figures pour l’article que je veux écrire. Je reçois des mots délectables d’un lecteur assidu de ces pages, qui donnent tant de sens à ces inepties dégoulinantes.
Des heures durant, je bavarde avec ma sœur, puis avec X., coincé dans un aéroport. Nous parlons bipolarité, natures humaines, EMDR, et de clubs libertins luxueux dans des caves à Paris. J’aime chez lui la pertinence de ses analyses, sa rationalité – sur lesquelles nous nous rejoignons – et malgré tout la sensibilité et le respect des humanités. Avec simplicité et sourire apaisé, il me conte les alentours du suicide de son ex-femme, les séances qui l’ont défait magiquement de sa culpabilité. C’était aussi d’une certaine façon l’objet de notre conversation avec ma sœur, pour qui les horizons s’ouvrent dans des traits sereins et colorés, malgré les innombrables complexités et difficultés inhérentes à la vie : l’optimisme, le positivisme, prendre et mettre en valeur la partie qui sourit.
Au réveil, j’écris à O. : « Merde, j’ai rêvé de toi. Le cauchemar ! » suivi d’un petit échange entremêlé de taf, de cœurs et de gentilles joutes.

L’été – encore quasiment deux mois de cette suavité, la force tranquille des moments partagés, de science, d’écriture, de fruits juteux et de mouvements dans les airs. Je veux rester dans ma bulle, je ne milite pas, je ne me laisse pas pénétrer des anxiétés du monde en chaos politique et sociétal.

Son : Yo-Yo Ma, Marc O’Connor, Edgar Meyer, Appalachia Waltz, 1996

Pfirsiche und Aprikosen, Bibliogr. Institut in Leipzig, 1906