Academic family

Je dis à P. : « Ça valait la peine de venir en Pennsylvanie rien que pour ces trois semaines avec nos academic kids. » Les academic kids, M. ma lumineuse (Julie Delpy ?) et A. le très cool (Ethan Hawke ?), nos doctorants parisiens respectifs, composent avec nous une drôle de famille pennsylvanienne temporaire. Exquis, brillants, enthousiastes, ils sont le combo de doctorants et d’invités délectables. Entre les discussions au tableau dans le bâtiment de physique, les allées du campus pleines de neige, au bord de lacs gelés et notre salle à manger, à cuisiner des crumbles et des salades japonaises pour eux, les accueillir pour faire leur lessive, et les écouter lire à nos garçons le soir, les conduire à l’agence de location de voiture et leur donner des tuyaux sur Philly. J’emmène M. dans les dédales de la grande bibliothèque universitaire, et la grande joie de la voir partager mon enthousiasme, emprunter La force de l’âge sur son conseil, parler de gerbes atmosphériques et d’émission radio, de méthodes de régression linéaires à quatre, mais aussi avec mon frère de thèse K. et une post-doctorante pleine d’envies, à chaque instant une forme de perfection d’interagir avec eux, l’absence totale de fausse note.

Ce que j’aime, dans ce chapitre de ma vie, et ce que nous offrent ces academic kids, c’est d’être ce couple rêvé avec P. : si tranquilles, avec notre maison toujours ouverte, de pouvoir les inviter à dîner de façon impromptue, leur offrir notre aide logistique, financière, et bien sûr scientifique. Il y a dix ans, nous étions les Bacri-Jaoui de la physique. Aujourd’hui, nous sommes les Pylade-Electre de la physique, à notre façon propre, dans une intelligence, une harmonie et une puissance que je ne m’explique pas. Comme à l’époque, quand nos regards se croisent et que nous apprécions tout ce qui est, je murmure : « Il ne faut pas s’endormir. Il faut continuer, toujours, à tendre ensemble vers cette justesse-là. »

Son : Vladimir Cosma, LAM Chamber Orchestra, Mouvement perpétuel, dans la BO du film Les palmes de M. Schutz, par Claude Pinoteau, 1996.

Isabelle Huppert et Charles Berling, dans Les palmes de M. Schutz, de Claude Pinoteau, 1996. Le film qui, avec le film quotidien qu’était la carrière de mon père, m’a inspirée vers ce métier.

Workshop [-1] : Être mère-physicienne

À l’aube, mon téléphone est plein d’alertes météo. L’école est fermée.
« C’est tout blanc tout joli par la fenêtre, » m’écrit O. depuis son hôtel.

Comment faire lorsque tous vos proches collaborateurs ont débarqué d’Europe, qu’il faut préparer d’urgence votre workshop international démarrant le lendemain, que les routes sont enneigées, les écoles fermées, votre mari dans les airs transatlantiques et peut-être bloqué, qu’il n’y a personne dans ces forêts pour vous suppléer ?

Il n’y a pas le choix : je dis aux enfants de s’habiller pour la neige et je les (en)traîne. Au café, pour eux chocolats chauds, pour les grands discussion et espressos. La traversée des grandes pelouses devant le Old Main et une bataille de boules de neige initiée par O. ; à l’université, tester la salle, les derniers détails, visiter des laboratoires de construction d’antennes puis emmener tout le monde déjeuner d’un ramen.

L’après-midi, il n’y a toujours pas le choix : j’accueille cette foule joviale dans ma salle à manger. V. commente que la maison est joliment décorée. O. écoute les noms des cinquante pierres précieuses de A., des trente peluches de K. Physiciens comme enfants sont d’un naturel et d’une délicatesse parfaits.

Toute la journée, il n’y a pas le choix, mais il y a mieux. Cette miraculeuse opportunité, dans la bienveillance des uns et les efforts des autres, d’être ce qui me paraît si juste : mère-physicienne dans son entièreté.

Et ce que mes garçons ne savent pas, c’est que pendant les cinq heures où ils jouent tranquillement dans leurs chambres, m’autorisant à être mère-physicienne, nous esquissons, dans une euphorie studieuse, le premier dessin de ce que sera peut-être le futur projet G.

Et ce que mes collègues ne savent pas, c’est que, de me révéler mère-physicienne, ce succès d’un jour qui résulte d’un labeur parallèle sur huit années*, vaut pour moi presque autant que le dessin de notre futur projet.

*Mon projet G. et mon fils aîné ont exactement le même âge.

Brainstorming dans une salle à manger pennsylvanienne, jan. 2024, O.M. tous droits réservés.

Sibelius dans la forêt enneigée

Il a neigé vingt heures d’affilée, et au matin le silence. Les enfants poussent des cris de chiots quand je leur propose d’enfiler leurs combinaisons. Je dégage la voiture ensevelie. À dix minutes de route, on enfonce nos bottes sur les traces d’une petite rivière. Il n’y a personne. Sous la neige, il m’apparaît soudain clairement à quel point la forêt pennsylvanienne est différente des européennes. L’implantation ? La verticalité des arbres ? La couleur de leurs troncs et des feuillages persistants au vert percutant ?

Sur le chemin du retour, comme nous sommes seuls et que le paysage l’appelle, je dégaine le quatrième mouvement de la Symphonie No. 6 de Sibelius. J’en fais profiter les animaux féeriques et la flore au repos. Et mes enfants.

Juste avant la cinquième minute, je m’arrête de marcher. Le son de l’eau. La forêt habillée. Le froid au bout des orteils. Quand la harpe surgit, pendant quelques secondes, il n’y a plus qu’une noyade parmi les particules de l’Univers. Et en rouvrant les paupières, la larme au coin de celle de A.

Dans l’après-midi, je sirote mon Earl Grey, je remplis des fiches Excel, et j’écoute perler les notes de piano, le rythme de l’eau goutte à goutte et le sentiment de blanc nostalgique : A. compose son morceau de l’hiver.

[C’est donc pour ça que j’ai fait des enfants – pour résonner ensemble la première fois que je pleure en lisant Electre, et la première fois que j’écoute Sibelius dans la forêt silencieuse, au lendemain de la tempête de neige.]

Son : Jean Sibelius, Symphony No. 6 in D minor, Op. 104: 4. Allegro molto, Wiener Philharmoniker dirigé par Lorin Maazel, 1991.

Forêt pennsylvanienne, janvier 2024 © Electre

2023

2023 finalement se résume en un mot : écriture. Dans cette renaissance, une maille de particules scintillantes m’a connectée à tout. L’écriture a modifié mon approche au monde, aux personnes, à la chercheuse que je suis, la mère que je n’aspire pas à être, et a provoqué la profusion de nourritures humaines.

Je ne pense pas qu’il soit possible de vivre éternellement avec ce rythme-là, cette folie-là implantée dans le crâne, dans une semi-exaltation sur 70% de l’année. Impossible de continuer à mener tant de vies parallèles, tout en secouant violemment les âmes que je croise – qui ont pour l’instant, souvent, la bonté et l’élégance de me remercier de le faire.

Mais ce qui me donne de l’espoir, c’est que lorsque la nouvelle année s’ouvre et que je serre les dents pour encaisser la tempête de travail qui s’annonce, il y a en ligne de base, en mon sein, une grande paix. La grande paix d’être.

Et peut-être qu’avec cette quiétude-là, je réussirai à mener la barque de ma folie en 2024, j’ai encore envie d’être surprise, tous les jours, à chaque instant, encore envie de m’arrêter dans mon quotidien, de vous croiser, de partager, de m’émerveiller et de venir écrire ici avec mon ridicule enthousiasme : « Ma vie est un roman. »

Gesine Arps, Cammino sul raggio di luce, 2022/23

My poor Niagara

En 2011, je découvrais les chutes du Niagara et j’avais tenté, par l’usage des mots, de convoquer une image autre que celle de leur triste dénaturation qui me retournait l’estomac. Me voilà de retour aux mêmes chutes, cette fois au cœur de l’hiver. Et c’est toujours un gâchis. J’essaie de faire abstraction du béton, du clignotement des tours, des casinos, de la commercialisation immiscée dans la moindre goutte d’eau. J’essaie de me concentrer sur le grondement, sur le gouffre, l’informe nuage qui tombe, s’élève, pleut et détrempe nos visages.

Mais je n’y arrive pas.

L’image qui s’impose à moi à ce moment-là, et dans laquelle je m’échappe, c’est celles des chutes d’Iguazu en avril 2022. Juste après les orques de la péninsule de Valdes –encore une page que je n’ai pas écrite parce que j’étais asséchée.

Les chutes d’Iguazu, c’était ce petit matin alors que le parc naturel s’éveillait à peine. Nous étions les premiers et les passerelles de bois étaient vierges. Nous nous faufilions entre les lianes, dans le cri des singes, d’oiseaux colorés ; à chaque tournant, derrière les rochers peinturlurés de boue orange, il y avait une surprise. Un nouveau morceau d’eau, un bout de cascade. Et enfin il y a eu les chutes. Dans des dizaines de plans et d’arcs-en-ciels, nos chemises de toile déjà humides, comme un panorama infini de ciel qui s’explose joyeusement au sol. C’était un feu d’artifice à la géométrie et aux couleurs inversées. C’était tant de vie qui coulait à flots.

Tout en haut, surplombant les chutes, de longs ponts traçaient leur ligne gracieuse sur la lagune. En les traversant, on pouvait se mettre à douter de sa matérialité, on se sentait flotter. Le vol épuré des toucans. Et puis l’orage qui nous avait surpris sur la Garganta del Diablo, comme si tout à la fois se déchaînait et que nous allions finir aspirés dans des tourbillons d’eau ; les enfants hurlaient de peur et de joie mêlées.

C’est à tout cela que je pensais en arpentant le béton jonché d’emballages de chips et de snickers, le long des Niagara Falls. Et à cette exclamation de la première dame Eleanor Roosevelt arrivant à Iguazu en 1944 : « My poor Niagara!… ». Elle comparait les tailles, les amplitudes, les flux. Moi je m’exclamais pareil, mais parce que j’étais sincèrement navrée. Navrée de cette défiguration. Navrée de la capacité de l’Homme à massacrer la beauté.

Niagara Falls, décembre 2023

Une journée Duras

Ce matin, au café dans la petite ville de Cambridge, Ontario, l’attente est longue et les enfants impatients. Alors j’inflige à tout le monde la lecture des premières pages d’Écrire de Duras. Il est question de la solitude de l’écriture – ce qui me permet d’expliquer à P. avec des mots autres que les miens, pourquoi j’ai besoin d’aller me réfugier dans la véranda glacée plutôt que de rester dans le salon, car il m’est impossible d’écrire en sa présence, quand bien même nous nous tournerions le dos.

La solitude intrinsèque, elle surgit des étangs au cours d’une promenade dans l’après-midi, au milieu du cri des oies à têtes noires, les longues herbes séchées couleur paille, baie et gris, le ciel bas comme une paupière lourde. Elle m’embrasse soudainement et je ne l’avais pas vue venir. C’est d’une telle ironie, car j’ai rarement été aussi entourée. Mais la dissociation complète avec la scène familiale, mon envie à cet instant de n’être que seule et d’écrire. L’impression intime, ultime d’être seule sur Terre et que personne n’y pourra jamais rien – cela me saisit et ne me lâche pas.

Le soir venu, je reprends Duras, je repense aussi aux propos de Montero. Cette solitude, il s’agit peut-être simplement de cette solitude de l’écriture, la solitude de l’écrivain. Celle d’où sort le flot de mots, celle nécessaire pour créer, celle à rechercher, précieuse, et pourtant douloureuse. Une sorte de bijection avec la création.

De nombreuses phrases magnifiques à souligner dans ce texte de Duras. Mais aussi, à force de l’entendre évoquer son Vice-consul, je me décide enfin à combler cette lacune, et nous nous installons avec P. devant India Song.

Cette claque lente et langoureuse, la sensualité absolue, le silence, du cinéma français dans toute sa splendeur avec Marguerite Duras aux manettes. Après les premières dix minutes, je dis : « C’est très étonnant, c’est très beau, et je ne pense pas que je vais réussir à tenir deux heures comme ça. » Et en fait si. Malgré ma tendance impatiente, je me laisse happer dans la lenteur, dans ces scènes de jeu silencieux, au gré des notes de piano au parfum nostalgique et voluptueux, et ces voix qui viennent effleurer l’image. Hantée jusqu’à l’os par les cris du Vice-consul qui transpercent la nuit, et surtout ce discours qu’il tient à Anne-Marie – oh cet amour-là, cette connexion-là, cette solitude-là, énoncées en quelques phrases d’une puissance folle, cette chose si complexe, sans entendement, rien que dans une forme de vibration mentale. Moi aussi, comme Delphine Seyrig, j’étais dans une robe rouge, la peau si blanche, et j’étais bouleversée, si seule et bouleversée.

Son : Carlos d’Alessio, India Song, 1975, dans la BO du film.

Delphine Seyrig, dans India Song, par Marguerite Duras, 1975, d’après son roman Le Vice-consul, 1966

La maison au bord du lac

Un soir, sur un de mes coups de tête tarés-mais-maîtrisés, j’ai loué une maison en surplomb d’un lac, à Cambridge, Ontario, parce que pourquoi pas. Je me disais que les enfants pourraient jouer dehors et que j’écrirais mon livre en regardant les reflets. Le lendemain matin, nous avons pris la route.

Pendant six heures, les fermes et granges pennsylvaniennes, new yorkaises et canadiennes se succédaient dans leur désolation hivernale, une lumière lugubre dans le déclin. Six heures dans une semi-conscience, entourée de fantômes.

À l’arrivée, la maison est parfaite. La lune dépose d’entre les arbres une lueur fantasmagorique. L’eau semble briller dans la nuit.

Cette nuit-là, je la passe en semi-transe dans la véranda avec mon gros manteau d’hiver, les doigts gelés, à noter tous les délires mentaux de la route. Je suis au cœur d’un champ de bataille, à me noyer dans des transcriptions de lettres, d’équations, de vers, faustiens, nervaliens, schwarzschildiens, einsteiniens.

Cambridge, Ontario, décembre 2023

C’est étrange et enivrant, cette liberté acquise au fil de années, qui me permet de vivre la vie que j’entends en naviguant dans une forêts de contraintes. Soudain il me revient l’un de mes premiers amours lycéens, cette pièce si puissante de Robert Bolt, A Man for All Seasons, où Sir Thomas More explique à son gendre le pouvoir salutaire des lois des hommes :

“Oh? And when the last law was down, and the Devil turned ’round on you, where would you hide, Roper, the laws all being flat? This country is planted thick with laws, from coast to coast, Man’s laws, not God’s! And if you cut them down, and you’re just the man to do it, do you really think you could stand upright in the winds that would blow then? Yes, I’d give the Devil benefit of law, for my own safety’s sake!”

— Robert Bolt, A Man for All Seasons, 1960

J’admets que le parallèle est un peu flottant [d’autant que Sir Thomas More, lui, finit décapité], mais je sais aussi mes forêts de contraintes quotidiennes nécessaires et salvatrices. Ce sont elles qui construisent l’équilibre et la justesse de ma vie, comme les lois la société. Cela n’empêche pas, entre les arbres, de se perdre dans les cabanes de sorcières, de connaître tous les chemins de traverse pour accéder aux clairières enchantées, mais toujours protégée par la solide forêt du fondamental.

Faust et Jane Austen sur une friche radioactive

Son – nécessaire pour avoir l’intégralité de l’expérience sensorielle : Taylor Scott Davis, Magnificat: III. Et Misericordia, suivi de IV. Deposuit, VOCES8 Foundation Choir & Orchestra, 2023

Doucement, les flocons viennent se déposer sur l’étendue bleutée, grise, désolée. Au cœur de cette friche radioactive, une tâche orangée : la petite cheminée en pierre de taille et ses flammes dansantes, le fauteuil Régence encadré de bois sombre, le tapis de laine aux motifs floraux, le buffet en noyer avec ses cabinets vitrés. Et – comme la vie est étrange – je suis en compagnie de Faust.

Mon Cosmic Rays and Particle Physics de Gaisser a depuis longtemps chu par terre, mais Faust m’assure qu’il ne s’est pas abîmé – le tapis aura amorti la chute. Je ne sais pas combien de temps nous restons ainsi, suspendus dans les flocons, les flammes et la radioactivité ; à converser dans l’inconfort de ce sofa anglais. Quand la scène se met en mouvement et que le déroulé s’accélère, j’écris hâtivement :
« C’est le moment où le buffet bascule et que toute la porcelaine tombe en éclatant sur le sol. »
Il rit : « D’accord. Il va falloir s’en occuper. »
Et moi : « J’espère que mon livre n’est pas abîmé, c’est l’exemplaire de la bibliothèque. 
— Ne t’inquiète pas. Il est intact, avec toutes ses équations. »

Je contemple la scène, la friche bleutée à perte de vue, à mes pieds le verre et la porcelaine brisés, le reflet des flammes dans le satin de ma robe, le reflet des flammes dans ses yeux. J’écris : « J’ai l’impression d’être dans un livre de Jane Austen. » Faust s’enquiert : « Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? »

Dans ma cuisine pennsylvanienne, K. me demande de lui faire un tatouage de bonhomme de neige. Sur le plan de travail, mon Gaisser est ouvert à la page 113, « Cascade equations ». Je ne l’ai pas refermé quand on m’a enjoint de le faire. Je mouille le bras de K. et surmonte le bonhomme d’une étoile d’or. Je me dis confusément : « Oh mon Dieu, je suis en train de vivre-écrire un roman de Jane Austen, avec Faust, au milieu d’une friche radioactive. »

Je retourne brièvement au pied de la cheminée crépitante. Faust est toujours là. Cette présence certaine, rassurante, la chaleur enveloppante au cœur de l’hiver. J’écris : « C’est fabuleux, bien entendu. »

Caspar David Friedrich, Klosterruine Oybin (Der Träumer), huile sur toile, circa 1835.

Chicago [8, final] : Merry, Merry Chicago!

Le brouillard a pris toute la ville, j’entraîne ma petite foule au café dans Printers Row où nous avons fait nos premiers pas chicagoans perchés dans le loft d’Andromeda. Puis nous filons au nord où je voulais retourner voir les lionceaux, l’apaisement de leur respiration, leur poils hirsutes qui se soulèvent dans le souffle de la vie – je dis à P. : j’aimerais avoir mon bureau au-dessus d’un rocher de lions, pour la grâce reposante de leur slow motion. À midi, je propose : retournons manger des ribs au Miller’s Pub ! Le bus nous ramène vers le Loop dans les odeurs de silex et d’orange qui émanent de mon sac à main. Entre Michigan et Wabash, je m’engouffre par hasard dans la porte arrière du Chicago Symphony Orchestra, qui me faisait signe. Des étudiants du CSO habillés en tenue renaissance entonnent des Christmas Carols dans le hall. La foule se hâte avec des billets, alors j’avise un guichet et demande ce qui se joue. Nous n’avons pas encore déjeuné, notre vol est dans quatre heures, je soupire parce que la liberté est perdue avec les enfants, prête à me faire une raison… Mais A. s’interpose dans ma déception « Moi je n’ai pas besoin de manger maintenant ! Allons-y ! » Nos deux folies résonnantes ont raison de l’inertie des deux autres, et nous voici installés tout en haut de la grande salle enguirlandée du CSO, avec des chocolats ruineux à déguster en cachette pour couper la faim. Programme musical de Noël sans prétention et tellement américain, ils ne nous jouent pas Casse Noisette, mais Orpheus d’Offenbach, donc c’est tout comme…

Mais c’est comme ça que ça doit être, n’est-ce pas, la vie ? Entrer dans des portes au hasard des rues, et se retrouver dans la musique et les lumières, chanter Joy to the World accompagnés du CSO, écouter Ashley Brown parodier All I Want For Christmas pendant que K. colle sa joue contre la mienne et peigne mes cheveux de ses petits doigts. Les dégoulinades de beaux sentiments énoncés par le chef d’orchestre, qui atteignent le cœur parce que nous ne sommes pas en France. L’Amérique c’est cela aussi : la simplicité des émotions et des volontés manichéennes. En cette période de fêtes, cela me sied parfaitement. Dans la semi-obscurité dorée, je lance un regard complice à P. –qu’il me retourne : je serai toujours là pour prendre ces portes dérobées et chercher à nous plonger dans la magie, et je te remercie de me faire confiance et de m’y suivre.

Son : Leroy Anderson, BBC Concert Orchestra, Leonard Slatkin, Sleigh Ride, 2008.

Chicago [5] : blues

Chez Buddy Guy’s Legends, j’aime le poids gravitationnel de K. sur mes genoux, l’inertie de sa masse ronde comme je bats la mesure, et me lover contre la douceur de sa joue, la chaleur de ses cheveux sous mon menton. Les peaux et son odeur de viennoiserie, emmêlées dans la profondeur gutturale du bluesman, ne plus être qu’un tas de sensations – parfois, je me sens purement mammifère, et c’est bien.

Son : Matt Hendricks, Ol’ Chicago (What A Place To Be), in Let Me In, 2019.