La coiffeuse au matin me voit arriver en retard, décousue et éparpillée, avec trois sacs, une housse contenant une panoplie de robes, elle me met des patchs sous les yeux, dompte et lisse mes cheveux, ainsi que mon stress disproportionné.
J’accueille Franck entre plusieurs fonctions que je dois remplir – pourtant, j’avais libéré mon agenda pour cette séance. Quand je le rejoins, il a installé, dans la quiétude historique du bâtiment voisin, loin de l’agitation de mon laboratoire, de grands parapluies argentés et des lumières, des branchements et une longue toile rouge-Electre (coïncidence ?).
Franck, tout de suite, je l’aime beaucoup. Il a une gestuelle à la Woody Allen, timide, hésitante, courante, et soudain « Oh ! » il s’arrête, à l’endroit exact où la lumière s’est posée parfaitement sur ma joue. Son regard émerveillé, le trésor trouvé, à cet instant, je me fige pour qu’il puisse créer librement. Dans cette démarche où il cherche le rayon juste sur le grain de ma peau, et puis le rebond de mon âme, mais sans aucune insistance, sans qu’à aucun moment, je ne me sente fouillée, par petites touches de pinceau et de claquements d’appareil – j’ai oublié qu’il s’agit de faire mon portrait pour une couverture de livre.
Quelque chose de nouveau et d’enivrant : de prêter mon contour au cadre, à la couleur, à cet œil noir et vitré qui me capture. Je ne suis pas photogénique, mais ce n’était pas le propos, ce qui importait c’était le rouge-Electre en arrière-plan et son contraste avec ma robe graphique, mon pull noir, l’angle de mon visage, le bois, et les gestes simples qu’il me demande d’imprimer, et sa chorégraphie douce qui permet d’entrer dans un autre degré de songes. Il me parle avec pudeur de son piano à queue, de Mendelssohn et de la Fantaisie de Schubert.
Je pensais détester l’exercice, et il me terrifiait. Finalement, c’est une poésie de plus à inscrire dans l’aventure éditoriale.
8:00-12:00 J’ai soumis une trentaine de fois les documents, avec de micro-changements. Ce n’est pas du tout stressant comme processus et comme responsabilité.
12:00 : Bref appel visio avec J., mon collègue de Santiago de Compostela, qui me dit de belles choses.
13:00 : Je décrète que c’est fini. Je ferme mon ordinateur et j’entraîne les enfants dans Paris.
14:00 : Je change ma liasse de Yuans, dépose la somme à la banque, puis avisant les Éditeurs, juste à côté, nous nous y installons, parmi les livres et les tatakis de thon.
15:20 : En fin de repas, je zyeute le fil ERC et lis un message de S. : « La figure 4 dépasse de nouveau dans les 2 cm de marge. » C’était il y a 40 minutes. J. et O. ont déjà répondu que ce n’est probablement pas très grave, laissons comme ça. Mais quelle naïveté de ma part, je suis dans Paris, je n’ai pas mon ordinateur. Et c’est moi qui ai bougé cette figure ce matin, car S., en voulant la remettre dans les clous, avait effacé une ligne de texte.
15:25 : Je dis aux enfants : je suis désolée pour notre programme, mais il faut qu’on rentre. Ils me regardent déçus, alors je leur explique : voilà, ça fait un an qu’on travaille pour une sorte de concours avec S., O. et J. C’est pour ce travail qu’on est partis en famille en Pennsylvanie. Ça fait un mois qu’on ne dort pas pour écrire ce truc. Et là, vous voyez cette petite ligne qui dépasse ? Eh ben ça peut nous faire perdre le concours. L’heure limite, c’est dans 1h30.
15:27 : K. et A. enfilent leurs manteaux et fermement : Ok, on rentre. Alors, on saute dans le métro. K. me dit : Oh là là, c’est stressant ! Et puis soudain, j’ai cette pensée : mais si je cafouillais à la dernière minute ? Si j’enlevais le fichier déjà soumis, mais que le site ralentissait et que je ne pouvais plus charger le nouveau ? Je m’en ouvre aux enfants : c’est trop dangereux, ça peut être pire. Ils opinent. On descend du métro à la station suivante. K. demande : « Mais tu es sûre maman ? » Et A. de répondre : « Mais oui, imagine qu’elle ne puisse plus rien soumettre du tout ! Une année de travail ! »
J’écris à O., j’écris à J. : que faire ? le mieux est l’ennemi du bien à ce stade, non ? J’ai peur de tout faire exploser si je touche à la soumission. O. répond : mais oui c’est bien comme ça, moi je vois même pas où ça dépasse. J. répond : Yes, let’s leave it like this. Too close to the deadline.
Je clos tant bien que mal le chapitre dans ma tête [mais j’en rêverai la nuit, de cette demie-ligne qui dépasse sous une figure… et que notre dossier est rejeté à cause de ça.]
16:00 : En longeant la Tour Saint Jacques, A. me demande de quoi il s’agit. J’avise la plaque, et lis : « De cet endroit […] partirent depuis le Xe siècle des millions de pèlerins vers […] Saint Jacques de Compostelle. » Je prends mes enfants en photo devant la plaque et les envoie sur le fil : « I had never realized that this is the way to J.! I think it’s a good sign. »
16:37 : J. écrit : « 23 minutes before the portal closes. I think I’ve heard this before in a scifi movie. »
Mais je ne vois son message que plus tard. J’étais entrée pour la première fois dans la Galerie d’art Mizen, où s’expose Gesine Arps, et le galeriste italien nous racontait l’artiste, les tableaux et son fils. Plus tard, je m’achetais des chaussures, pendant que les garçons patientaient avec leurs livres. Puis dans le rayon papeterie du BHV, ils ont raflé tous les stylos legami possibles, et surtout les collectors de Noël. Et des pinceaux en crin de cheval pour K. et de la gouache extra-fine. Des beignets fourrés à la crème pâtissière pistache.
18:10 : Il y a beaucoup de cœurs quand je rouvre le fil ERC, dans le RER bondé. J’avais écrit : « Au moins une petite chose bien se sera passé sur Terre aujourd’hui. » Parce que le réveil était difficile et toujours aussi incompréhensible. Mon attaché scientifique à l’ambassade de France à Washington, m’écrit : « Félicitations pour ta nomination aux J.O. » et j’en profite pour lui demander comment ils encaissent, eux, leur nouvelle plus préoccupante.
18:30 : Nous croisons ma doctorante M. dans les rues de ma ville de banlieue. Elle a une banane et des petits pois. J’ai deux paires de bottes, plein de livres et de legami. J’ai trois collègues avec qui on a monté et soumis un très beau projet. J’ai deux enfants qui ont fait partie du roman.
Son : Marie Awadis, Étude No. 1: Playing Games, in Études Mélodiques, 2024.
Quelques couleurs croisées sur le chemin vers le final du roman fleuve Synergy.
Ou lorsqu’un projet colle à votre cerveau et devient un mode de vie inéluctable. Le roman fleuve, j’avais commencé à en faire la dégoulinade ici.
Au retour, après mes 6h de transit à Prague, je sors du RER dans ma ville de banlieue. Il est 16h et je dis à P. que je vais me mettre dans mon café hipster à côté de la gare, parce que je si je rentre, je vais m’effondrer, et je ne peux pas me le permettre. J’ai 40h de voyage dans le corps, mais un grand latte me donne assez d’énergie pour faire le point au téléphone avec l’administratrice qui gère le dossier, parler relativement calmement avec elle des derniers mouvements de budget, de ne pas criser quand J. d’un coup se rend compte que ses doctorants vont lui coûter 80,000 euros de plus et que nous dépassons la limite… D’écrire tout ce qui manque et couper le texte de O. trop long, à grands coups de ChatGPT.
Je rentre chez moi en disant que je vais m’arrêter mais je m’arrête à peine. O. m’envoie des fichiers depuis le métro, il vient d’atterrir de Pékin avec un trajet encore plus long que le mien.
Mais en soirée, les dernières lettres manquantes sont là, dont celle du gouverneur de la province de San Juan, Argentine. J’envoie des émoticons débordants à mes collègues argentins ; ils me les retournent. Le budget est bouclé. Tout est bon. Il ne reste plus qu’à fignoler.
J’ai tout relu. J’écris aux trois autres : « It’s really good, no? » et S. répond, une heure plus tard, « I’ve gone through everything and made some small edits. I agree, Electre. It’s really good. »
Ou lorsqu’un projet colle à votre cerveau et devient un mode de vie. Le roman fleuve, j’avais commencé à en faire la dégoulinade ici [légèrement édité depuis].
Mes billets précédents en donnent la ponctuation, la présence implacable de ce projet à chaque réveil, chaque heure manquée au sommeil, et sur lequel le soleil ne se couche plus [sic O.].
Dimanche 20 novembre : au fond d’une église dans le 13ème, je suis venue écouter mon amie contrebassiste, et je découvre Norfolk Rhapsody de Vaughan Williams, que depuis j’écoute en boucle, jusque dans les grottes de Mogao. Le son, curieusement, me semble coller à cette Chine de la route de la soie, quelque chose d’exotique et d’immense. Peut-être à voir avec le vent et l’horizon. Eau ou sable. J’ai la tête pleine de proposal ERC, mais l’orchestre est assez bon pour me permettre cette parenthèse. À l’entracte, je dégaine malgré tout mon ordinateur et termine une figure que j’insère dans le document, à temps pour écouter la suite (Karelia de Sibelius, encore une découverte).
Son : Ralph Vaughan Williams, Bryden Thomson, London Philharmonic Orchestra, Norfolk Rhapsody No. 1, 1906 (En fait l’ignoble souffrance de l’apprenti du capitaine… mais je préfère mon interprétation.)
Moins profane, déjà, de lire Duras à Prague. Et ce pont dans la brume qui monte du fleuve, en grandes bouffées riches, les morceaux de glace qui flottent, polystyrène ou piquant de l’eau la lumière caressante derrière ces volutes, éclairant le château en surplomb – je ne connais aucun nom de monument à Prague. J’ai fait un saut en ville, juste pris mon cappuccino au lait d’avoine dans un petit café antique, comme il était nécessaire. Je n’allais pas passer 6h à l’aéroport avec un Costa Coffee… Prague. J’étais déjà venue avec A. – une histoire de pari, je ne sais plus lequel. Elle ne m’avait pas charmée alors. Là, elle m’est mystique, sortie de l’eau avec des démons et des anges européens. Quelque chose de froid, sophistiqué, piqueté de gothique. Juxtaposition bizarre parmi mes translations. Mais je prends tout, vous savez ; le fil conducteur qui maintient mon cerveau : les 5 documents et les lettres en retard de mon ERC. Autour, mettez-moi dragons chinois ou tchèques, chevaliers en armures colorées, cafards de tous horizons, brumes ou sécheresse, je prends, et les écrirai pour les savourer plus tard, je promets.
Est-ce profane de lire Marguerite Duras dans un Starbucks a l’aéroport de Xi’an, en mangeant un roll cake et en buvant un cappuccino au lait d’avoine ? Après une semaine à déguster les mets faits maison du cuisinier de Xiaodushan, j’avais une envie irrésistible de café hipster, même dans une chaîne – et d’une pâtisserie sucrée. Pause salutaire très courte avant de replonger dans l’ERC. Le 6 novembre sera une délivrance, mais l’élan partagé à quatre, la fluidité et la confiance valent toute la peine.
Autour de nous, tout écrit, c’est ça qu’il faut arriver à percevoir, tout écrit, la mouche, elle, elle écrit, sur les murs, elle a beaucoup écrit dans la lumière de la grande salle, réfractée par l’étang. Elle pourrait tenir dans une page entière, l’écriture de la mouche. Alors elle serait une écriture. Du moment qu’elle pourrait l’être, elle est déjà une écriture. Un jour, peut-être, au cours des siècles à venir, on lirait cette écriture, elle serait déchiffrée elle aussi, et traduite. Et l’immensité d’un poème illisible se déploierait dans le ciel.
Et finalement je vois les grottes de Mogao. Un peu trop rapidement à cause de l’imminence de mon vol, mais dans les conditions idéales d’un site quasi vide, en basse saison.
Grotte 17, cette salle minuscule cachée dans le mur d’une grande chapelle, c’est là que les manuscrits de Dunhuang ont été trouvés, dont la première carte céleste connue de l’Humanité. Une salle l’air de rien, peinte de verdure, la statue de l’érudit assis au centre, une sorte de brique poreuse tapissant le sol. C’est là que Paul Pelliot et Aurel Stein se sont assis avec leurs bougies en 1907 pour faire leur sélection de rouleaux à acheter (à prix ridicule).
Je n’arrive pas à comprendre, l’émotion et le silence qui s’entre-choquent dans ma tête, là où bruissent trop de dates limites et de tâches urgentes, et le manque de sommeil.
Je circule en électron libre parmi les bouddhas gigantesques et millénaires, la profusion de couleurs dans des centaines de salles obscures – je peine à saisir la démence et le trésor. Il me semble que c’est incongru, ces trous dans les falaises (horriblement défigurés pour les touristes d’ailleurs) peints et sculptés sur des centaines de mètres au milieu du désert. Dehors, le silence et le jaune métallique des feuilles sur la rivière, l’implacable bleu pâlissant des déserts et le sec du sable dans l’air.
Je m’assoupis dans la navette qui me ramène au centre, dans les dix minutes de taxi jusqu’à l’aéroport, les vertiges s’accumulent dans les vertiges, de temps, d’espaces et de cultures. À Xi’an, je remercie Pf, qui me tend un gros paquet de billets chinois – le remboursement de mon vol.
Je cherche un café, je m’arrête au Duty Free humer un parfum, et je ne perds pas plus de temps, parce qu’il faut encore de nombreux items à compléter pour soumettre notre ERC – et construire la suite du détecteur, à la chasse aux messagers du ciel violent de Dunhuang.
Les derniers événements sur le terrain nous empêchent de rentrer samedi après-midi comme prévu. Nous ravalons tous notre frustration, et heureusement le luxe d’une douche chaude, ce filet d’eau précieuse qui s’échappe du ballon et dessable ma peau, mes cheveux ; et le fumet du hotpot pour notre dernier festin, tout cela nous apaise. Sous les néons, nous faisons l’inventaire des antennes et des bullet WiFi, et Pf inscrit les chiffres sur une feuille de papier, en chinois et en anglais. Il me dit : « Alors pas de Mogao Grottoes pour toi cette fois-ci ? Mais je suis sûre qu’il y aura d’autres occasions. » Nous travaillons sur les données coïncidentes et sur l’ERC jusqu’au petit matin, O. a ce bon mot : « It was a good thing we came to the field: with S. in the US and J. in Europe, the sun never sets on this proposal. » Je dors quelques heures. Juste avant le dîner, j’ai remercié Ty, le staff local, j’ai pu le payer d’une rallonge supplémentaire, on s’est serré la main très fort, et je lui ai dit toutes les choses élogieuses que Pf a traduites – il faut vraiment que je travaille le chinois. J’ai expliqué pour les ordures à rapporter à la ville et non brûler. Je sais son rôle crucial, sa connaissance de ce que nous faisons logistiquement, ses connexions dans la région, ses capacités d’action. Peut-être que je suis venue ici pour ces quelques minutes à jouer la porte-parole internationale ; pour ce moment dans les buissons à ramasser tous ensemble le plastique, parce que je refuse que ce que j’ai imaginé il y a dix ans avec O. aujourd’hui se traduise dans de la crasse volant au vent ; pour ce moment où j’ai dit au jeune B. paniqué d’une foule de messages dont il se croyait la cible : continue ton travail, c’est super ce que tu fais, toute la collaboration t’est reconnaissante, et de traduire derrière en off à certains collègues la situation épineuse. Je suis venue pour tout ça, pour savoir ce que ça veut dire quand les données arrivent dans le centre de données de Lyon, pour savoir décrire l’émulsion de la science qui prend sur les croûtes de sable.
Quand nous rentrons le lendemain à l’aube, le dernier lever de soleil dans l’air glacé et l’immensité plane. Nous traversons les petites montagnes colorées, et les chèvres-antilopes nous observent fixement avant de détaler en bondissant avec leurs fesses blanches.
Mais c’est dur, le terrain, aride, ce paysage qui, finalement, toujours laisse mon cœur dans une étrange immobilité. Tout est plat dans un horizon perdu, et les traces de voitures qui sillonnent le sable semi doux, une croûte de crème brûlée. J’ai honte que nous soyons ceux qui abîment et zèbrent ce paysage.
Dur, quand dès la première fois que je propose mon aide, le collègue chinois me demande si je peux préparer le thé. C’est probablement le prix à payer pour avoir demandé la Electre’s room, une chambre particulière 5 étoiles, deux lits-planches doubles, sur lesquels poser un matelas de camping. Rideaux aux fenêtres et même un petit chauffage nocturne au gaz, pendant que les hommes se réchauffent entre eux, dans un préfabriqué voisin. Les chinois sont aux petits soins, et c’est aimable. Mais on m’enlève aussi les outils des mains, on s’étonne quand je grimpe sur les toits, que je porte des antennes à bout de bras.
Dur de ne pas être une expérimentatrice rodée – P., X. et J. m’ont alimentée en outils avant de partir, et toute la collaboration s’active par-delà les fuseaux horaires, pour plancher sur les problèmes. Je convertis des fichiers, les exporte d’une machine à une autre, je sors des spectres, des coïncidences de signaux entre antennes, mais les choses vont si vite, et je ne suis pas assez habituée pour être tout à fait utile. Pire – mon envie de mettre la main à la pâte brouille mes positions, mon statut, mon caractère.
Amusant, le terrain, quand je participe au montage d’une série d’amplificateurs, au vissage des vis minuscules, sur une table d’électronique. Amusant aussi de monter à l’arrière du pick up entre la nouvelle et l’ancienne station, vingt minutes de montagnes russes véritables sans autre attache que ses bras. Amusant et excitant bien sûr, cette moisson de données à éplucher au soir, et le miracle qui fait que nous avançons, que tout se met en place, que tout finit par marcher. [Le miracle de O. ?]
Le cuisinier fait des mets fabuleux. Il crée et étire des nouilles blanches au bout de ses doigts et de ses bras. À manger dans des bols jetables en plastique, et des baguettes de bois tout aussi jetables, qu’ils brûlent dans le sable un peu plus loin. Pf propose de réserver une heure en fin de séjour pour ramasser les ordures jonchant tous les buissons alentours, tout ce que nous avons pollué et qui me fend le cœur.
Nous dormons quatre heures par nuit grand maximum. J’écris en parallèle de la mission des lettres de recommandation, mon éditeur m’envoie le bon à tirer de mon livre à vérifier. Le roman fleuve ERC continue – avec un réseau intermittent frustrant, au milieu de la nuit avec O. ; et J. qui m’écrit : « I am so thankful » et qu’il se voit grimper les Andes avec des antennes à dos d’âne. À trois heures du matin, les yeux éclatés dans mon duvet, je jette en vrac des phrases dans un fichier : je ne veux pas vivre cette mission à moitié, alors il faut l’épingler avec des mots.
Je suis épuisée.
Orion et la belle Galaxie toutes les nuits, à regarder lors de ma sortie obligée. Le soleil sur le visage le matin des rougeurs.
Son : Steven Gutheinz, Beyond the Lens, in Beyond the Lens, 2020
Je dis à O. : « Il faut vraiment faire venir les gens ici. On rate la moitié de l’expérience si on ne vient pas. »
La plaine sur laquelle nous débouchons, notre plaine, brille de points noirs parsemés : nos antennes. Au loin, la pente du plateau blanchi de sel ressemble à une bande de nuages, et les montagnes « d’or » (金) et les « petites » (小), merveilleux dragons endormis. Les touffes de végétation en dômes semi-sphériques, derrière lesquels je peux m’abriter pour faire pipi.
Nous allons d’antenne en antenne dans de formidables cahots, et Pf me laisse – après hésitation – visser, dévisser des amplificateurs. Pendant que nous attendons les réponses des collègues enfermés dans le DAQ room qui regardent les données sur les instruments modifiés, je ramasse des cailloux.
Ils sont lisses et brillants comme des morceau de fer forgé extraterrestres, sculptés par le sable et le vent, aux encoches sibyllines.
Le soleil s’affaisse, nos ombres s’étalent dans le désert, accentue le contour des pierres.
Nos antennes élégantes s’élèvent dans le ciel et reflètent le rose.
Au soir, la température chute de plus de vingt degrés. Je trace des spectres, nous continuons notre proposal ERC, la pièce de travail est confortablement équipée, les collègues drôles, il faut juste aller faire pipi dans le froid et/ou dans des toilettes sèches.
Mais la Galaxie à 2h du matin, lorsque les yeux oublient l’écran quelques minutes. Cassiopée, Orion, le scorpion et Antares rouge, l’atlas céleste de Dunhuang tracé par l’Univers.