La madeleine Saint Michel de Proust

Je suis si fatiguée, et j’ai froid. J’essaie de faire les choses avec application, rayer ma todo liste infinie de bureaucratie, mener mon projet neutrinos avec « autorité et bienveillance » (sic), écrire mon chapitre, écrire d’autres choses aussi. J’essaie, dans mes interactions, d’être aussi juste que possible, de donner de moi ce qui compte à l’instant, ne pas forcer, d’avoir la couleur attendue, tout en étant moi-même. [Me voilà en train de rédiger une séance de yoga-méditation. Urk.]

O. est parti pour la Chine et j’ai un double sentiment idiot de gamine abandonnée et de la porte-parle qui passe à côté de quelque chose, de ne pas être là où cela se joue.

Ce matin, je mange une madeleine Saint Michel que j’ai rapportée de Paris pour les enfants, et j’en ai presque les larmes aux yeux de ce goût de la France. J’écris à un être cher – lui aussi envolé en Chine, qu’est-ce que c’est que cette migration géographique ciblée des gens qui m’importent ? – « c’est donc ça, en fait, la véritable madeleine de Proust. »

Cent ans de solitude

Devant un rotolo au canard, dans un restaurant italien des plus chics, X me raconte les horreurs et péripéties de sa vie, en toute simplicité. Sa Colombie natale dans les années 90, le milieu rural, les persécutions et la terreur, cette forme de guerre civile, les amis morts, la migration en ville pour faire des études, hébergé chez des parents de plus en plus éloignés, qui à tour de rôle le mettait à la porte, « à cette époque, je mangeais à peine un oeuf par jour, parce que je n’avais pas de moyens, c’était très dur. » Venant d’une école dans la cambrousse sans enseignement de math ni d’anglais, il découvre l’analyse et l’algèbre, la physique, et il se dit : c’est ça qui me plaît. Il apprend la mécanique quantique tout seul dans les livres, passe un Master, dépense une somme faramineuse, toutes ses économies, pour payer les GRE, TOEFL et autres examens requis pour postuler pour un PhD aux États-Unis. Il reçoit des lettres de réjection de MIT, Harvard, Yale. Mais il s’accroche. Il envoie, me dit-il, pas moins de 300 candidatures dans le monde entier. Il est pris à Grenade et en Nouvelle Zélande. Il a ce raisonnement : je ne parle pas bien anglais, il faut que j’aille à Christchurch. Il tombe sur un directeur de thèse qui le harcèle, lui demande de plier son linge, de lui faire à manger, lui fait faire des inepties en physique théorique et passe son temps à lui crier dessus. Au bout de six mois de ce traitement, il confie à un camarade qu’il va retourner en Colombie, car il est trop malheureux. Alerté des faits, le camarade lui conseille de porter plainte, le directeur est expulsé, X décroche une bourse de thèse, il est pris sous l’aile d’un autre chercheur. Il soutient sa thèse, part en post-doc sur la Côte Est, puis au Japon, aux Pays Bas, et enfin décroche un poste de prof à sur la Côte Ouest, où il est en train de monter une équipe sur mon projet. Un peu plus tôt dans la journée, il m’avait confié se poser beaucoup de questions avec sa compagne sur le fait d’avoir des enfants ou non. Après ce récit, j’ai honte des éléments ineptes dont j’ai pu arroser sa réflexion. Lorsqu’on a survécu à tant, est-ce que ça n’est pas une évidence de donner la vie ? Un peu comme un pied de nez aux vacheries subies. Ou alors justement, une envie de ne pas se multiplier car l’humain est trop fou ? Il dit : « Tu sais, j’ai beaucoup de chance par rapport à tous les gens en Colombie… » il énonce ça avec tant de douceur, d’humilité, avec ses joues rougies, sa bouille d’éternel jeune garçon, et ses mains qui tremblaient sur la cuillère au moment d’évoquer les drames passés. J’étais bouleversée et la honte au ventre de mes jérémiades de gamine gâtée. Je me demande ce qu’on a le droit d’écrire quand, comme moi, on n’a jamais vraiment souffert.

Au bureau, à Presidio, San Francisco

Si Chicago sentait la deep dish pizza, San Francisco sent la pisse, la beuh et la crasse. Le matin, je fais de la bureaucratie dans un café branché à Mission District, entourée d’oeuvres natives-street-art étranges. L’après-midi, je manque de vomir dans des bus qui cahotent jusqu’à la baie, et je me hisse tout en haut du Presidio pour écrire une demande de financement avec vue sur le Golden Gate Bridge. La serveuse appelle : « Electra ! » quand mon matcha latte est prêt, et cette touche heureusement me ramène à ces pages.

Je me souviens maintenant que je n’avais jamais compris cette ville. J’aime par ici la côte tendue de landes vertes battues par le vent, le Pacifique si froid, les éléphants de mer et leur aboiements rauques. J’aime le souvenir de ces premiers pas de tango au bras d’une belle italienne, dans le mouvement cathartique des vagues (juin 2009). Celui des huîtres à Point Reyes avec P., portée par cette joie immense, formidable, indescriptible, d’avoir décroché un poste au CNRS (avril 2011).

Mais cette ville. Cette chose si fausse, comme les gens, cette illusion californienne de richesse et de joliesse. Des jouets pour enfants : les maisons de poupée qui ne sont que façades, des tramways en bois laqué bondés de touristes, un pont rouge sous lequel passent d’énormes containers venant de Chine et des bateaux militaires. Et dans les rues cette odeur de pisse et des hommes édentés, hagards, qui errent d’immeuble désuet en boutique mal famée. Décidément, quelque chose ne colle pas entre la Californie et moi.

Traumaternelle

En survolant les longues plaines parfaitement géométriques depuis Chicago, j’ai lu le dernier essai de Nancy Huston sur l’écrivaine, peintre et prostituée militante Grisélidis Réal. Je l’avais attrapé sur l’étagère Poésie de ma petite librairie indépendante de banlieue parisienne, alors que je cherchais un cadeau à offrir à O., car j’étais invitée à son anniversaire. J’étais repartie avec Nancy pour moi et Fictions de Borgès pour O. que j’avais annoté : « Une collection de bizarreries intelligentes, un peu comme planter 200 mille antennes dans des déserts pour détecter des neutrinos de ultra-haute énergie. »

Je ne raffole pas des soirées d’anniversaire, et c’est un understatement. Tout est nourriture pour l’écriture, essayais-je de me convaincre dans cette errance conversationnelle superficielle. Il y a tout de même cette femme fine aux grands yeux verts et queue de cheval auburn, qui me rappelle Nancy Huston dans la quarantaine, qui me parle de son non-désir d’enfant. Elle a une voix très douce et un peu rauque quand elle dit qu’elle s’est demandé longtemps pourquoi chez elle ce désir biologique n’était jamais venu, que cela avait orienté le choix de ses partenaires, qu’elle voyait l’âge qui passait sur son corps et la fertilité s’éloigner comme un soulagement. C’est étrange ce moment où j’ai l’impression de parler à une sosie de Nancy – qui elle a eu deux enfants –, et que je lui expose le non-sens de ma vie maternelle, la langue que je ne voulais initialement pas parler à mes enfants pour éviter de devenir ma mère [voir ici et ici]. Elle me fait remarquer que c’est paradoxal, mes propos sur mon détachement par rapport à mes enfants malgré mon grand investissement dans leur éducation, avec cette culture japonaise que j’essaie de leur transmettre.

La maternité est un thème récurrent chez Nancy Huston. Je ne m’étonne pas de trouver dans ce livre les références à Marguerite Duras et à Romain Gary. Les horreurs psychologiques et physiques subies par Grisélidis et Nancy (et Marguerite) sont à des milliards d’années-lumières de tout ce que j’ai pu vivre dans mon cocon de femme banale bien protégée. Mais les questions du lien intime entre le corps et l’esprit féminin, de l’enfantement, d’être pour soi et pour d’autres, ne nécessitent pas de trauma particulier pour être explorées. Chacun sa merde, et à chacun son petit niveau, comme on dit.

Je décide de remettre en ligne le billet sur la Vie maternelle que j’avais enlevé de ce carnet, le trouvant trop troublant, trop intime, trop glauque, même. Laisser cet écrit en pâture donnait une réalité à cet état maternel (toujours le concept de l’écrit qui transforme la vie), et je n’étais pas certaine que c’était vers cette maternité-là que je voulais tendre.

J’expliquais au sosie de Nancy qu’en me retrouvant cette année, je crois que j’ai enfin mis derrière moi la mère japonaise que je ne voulais pas être. Après huit années de mère-poule dévouée dans une forme hybride bâtarde de ma propre mère en ratée et de working mum en ratée aussi, j’ai peut-être reconnecté avec le format maternel que je m’étais projeté au cours de ma construction. Ce format où je ne me mets pas « au niveau » de mes enfants, mais où je partage ce qui m’importe et tant mieux s’ils me suivent. C’est aussi leur âge qui permet cela.

Au milieu des phrases de Nancy et Grisélidis sur les sentiments d’abandon désastreux de leur enfance, je me demande si cela suffit à mes enfants. À K. qui me disait encore hier soir en reniflant « Mais pourquoi tu t’en vas toujours ? » j’expliquais que je partais pour le travail, et c’est vrai car mon collègue de San Francisco m’a explicitement demandé de venir collaborer, et surtout parlementer avec les autorités de son université, pour les convaincre de rejoindre officiellement le projet G. Mais j’ai aussi décidé de partir un jour plus tôt, parce que je voulais travailler et écrire sur des collines avec vue sur la baie et le Golden Gate. Est-ce que les crises de colère de K. cette semaine étaient une forme de décompression due à mon absence puis mon retour ? Ou est-ce le changement de saison et l’accumulation de la fatigue scolaire ? Suis-je une mère trop égoïste et donc absente et donc fantasmée et donc source de trauma ?

Je suis persuadée que nous sommes, parents, sources de multiples traumas quelle que soit la façon dont nous nous y prenons. Mais les questions subsistent. Questions bateaux, séculaires, éculées, enfonçages de portes ouvertes, ineptes et déchet temporel. Mais elles sont là. Quelle mère être ? Quelle femme être ? Qui être ?

Note : dans les dernières pages de l’essai de Nancy Huston, je découvre que Grisélidis Réal est enterrée en Suisse à côté de… Borgès. J’aimerais tellement croire, dans ces moments d’apparentes coïncidences, qui m’arrivent fort souvent ces derniers temps, que ce sont les preuves que je ne me trompe pas de chemin, que tout ce que je construis est juste, que comme ici, tout fait sens entre le début, les cheminements et la note de fin.

Supernovae !

Depuis plusieurs jours, [je ne fais pas grand chose] je regarde en boucle des vidéos de simulations numériques 3D d’explosions de supernovae. Mon éditeur m’ayant encouragée à faire du sensationnel dans ce genre d’événements, à emmener les descriptions dans la science-fiction et dans l’emphase, j’observe d’un œil placide le résultat de ces centaines de millions d’heures CPU de calculs. L’asymétrie évidente. Les morceaux de nickel qui volent à des milliers de kilomètres par seconde. La turbulence comme un bouillonnement fou. Les doigts de Rayleigh-Taylor. Est-ce que j’ai envie de faire du sensationnel de phénomènes hydrodynamiques certes violents, mais si complexes qu’il faut les manipuler, les comprendre, les toucher avec doigté ? Il est vrai qu’on parle de simulations numériques « massives », mais elles reposent sur de telles finesses d’implémentation, la danse des particules test entre les grilles de fluides, il n’y a de massif que le poids des cœurs sur lesquels les calculs ont été lancés.

À force de naviguer de vidéo en vidéo, Youtube me fait atterrir sur un clip en images de synthèse qui compare l’ampleur de différentes explosions. Explosions de bombes humaines, j’entends. Ça commence par un pétard dans l’herbe. Puis on passe à la mine anti-personnelle. À chaque fois, on recule d’une certaine distance, et la hauteur est indiquée à côté de la fumée qui s’élève, avec des arbres (Tomahawk), la tour Eiffel (MOAB), l’Everest en comparaison. À ce point du film, on venait de passer Littleboy (Hiroshima) et Fat Man (Nagasaki) ; j’avais ce mélange de nausée et d’engourdissement qui me grimpait dans l’échine. Castle Bravo s’élève à 30 km. L’image n’a même plus aucun sens, composant un horizon marin plat, un ciel bleu parfait, sur lequel s’élève le champignon, avec Phobos, la lune de mars juxtaposée. Tsar Bomba : 60 km.

Je n’ai pas osé aller lire les commentaires sous la vidéo. Dans le brouillard d’atterrement, cette pensée : je ne ferai pas dans le sensationnel. Je voudrais qu’on laisse les supernovae en paix, intouchées, dans leur beauté violente et déconnectée de la crasse humaine. Je voudrais qu’on laisse les explosions se dérouler dans le milieu interstellaire, au-delà de centaines d’années-lumière, qu’elles nous envoient des flash colorés qui nous fassent inventer des légendes. Des neutrinos et des ondes gravitationnelles à overdose, qui n’affecteront l’humanité qu’en enrichissant sa Science.

La nébuleuse du Crabe vue par les satellites Hubble et Hershel. Les doigts de Rayleigh-Taylor sont remarquablement bien résolus.
Image credit: ESA/Herschel/PACS/MESS Key Programme Supernova Remnant Team; NASA, ESA and Allison Loll/Jeff Hester (Arizona State University)

Le microscopique dans le macroscopique

Dans la lumière crue de l’aéroport, un peu trop tôt à l’aube et avec trop peu de sommeil dans le corps, je revisite par bouffées les morceaux de la veille, le succès éclatant de S. à sa soutenance de thèse, mon émoi au micro pour faire son éloge, puis une étrange et longue conversation jusqu’au dernier RER, ponctuée de Paris et de glaces. Le jargon poétique du monde de l’édition : le chemin de fer, les marronniers, et puis l’auto-émotion dans la création, les ruptures.

Il ne m’en faut pas plus pour oublier mon macbook à la sécurité. Heureusement, mon profil ayant été pioché pour une fouille détaillée de mes affaires à la porte d’embarquement, je m’en aperçois avant de monter dans l’avion.

Je cours récupérer mon ordinateur, et dis au jeune homme de la sécurité : « La vie est bien faite, tout de même, » ce qui a l’air de le remuer. En repérant des éléments dans mon sac à dos, il me demande si je suis chercheuse et sur quoi. Il brode quelques secondes autour de ma réponse, puis m’interroge : « Alors, quand vous étudiez l’Univers et ses étoiles, est-ce que parfois vous faites le lien entre le microscopique et le macroscopique ? » Je le regarde un peu fatiguée, et il explicite : « Est-ce que ça vous éclaire un peu sur le sens de votre vie ? Sur l’existence ? Sur notre place dans l’Univers et ce qu’on y fait. Est-ce que ces questions existentielles, ça vous travaille aussi ? »

J’embarque pour New York en me disant : c’est très curieux, les séries de choses qui arrivent quand on se rend disponible à la vie.

Andreas Cellarius, Système de Ptolémée, 1660

La vie comme un roman (2) – esthétique de la rencontre

D’abord, je remarque l’armoire du Collège de France, en entrant à gauche dans son bureau. Ensuite, quelque chose de pertinent et d’agréable dans le dialogue. Lui, c’est le directeur technique du laboratoire qu’on me propose de diriger. Il avait étudié mon CV et le projet G. assez en détail pour que la discussion soit fluide et les perspectives appétissantes. Je note d’emblée que nous partageons une quête scientifique commune, un entichement pour Andromeda – et un goût pour les vieilles armoires en bois. Il m’explique l’équipe de soixante ingénieurs et techniciens qu’il dirige et je noircis deux pages de notes.

D’où exactement je lui révèle ce qui me plaît dans le genre de poste : les jeux stratégiques et le sentiment d’exister par utilité pour la communauté, et puis l’impossible décryptage des signes lorsqu’ils se répètent, je ne sais pas. D’où il me confie qu’il a le même âge que moi, qu’il s’est posé des questions similaires au moment de sa prise de poste il y a six mois, des choses un peu plus personnelles aussi – ses parents, son éducation –, je ne sais pas non plus.

Mais ensuite il dit : « En fait j’écris des livres et je ne savais pas si ce serait compatible, » et c’est une sorte de fin et de début de tout.

Laborieusement, je tente une échappée vers la réalité :
« Des livres de science ? »
Il s’agit forcément de livres de science, engoncés dans de la méthode scientifique, sans poésie, avec de longues pages de schémas et de pédagogie. Mais non :
« Des livres pour enfants. Des romans. Là je viens de signer chez Actes Sud. »

C’est le moment où l’étrangeté et l’éblouissement sont à leur summum, comme s’ils avaient convergé à cet étage impersonnel de la fac, dans ce laboratoire dont je viens explorer les contours ; je m’étais arrêtée depuis un certain temps de prendre des notes, mon macbook reposait sur mes genoux, sur ma robe bleu marine de potentielle directrice, et mes doigts levés sur le clavier ont un hoquet.

J’avoue dans un souffle :
« En fait, c’est ça ma vraie crise existentielle. Je ne sais pas si je peux prendre la direction de ce laboratoire parce que j’écris des livres. »

Nous avions chacun des obligations à l’heure du déjeuner et nous étions tous les deux en retard. Nous sortons de son bureau sonnés – c’est son terme. Plus tard, lorsque nous échangeons des messages pour convenir d’un dîner pour continuer la conversation, il y a un point virgule dans sa première phrase.

Au bureau, au salon de l’Hôtel de l’Abbaye

Dimanche. En fin d’après-midi, je m’habille enfin pour enfiler Paris, je me glisse dans le bar de l’Hôtel de l’Abbaye. Le bruit blanc de la fontaine comme un écho à celui sur lequel je prépare des transparents. L’éditeur Overleaf de l’article que j’écris comme un écho à la verdure qui tapisse les feuilles. Les extensions latérales de particules dans les gerbes inclinées comme un écho au vase fleuri au rebord de ma table.

Quand je sors dans la nuit, il pleut à verse, l’eau coule entre mes doigts de pieds nus, je m’engouffre dans un métro, dans le RER, il y a quelque chose dans l’odeur de l’air, dans le grain des gouttes sur la peau, quelque chose aujourd’hui dans la cadence du jour qui tombe et la couleur des visages que l’on croise, le repos de mes songes : l’automne qui s’installe.

L’espoir

Mon premier réflexe par pudeur est de ne jamais livrer ici les réalités humaines, les véritables évènements de la vie. Et puis je me dis malgré tout : si je ne l’écris pas, si je ne pose pas ici la mémoire et les moments qui m’habitent encore, à quoi sert mon écriture ?

Je pense à Chandrasekhar qui est allé à son premier grand entretien avec Eddington le lendemain de la mort de sa mère, vide et dans une tristesse infinie, loin d’elle et de toute sa famille restée à Madras. Les berges du Cam. Les pelouses de Trinity College. Dans une mesure différente, je me rends chez mon éditeur, à un rendez-vous où je compte lui poser une question cruciale, deux heures après la mort de ma grand-mère.

Parfois, c’est très simple, cette tristesse de la perte. Au Japon, on a ces phrases intraduisibles pour accueillir les souvenirs apaisés, dire que cela devait arriver, que c’est ainsi, et se tourner vers l’avenir. Énoncer les petites choses qui ont rendu ce moment plus facile même dans la douleur, et dire une forme de gratitude à la chance, à la vie. On n’entasse pas le malheur, on le brosse avec la conscience des morts qui continuent à vivre en nous, et la lueur que cela nous procure.

En avril dernier, j’ai revu ma grand-mère à Tokyo. Je n’y étais pas retournée depuis quatre ans, covid oblige. À quatre-vingt quinze ans, comme pour les jeunes enfants, c’est une éternité. On m’avait dit qu’elle ne réagirait pas, qu’elle serait absente. Mais elle m’a vue et elle s’est illuminée. Elle a écouté A. jouer du piano tout en secouant ses doigts en rythme, agité la peluche que K. lui avait apportée comme une marionnette. Elle souriait, elle nous voyait. J’avais pleuré longuement en sortant de la maison de retraite, sous les longues grappes de glycine parfumées, dans le soleil, je pleurais d’une sorte de joie, je pense. D’avoir reçu, d’avoir donné. C’est pourtant vrai que c’est tout ce qui fait sens dans cette vie.

Mon éditeur est la première personne à qui je parle, après avoir eu la nouvelle. Il me sert un verre d’eau et la douceur de ses mots. Il dit de mon chapitre sur Chandrasekhar : bravo ! Ensuite, je prends une grande respiration et lui pose ma question.

Il dit : je ne vois pas d’obstacle dans cette Maison d’édition. Je veux bien t’accompagner, même, s’il y a un peu de science dedans, et si tu es d’accord. J’écarquille les yeux : pour un roman ? Et lui : Oui, et tu te feras aussi aider par des éditeurs littérature bien sûr. Au final c’est ton choix : il faut te demander ce que tu as envie de faire. Si tu as envie d’écrire, il faut foncer. Il termine par des phrases dont je ne me rappelle plus le déroulé exact, j’ai eu un black-out : une histoire de talent qu’il serait dommage de gâcher – et « je te dis ça simplement, sans volonté aucune de t’envoyer des fleurs ». Je n’ai rien d’autre que ma spontanéité à lui proposer en réponse : « tu sais que quand je vais sortir d’ici, je vais pleurer ! ». J’énonce, raconte des choses, des choix, des vieux rêves dans une sorte de flot vaguement maîtrisé. Il me sourit de ses yeux bleus. Je ne comprendrai jamais pourquoi toujours avec lui tout est simple.

Il me raccompagne à l’entrée, c’est l’heure du déjeuner, ça circule beaucoup, je croise un grand auteur connu en train de signer ses piles de livres. À la porte, mon éditeur me présente à une femme élégante. La directrice, me dit-il. Et à elle : « Voici Aile Ectre. Elle est en train d’écrire le livre dont je te parlais sur ***. » Elle me sourit, me sert la main chaleureusement : « Bienvenue dans la Maison. » Puis : « Alors, ça va être un livre un peu angoissant ? » Je réponds : « Oh non, au contraire, ça va être plein d’espoir. »