La logistique voulait que nous roulions jusqu’à Chicago pour prendre notre dernier vol transatlantique. La symbolique s’y prêtait bien aussi. Huit valises à l’aller, nous rentrons avec douze. La proportion est probablement en adéquation avec la symbolique également.
La route : les Appalaches verdoyantes, infranchissables avec les caravanes à l’époque des colons, Pittsburgh, les fleuves et les passés industriels entre les forêts, le long de Detroit, puis les plaines interminables dans un coucher de soleil aux couleurs de synthèse. Dans l’Indiana, un Inn secret à l’abri du feuillage, le long des rails et de pistes boisées – les dunes de sable au matin éclatant, coulant sous les pieds, et les enfants s’éclaboussant dans l’eau limpide du lac Michigan. Les aciers aliénants du sud de Chicago, puis l’apparition de notre skyline préférée sur le Lake Shore Drive. Nous nous sommes arrêtés au bean, prendre de l’énergie holomorphique à Anish Kapoor, et zou, dans les bouchons jusqu’à O’Hare. Évidemment.
Lorsque les sens se noient dans la bouillie cérébrale, heureusement, il reste le squelette bienvenu des mots. Voici en quelques points la dissection d’un état estival post-frénésie. Le feuilleton dégoulinant de l’été – fin.
Au retour, il y a des petits bras qui me rendent à la normalité. Les petits bras sont ronds, ont une peau parfaite et bronzée, et me répètent, comme une rengaine depuis des mois : « Maman, je t’aime, je t’aime plus que tout, je veux toujours rester avec toi. Maman tu sens bon. Maman t’es belle. Maman t’es trop forte. » Et c’est dans ces paroles séculaires, merveilleuses, éculées, d’une gratuité et d’une confiance absolues, que je retourne à la terre et à l’existence mammifère.
Son : Yumi Arai, やさしさに包まれたなら (Enveloppée par la tendresse), in Misslim, 1974
Lorsque les sens se noient dans la bouillie cérébrale, heureusement, il reste le squelette bienvenu des mots. Voici en quelques points la dissection d’un état estival post-frénésie. Le feuilleton dégoulinant de l’été.
Il y a A., blonde et bouclée, cheveux et lèvres serrés, la voix qui ne tremble pas mais presque, chemisier et taches de rousseur, qui dit : « Et j’ai suivi les instructions RH à la lettre, pas d’empathie, pas pardon, je l’ai regardée dans les yeux, j’ai dit les mots, vous êtes licenciée, et on a dû lui répéter plusieurs fois parce qu’elle ne comprenait pas l’anglais. But I’m fine. It’s okay. » Et l’autre, plus grande, blonde aussi, qui lui répond : « Est-ce qu’on revient de ça ? Est-ce qu’on se retrouve ? » Moi je suggère, d’une voix plus douce : « Le fait que ça t’affecte tant, c’est précieux. Ça veut dire que tu es toujours toi-même. Ce serait plus simple, bien sûr, de passer à un stade où ça ne t’affecte plus… Mais est-ce qu’on a envie de ça ? » A. pousse un soupir : « Dans ces moments-là, je pense à Andromeda. Elle a dû faire ça des dizaines de fois. Mais comment ? Il doit y avoir un moyen. »
Jeudi soir, croisière dînatoire de conférence sur le lac Michigan – Chicago s’est parée d’un coucher de soleil dramatique. Accoudées sur le pont, nous regardons toutes les deux les lumières se refléter sur les tours du South Loop où elle habitait avant.
Je dis : « J’avais peur, au moment de prendre l’avion, de venir ici. Chicago sans Andromeda, ce n’est plus tellement Chicago. »
Et A. de m’avouer que depuis qu’Andromeda a pris son nouveau poste, elle ne reçoit plus aucune réponse à ses messages, même urgents. Je souris : « Mais ça veut dire que tu gères toute seule, tu n’as plus besoin d’elle. » Puis : viens, faisons un selfie pour elle !
J’envoie à Andromeda nos sourires de fortes-amères sur fond de flammes : In Chicago and missing you SO much. Et immédiatement sa réponse : In Hong Kong and missing you both!
Ce n’est que bien plus tard, une fois rentrée, que les choses ont enfin pris leur sens. Qui saura que cette semaine a été la culmination de tout, une puissance, une clôture ? Il y quinze ans Andromeda m’a prise sous son aile à Chicago. J’en suis partie, mais sans partir. Toujours je suis revenue à Chicago me ressourcer, prendre son conseil et confiance avec un verre de vin et des bricoles brésiliennes.
Une ère se termine et une autre commence. Tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai été cette semaine-là à Chicago, c’est Andromeda qui me l’a appris. A., moi, d’autres, nous prenons son relai à travers le monde.
Au moment de cette réalisation, je pleure longtemps à grands sanglots. P. me dit : « Mais c’est bien. » Oui, c’est bien. C’est bien, mais c’est terrifiant, c’est terrifiant de perdre ses repères, de devenir soi-même un repère, c’est terrifiant de devoir prendre ce relai-la, d’être la personne qui donne et non plus celle qui reçoit. De se rendre compte qu’on est en train soi-même de former la relève.
Son : Sufjan Stevens, Chicago, in Come on feel the Illinoise, 2005
Lorsque les sens se noient dans la bouillie cérébrale, heureusement, il reste le squelette bienvenu des mots. Voici en quelques points la dissection d’un état estival post-frénésie. Le feuilleton dégoulinant de l’été.
Avec aplomb, j’ai entraîné ma petite foule enthousiaste au Miller’s Pub et à Blue Chicago, et dans les avenues inquiétantes du Loop dans mon propre pèlerinage. Jusqu’à la dernière minute, avec tant de joie, j’ai peaufiné ce travail entrepris collectivement depuis des semaines : faire résonner les présentations des uns et des autres pour construire une storyline unie. C’était joli, notre session G. où nous nous renvoyons des gentillesses et nos expertises au fil de nos propos. Et ce sera toujours ça que je mettrai en avant dans G., le plaisir du partage.
Mais ce rôle, c’en est un, et il vient avec un coût. D’habitude, nous faisons ça en duo avec O. ou avec les membres de la direction de mon laboratoire. Cette semaine à Chicago, j’étais seule responsable – responsable de l’élan positif, de protéger mon expérience contre le scepticisme clanique, introduire du liant pour être acceptés dans une communauté déjà constituée.
Dans les coulisses, seule à chercher à résoudre, encore et encore, les problèmes des autres, et prendre entre les bras les larmes et les chaos, avec un lot de blâmes, d’insécurités de jeunes et de moins jeunes.
Et quand tout est terminé, les résultats sortis, les étapes franchies dans G., les présentations brillamment données par toute l’équipe, et le networking effectué, la représentation achevée, je sais le travail accompli par tout le monde, le mien aussi… et je fais un vol plané dans le néant et l’épuisement.
Lorsque les sens se noient dans la bouillie cérébrale, heureusement, il reste le squelette bienvenu des mots. Voici en quelques points la dissection d’un état estival post-frénésie. Le feuilleton dégoulinant de l’été.
Il y a celle à la carrure grande et forte qui me raconte comment un ministre l’a appelée « Madame » tout en donnant du « Docteur » à son collègue. L’autre qui m’explique qu’elle avait mis du temps à accepter de bien s’habiller car elle avait peur que les hommes ne la voient plus comme une expérimentatrice. Elle me montre ses talons taupe : « Mais j’ai toujours dans mon bureau une paire de sneakers sales pour aller dans mon lab. » Je déballe à mon tour ce moment mémorable où un chercheur “bienveillant” m’a demandé comment j’allais gérer mon stress, à la présentation de mon projet de direction.
Et puis, dans la chaleur abêtissante, sur les bancs de bois du Plein Air Café, j’écoute longtemps une jeune doctorante aux cheveux longs qui dit : « Je ne comprends pas pourquoi, dès que j’ouvre la bouche, il me fait comprendre que c’est nul, et dès que c’est mon camarade, c’est toujours super. C’est comme ça depuis des mois, je n’en peux plus. »
Plus tard, me faire crier dessus dans les rues sombres du Loop par le directeur de thèse en question, à qui j’expose la chose – avec trop peu de tact et de stratégie. Encaisser, écouter, garder mon calme, et faire tourner mon cerveau très vite pour sortir de ce non-sens émotionnel qu’on m’inflige.
Je crois que c’est tout cela qui m’a terrassée, cette violence et cette solitude infinie – la solitude d’être celle à qui on s’accroche, celle responsable de l’âme de la collaboration G., celle qui doit tenir et être irréprochable dans un monde dur et biaisé.
La nuit tiède de Chicago m’accueille à la sortie du concert. Je me coule dans son scintillement, la Prudential tower, Michigan Avenue… je rejoins mon ancien doctorant S. (en co-encadrement avec O.), sur un rooftop bar, tout en haut de la Carbon & Carbide Building faite de dorures centenaires. Il me suit avec enthousiasme dans mon « luxe scientifique », les cocktails et les lames de poisson translucides sur des billes de yuzu, pendant que nous constituons sa présentation de vendredi. Tout n’a pas toujours été très simple avec S. pendant sa thèse et la pandémie. Mais ce soir nous partageons les ragots et le plaisir de présenter G. au monde, et maintenant tout est si simple : la façon dont il saisit à la volée les résultats tout nouveaux que je lui mets sous le nez, la logique stratégique, les affinités humaines. Nous marchons jusqu’à deux heures du matin le long du lac Michigan, jusqu’à North Avenue Beach où nous faisons des selfies avec la plus belle skyline de la ville.
J’aime comme enfin nous nous retrouvons : il n’a peur, ni de se coucher tard, ni de préparer ses transparents à la dernière minute, de présenter des analyses qu’il n’a pas faites lui-même, pour la collaboration. J’entends dans ses prises de position ma voix et celle de O. et cela me touche. Je suis émue de le voir ainsi grandi, de le voir interagir avec aisance avec tous les membres de la conférence, et être si bien intégré parmi les jeunes. Émue surtout de découvrir cette force tranquille que je ne lui connaissais pas.
C’est toujours le meilleur moment, d’observer l’envol de ceux dont on a ébauché la carrière. Vendredi, pendant son talk, O., qui suit la conférence en ligne depuis Paris, m’écrit :
« Il est bon quand même ce con. — Ouais. Faut absolument qu’on lui trouve un poste. — Je suis sûr qu’il en aura un. Il est trop bon et motivé pour être mis de côté. »
Ou alors c’est moi qui ai écrit la première ligne… Entre O. et moi, c’est toujours heureux, cette intelligente interchangeabilité. Et notre fierté et affection commune pour notre progéniture.
Au cœur de cette joyeuse effervescence scientifique, j’avais besoin de mon shot culturel de haute volée. Alors, la veille de mon départ pour une grande conférence à Chicago, quand je vois qu’ils jouent le Concerto pour piano “Egyptien” de Saint-Saëns au CSO*, je ne me pose pas de questions. Je m’échappe de la réception d’ouverture et m’installe au premier rang d’un balcon – avec le délectable frisson de briser tous les codes socio-professionnels.
Je n’aime pas les manières de Thibaudet, sa dégaine, son costume et ses chaussures à paillettes… mais sa musique et sa technique… J’ai Aldo Ciccolini en tête pour ce concerto depuis l’adolescence, mais [est-ce parce qu’il a été son élève ?] je retrouve ce soir des couleurs de son interprétation. Il suffit de fermer les yeux sur la posture un peu bling bling et le romantisme coloré mais retenu coule, rouge, tendre, puissant.
Pendant une demie heure, j’ai la main sur les lèvres, et je pleure, je pleure, pour chaque note, chaque instrument qui entre dans la lumière, pour chaque cascade de piano et les vents, en caresses et en bouleversements.
* Beau programme français au CSO : découverte de Lili Boulanger (sœur de Nadia) avec D’un matin de printemps, délicat et merveilleux ; après l’entracte : Iberia de Debussy, puis enfin le Boléro de Ravel qui en live reprend sa noblesse, avec Jean-Yves Thibaudet au piano, et le CSO sous la direction de Stéphane Denève.
Son : Camille Saint-Saëns, Concerto pour piano No. 5, “L’Egyptien”, interprété par Aldo Ciccolini et l’Orchestre de Paris, dirigé par Sergio Baudo. Il faut écouter les trois mouvements, qui sont chacun des perles. Dans ce premier mouvement, vers la minute 8:18, ne me dites pas que quelque chose ne picote pas en vous.
Pourquoi suis-je venue à Madison, déjà ? Pour passer une journée dans le bâtiment de physique à parler à quelques collègues sans résonance particulière ? Pour me réveiller à 5h du matin et manquer de vomir en lisant un mail de trois pages ? Pour passer l’aube dans des calls à m’enfoncer dans d’autres problèmes, sous la lampe Tiffany de ma chambre d’hôtel ? Pour marcher dans la tempête de neige, les doigts gelés sur mon cappuccino avec l’envie de pleurer ? Pour perdre un samedi en transit à l’aéroport de Chicago, et passer des appels pro urgents dans le brouhaha ambiant des annonces de portes d’embarquement ? Nous échangeons factuellement rapidement avec O., mais je me tais sur mes états d’âme – il a bien d’autres choses à gérer, et c’est ainsi que notre relation fonctionne de façon si saine.
J’imagine que je suis venue à Madison pour découvrir, entre deux rendez-vous, les jolis chiffres d’un vote lointain, à Paris, qui tracent des rails sur mon avenir pour les cinq prochaines années.
Des messages aimables pleuvent dans ma boîte et tout cela me touche. Mais c’est étrange, le décalage temporel et spatial dans lequel je me trouve. Rien n’a de corps et j’échange à peine avec mes collègues, dans des fils ténus et virtuels. Parfois je me demande si j’existe vraiment, si cela est une fable, un conte que j’ai inventé dans ma tête, comme ce chapitre dans lequel je me suis réfugiée. Et probablement, c’est bien aussi, de temps en temps, de perdre corps, pied, tête, de ne plus vraiment exister.
La longue queue au contrôle des passeports suite au Brexit, ni mes cinq heures de sommeil n’auront pas raison du plaisir que j’ai à me rendre à Londres. Quand je sors de Saint Pancras, je me coule dans la ville comme la chose la plus naturelle au monde, et je souris.
Ce n’est pas comme avec Chicago, cette exaltation explosive, cette peur à chaque fois de la perdre/qu’elle me perde, cette passion minérale. Londres, c’est comme une amie de longue date qui me fait sourire, et dont le temps caractéristique d’évolution dépasse ma durée de vie. Immédiatement, je me sens infusée de paix et de charme. C’est la petite soeur de Paris – plus fofolle, plus joueuse, elle est jolie quand Paris est belle, mignonne quand Paris est élégante, étalée et effrontée quand Paris est compacte et sophistiquée.
Chez Notes, devant mon scone with clotted cream, j’expédie une dizaine de tâches administratives désagréables, et il me reste exactement un quart d’heure avant de prendre la District Line et aller donner mon séminaire à Queen Mary.
Je n’ai pas besoin de plus. Je grimpe les marches de la National Gallery, traverse les salles et salue tour à tour les canaux de Venise, les enfants raides de Hogarth, le grand cheval sans fond bizarre, je tourne à gauche. Cela m’étonne à chaque fois qu’il n’y ait pas de foule amassée devant ce tableau. J’ai cinq minutes pour le respirer et je l’absorbe à grandes goulées. De l’air, de la pluie, du vent, de la vitesse et de la vapeur. Devant ce Turner, j’ai toujours cette sensation d’être entrée dans la toile.
Je n’aurai revécu que quatre vers de mon poème. Il faudra vite revenir pour revivre tous les autres.
Chose que je ne fais jamais : dès l’instant où je plonge dans ce livre, j’ai la compulsion de me munir d’un crayon. Je ne veux rien laisser échapper de cette lecture, je dois annoter et souligner tout ce qui compte – et il y en a beaucoup.
Rosa Montero m’entraîne dans un portrait de moi-même. Le texte en soi est magistral, mené dans des rythmes changeants où l’on se laisse transporter, par la neuroscience, par la littérature, par les éléments autobiographiques et biographiques. Elle donne une belle voix à mes auteurs chéris et déroule cette autopsie du cerveau créatif, de la personne créative, d’une plume rigoureuse et décontractée, mais aussi émouvante, voire bouleversante. Le final, inattendu, donne la dimension de l’art et du talent de l’autrice, d’avoir su faire de cet essai un roman.
Évidemment, il est une heure trente du matin dans mon salon pennsylvanien, et je suis en morceaux, tremblante avec mon plaid, mon livre entre les doigts, mon crayon entre les lèvres, ne sachant pas si c’est à cause du conte émouvant des derniers chapitres, les lignes finales percutantes de beauté, ou tout simplement parce que je viens de lire mes quatre vérités sur 250 pages.
C’est effrayant et éblouissant cette description si juste, quasiment de bout en bout. À ceux qui chercheraient encore à comprendre cette partie de moi, probablement la plus profonde et centrale, j’aurais envie de leur tendre ce livre.
La narration exacte des crises d’angoisse, la dissociation, les horcruxes, la nécessité de l’isolement pour créer, les résonances avec le monde qui portent le nom de « sentiment océanique » donné par Romain Rolland, l’addiction, l’intensité, la passion des gens montant en crescendo avant de redescendre, l’endroit noir qui mène au suicide, tout y est. Même l’explication des cauchemars à images géométriques en rotation que j’ai depuis mes six ans, et le concept de litost kundérienne*… Tout y est.
“sentiment océanique” ces instants d’une intensité aiguë et transcendante, quand ton moi s’efface et que ta peau, la frontière de ton être, s’évanouit, si bien que tu crois sentir les cellules de ton corps se répandre et fusionner avec les autres particules de l’univers.
— Rosa Montero, Le danger de ne pas être folle, 2022
Et surtout : la nécessité de l’écriture. C’est bien sûr le propos fondamental de ce livre. L’écriture pour vivre avec tout ce que j’ai énoncé plus haut. L’écriture pour vivre. L’écriture parce que sinon il est impossible de vivre. Rosa Montero explique les différents mécanismes et raisons de ce processus. Je ne vais pas les résumer ici en quelques lignes. Elle cite Plath :
Je suis incapable de savourer la vie en elle-même : tout ce que je peux faire, c’est vivre à travers les mots qui arrêtent son écoulement.
P., que je bassine toute la soirée en lisant des extraits à voix haute et en dégoulinant mon excitation, me suggère : « Tu es sûre que tu ne te forces pas à te retrouver là dedans ? » Je lui ris au nez. C’est comme si on demandait à Sylvia Plath si elle se forçait à se retrouver dans son Journal.
La semaine dernière, à Chicago, j’ai eu deux jours flottants, déconnectée de moi-même, incapable de me rassembler et faire sens à ce que je vivais. Je mettais cela sur le compte de la disjointure famille/mission, de la fin d’année, des tâches accumulées, des difficultés de la collaboration G., de complexités organisationnelles diverses… Mais en fait non. J’avais une ribambelle de billets à écrire dans ma tête et tant qu’ils n’étaient pas couchés sur ces pages et publiés, je ne pouvais pas appréhender la suite. C’est l’acte d’écrire qui m’a permis de réconcilier les disjointures, les complexités, de m’apaiser sur mes tâches, de faire la paix avec ce qui m’arrive et prendre les choses sous contrôle. Dès lors que j’ai posté mes premiers billets, ça allait beaucoup mieux. Samedi soir, en veillant jusqu’aux petites heures de la nuit et en finissant de rédiger ma série chicagoane, j’étais enfin en paix, ce qui m’a permis – ainsi qu’à toute la famille, quelle ironie – de vivre une veille de Noël merveilleuse.
Je crois que nous autres romanciers avons presque tous l’intuition, le soupçon ou même la certitude que, si nous n’écrivions pas, nous deviendrions fous, ou que nos coutures lâcheraient, que nous tomberions en morceaux, que la multitude qui nous habite deviendrait ingouvernable. Ce serait à coup sûr une existence bien pire. Ou ce ne serait peut-être même pas une existence du tout.
— Rosa Montero, Le danger de ne pas être folle, 2022
Ce qui me bouleverse le plus dans cette lecture, c’est la certitude d’appartenir à cette foule-là. De m’identifier si parfaitement au fonctionnement de ces colosses. De savoir aussi que cette folie que j’ai est partagée et documentée. Je demandais à P. en lisant la description du sentiment océanique : « Ça t’est déjà arrivé ? » et l’étonnement, comme pour Rosa Montero, de savoir que cette transe n’est pas équitablement vécue par tous les humains.
C’est une chance inouïe de faire partie de cette cohorte de fous. D’avoir ma plume, même modeste, comme baguette magique, béquille, outil, thérapie [quelle intuition ai-je eue là, me suis-je dis ce soir]. Et Rosa Montero rappelle :
Et au bout de cette traversée hallucinée, tu sors le livre que tu attends, en retenant ton souffle, que quelqu’un le lise. Que quelqu’un dise : eh bien moi, ça m’a intéressé, je t’ai comprise, j’ai vibré des mêmes émotions que toi, j’ai vu le même monde que celui que tu as vu.
Parce que bien sûr, écrire n’est jamais rien sans être lue.
Alors merci.
* litosts : terme tchèque introduit par Milan Kundera. Ce sont ces pensées désagréables de honte face à des incidents souvent sans grande importance, qui vous traversent à l’improviste, même des années plus tard, et qui déclenchent des tics nerveux. Il paraît que tout le monde n’a pas ça.