Flat white

Claire Forlani et Brad Pitt dans Meet Joe Black, 1998

À la sortie du métro, je m’installe dans un café avec un flat white, à une petite table en métal noir, sur laquelle j’étale mon paquet de feuilles. J’ai une heure et demie devant moi et je compte relire une dernière fois cette chose, avant de la déposer moi-même chez mon éditeur. Je la laisserai à l’accueil s’il est occupé, car ma visite est impromptue.

Je suis au milieu de mon troisième chapitre, quand une voix basse, douce et composée perce la bulle de mes écouteurs : « Il paraît que c’est vachement bien, ce que tu lis. »

Je lève les yeux sur le regard bleu malicieux de mon éditeur. Sa main effleure mon épaule, il va commander un café. Je lui fais de la place, il pose sa tasse, me demande ce que je bois, quel hasard [euh…] m’amène dans ce café.

Et sans transition, je suis en mode boulot, à lui énoncer les incohérences d’édition que j’ai trouvées, je tourne mes liasses de pages à la recherche des annotations. Je me sens si détachée, sans émoi, et pourtant mes mains sont froides et je laisse glisser maladroitement les feuillets sur le sol. [Je ne sais pas si je suis en émoi.]

Il y a quelques mois, j’aurais vécu une telle rencontre comme un agent double : celle à la façade pro, et celle liquéfiée sous les yeux bleus et le romanesque de la situation.

Je n’aime pas avoir arrêté de vivre ma vie comme un roman. Je n’aime pas ne pas me sentir connectée à chaque personne que je regarde dans les yeux. Je n’aime pas que les instants ne m’appellent plus à l’écriture.

Son : Leif Vollebekk, Wait A While, in New Ways, 2019

L’aventure éditoriale [suite]

Dernière relecture des épreuves ; je me balade avec mon énorme liasse de feuillets et un stylo vert Pilot à friction. Le manuscrit est plus épais que ma thèse, plus épais que tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent. Je le pose sur mon bureau, mon lit, mon salon, sur les tables en bois au vernis satiné de mon café hipster, je l’annote avec les signes de correction que mon éditeur m’a enseigné.

Je ne cherche pas la perfection – mon TDAH s’accommode très bien d’un 95%. Je scrute les dégoulinades et les tournures que je pourrais regretter, les impressions que je véhicule qui sont déjà obsolètes par rapport au moment où je les ai écrites.

Je fais ça comme une tâche à accomplir, comme le document de l’appel à projet européen que je rédige, comme les minutes des meetings que je ponds dans la foulée, comme les simulations que je fais tourner et les courbes que je trace, les slides que je prépare.

Pourquoi ? Pourquoi ça ne scintille pas, pourquoi ça ne m’exalte pas ? Parce que je suis seule avec cette aventure éditoriale dans ma tête ? Parce que je n’ai pas le temps de l’écrire ? Parce que je ne prends pas le temps de l’écrire ?

Demain, mon éditeur enverra un coursier pour récupérer le bébé annoté, m’écrit-il.

Son : Lou Reed, Perfect Day, in Transformer, 1972

L’aventure éditoriale, octobre 2024

La part de celle qui écrit

Aymeric : Est-ce que quelqu’un qui a lu vos livres plusieurs fois de manière attentive peut vous connaître mieux que quelqu’un qui vous fréquente ?
Amélie Nothomb : Bien sûr ! Mais infiniment mieux. Il me connaîtra plus profondément.

Interview Brut, d’Amélie Nothomb, 2024

Je refuse, personnellement, de me définir essentiellement par la trame de mes mots – par cette partie cérébrale qui sort du bout de mes doigts. Je suis multitude, et me connaître, c’est autant me lire que me fréquenter, que collaborer avec moi, ou marcher ensemble sur les quais de la Seine. Je formulerais la chose en négatif, plutôt : il est vrai qu’une personne n’aura jamais accès à mon entièreté sans m’avoir lue. Il lui manquera toujours la clé.

Très intéressant, d’ailleurs, tous les proches à qui je donne la clé pour leur permettre cet accès-là, et qui décident de ne pas s’en saisir. Je crois que connaître quelqu’un dans de nombreuses facettes, c’est un investissement, et c’est dangereux. Tout le monde n’a pas le temps, ni les épaules pour. Et réciproquement, pour la personne qui mène la multi-vie de l’écriture, il est important d’avoir des mondes cloisonnés où se réfugier. Tout ne doit pas être perméable pour éviter les naufrages globaux. D’où ma terreur de voir les mondes de la recherche et de l’écriture fusionner sur un livre, et dynamiter le grand mur que j’avais tenu pendant dix-huit ans.

Lewis Carroll, Alice’s Adventures in Wonderland, Scarce Crowell Edition, 1893

Amélie Nothomb parle

– de sa confiance envers son éditeur
– du bouleversement que peut être le courrier de ses lecteurs
– de la connexion qui peut arriver avec une personne
– de la nécessité de l’effort et de la discipline (japonaises) dans toute entreprise

Cette interview, on se croirait dans un exercice de funambulisme, où la force et l’émotion touchent à la fêlure. C’est rassurant que l’on lise encore, et qu’on lise encore des personnes de cette trempe, qu’en ces temps désarticulés, on sache encore identifier et mettre en avant ces carmins-là.

Altas céleste de Dunhuang

L’archiviste de la British Library de Londres m’entraîne dans le dédale de ses sous-sols avec sourire, couettes et lunettes papillon. Elle m’évoque l’astronome Jocelyn Bell dans les années 1960, à l’époque où elle était étudiante et découvrait les étoiles les plus petites et plus puissantes de l’Univers. Elle parle vite et beaucoup, avec un accent d’un comté du nord que je ne saisis pas toujours. […]

Devant moi s’étale une bande de quatre mètres de papier d’écorce de mûrier, sertie de plus de 1300 petits points annotés de caractères chinois et connectés entre eux. Datant du VIIème siècle, il s’agit de la plus ancienne carte d’étoiles existantes. Elle a été retrouvée intacte, après mille deux cents ans à sommeiller dans une grotte bouddhiste sur la route de la Soie, près de la ville historique de Dunhuang, dans le désert de Gobi.

Je ne sais pas à quoi je m’attendais à la vue de ce document. À être transpercée par la connaissance et la connexion suprême ? Qu’un jet de matière et de lumière me sorte du coeur et rejoigne les confins de l’Univers ? Q’une pluie de particules cosmiques de ultra-haute énergie pleuve soudainement sur mes détecteurs, justement installés dans le Gobi, et que mes collègues m’appellent en urgence sur mon téléphone pour m’annoncer la nouvelle ?

Bizarrement, rien de tout cela. (Quelle déception.)

Ai passé la semaine à mettre un doigt de pied dans la « salle des cartes » envoûtante de l’astronomie chinoise. Je me suis lancée dans une nouvelle version d’avant-propos pour mon livre – entreprise à la fois heureuse car délire fabulé, et laborieuse et frustrante par manque de temps. Si je pouvais, je passerais une année entière à lire sur le sujet et à aller causer aux spécialistes.

Heureusement, mon éditeur me coupe dans mon élan, en m’écrivant que mon premier avant-propos – sobre et court – est parfait, et que stop ! je ne dois plus toucher à mon texte, car il entre en phase de mise en page.

Son : déjà mis en ligne ici, mais la quintessence des atlas mise en musique : Steven Gutheinz, Atlas, in Atlas, 2018.

Détail de la carte stellaire de Dunhuang, ca. 649-684. Numérisée par les soins de l’International Dunhuang Programme et le British Museum pour contemplation ici.
Et puis cette photographie que j’adore de Jocelyn Bell Burnell, parce que c’est avec ce sourire, ces couettes et cette pêche qu’on a envie de faire de la physique. Au Mullard Radio Astronomy Observatory à Cambridge University, en 1968. © Getty – Daily Herald Archive/SSPL

Novecento : pianiste

Mes doigts se sont arrêtés dessus hier, alors que je parcourais notre bibliothèque, et je l’ai avalé de nouveau, tout rond, comme un bonbon : Novecento : pianiste de Alessandro Baricco.

J’écrivais à X, il y a plus d’un an – une éternité en temps electrien – : « Est-ce que tu as lu Novecento : pianiste ? » Il m’avait répondu que non. Alors que c’est un livre pour lui. Mais on ne force pas le cours des âmes et les itinéraires de la réalité. X est passé, il a laissé comme la dernière fois sur son passage, une longue trace mystérieuse pleine de notes de piano et d’images, et puis il s’est effacé dans les contingences terrestres. Parce qu’il paraît que la vie est une chose sérieuse, pas du grand n’importe quoi à vivre éveillé.

Son : Anthony Jackson, Michel Petrucciani, Steve Gadd, Home, in Trio in Tokyo, 1999

Post-partum [2]

K. m’enlace de ses bras potelés et me dit : « Tu commences à être un peu vieille. » Sûrement. Hier, au milieu de la nuit, j’ai plongé dans un vieux dossier d’écrits ébauchés, de nouvelles achevées, de romans de ma vingtaine. Je n’avais peur de rien alors, et le tricotage des mots et des phrases, nourri de quantité de lectures et d’études, avait bien plus d’intérêt que mes larmoyances actuelles. Et les intrigues : je suis restée suspendue sur mes textes, à me demander quelle serait la chute ; comment ai-je extirpé ces étrangetés percutantes de mon cerveau ? Je devais avoir quelque chose, dans cette jeunesse. Que j’ai perdue depuis – puisque j’ai mis mes neurones au service de la science. Là où je pense que d’autres ont bien plus de potentiel.

C’est probablement la saison des crises existentielles, j’en avais faite une l’année dernière, à la même époque. Je m’y adonne maintenant car enfin j’ai ma clôture, avec l’approbation de mon éditeur sur l’ensemble de mes chapitres. C’est là, maintenant, qu’enfin je peux vivre la dépression post-partum avec mon livre.

Je suis loin d’être indispensable dans la science. Je me bats et je fais mon travail, mais je ne porte rien qui m’est propre et que d’autres ne pourraient faire à ma place. Alors que si j’avais écrit, j’aurais peut-être fait quelque chose de cette voix, de ces mots, de ces idées et constructions farfelues. Je les aurais dé-multipliés, et je les aurais utilisés pour croître et faire croître.

Ce livre, je l’ai transporté aussi loin que j’ai pu dans ma direction, tout en jouant le jeu du livre scientifique. Mais j’aspire à écrire autre chose – autre chose que je pense que je ne peux plus écrire, car j’ai perdu la fraîcheur et l’audace de la poésie. Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ? Qu’est-ce que je fais ?

Son : Kerry Muzzey, Chamber Orchestra Of London, The Secret History, in The Architect, 2014

Matcha latte et mue de cigale, dans l’un de mes cafés hipsters en Pennsylvanie, août 2023

Au bureau, dans le domaine du château de Sissi

16/08/24. Tout est désuet et charmant, loin d’un Hilton, mais ce n’était justement pas le but. Quand je demande du lait d’avoine pour mon café au bar, la serveuse se demande si je suis sérieuse. Ma Normandie – le pays de Caux, que je partage avec Arsène Lupin, je ne l’ai pas trouvé changée, c’est heureux, sauf peut-être ces longues rangées d’éoliennes offshore floues à l’horizon. Il faudrait les rajouter sur les tableaux de Monet. Les falaises qui continuent leur érosion et l’herbe fouettée, toujours, par le vent, surfé par les goélands, le fond frais de l’air, et ces maisons, de brique et de silex, à géométriques colombages. Nous dégustons des homards et des andouilles sur la plage, j’édite des chapitres et P. programme des analyses, sur un grand drap, nos jambes torturées par les galets. Dans le domaine de Sissi, les arbres bicentenaires bruissent et scintillent, nous sommes seuls comme si nous étions un temps les propriétaires. Dans la nuit, sur la terrasse, pendant que les serveurs débarrassent et préparent les tables du restaurant gastronomique, je relis une énième fois le premier article de la collaboration G., je lis les dossiers des autres, je travaille pour les autres, je travaille pour moi-même. Je dis environ mille fois pendant les deux jours, dans un dégoûtant accès d’auto-satisfaction : « On a tellement bien fait d’aller aux US. Ça nous a fait un bien fou. On s’est réinstallés sans aucun accroc. Tout va bien. On est vraiment doués dans la vie, quand même. »

Son : Alexander Borodin, Prince Igor, Acte II, Les danses polovtsiennes, Royal London Philharmonic Orchestra, dir. Sir Thomas Beecham, 2005.

Château de Sissi, Sassetot-le-Mauconduit, août 2024

Nancy

14/08/24. Nancy. J’ai déposé mes enfants – merveilleux – à Strasbourg ce matin. Dans les trains successifs, je continue à corriger mes chapitres, envoyés par rafales par mon éditeur. Je ne suis pas impressionnée par cette ville de l’Est, ni par sa place Stanislas, ni par ses rues un peu quelconques. Mais le médecin que je suis venue consulter pose une veine solide et apaisée dans mon cerveau limbique. À l’hôtel Mercure près de la gare, je m’installe pour une visio importante avec l’autre bout du monde, et c’est la suite des apaisements, des confirmations. Le soir, rentrée chez moi, après une dernière réunion tardive depuis ma chambre, je daigne enfin tâter tout ce qui m’entoure, et pousser ce petit soupir, ce souffle de la vie : oui, tout est encore là, la furie des éléments n’a pas balayé mes constructions, oui nous sommes solides, nous sommes là, debout, et parfois le navire tangue, mais nous ne perdons ni le cap, ni nos soutiens.

Son : Michel Camilo y Tomatito, El Día Que Me Quieras, in Spain Again, 2006

Aaron Becker, The Last Zookeeper, 2024