La vie comme un chapitre

K.B.-L. 2022. Tous droits réservés.

À trois heures du matin, je suis réveillée par le décalage horaire et dans mes mails, je trouve celui de mon éditeur qui m’écrit : « Super ce chapitre ! C’est un parangon pour le reste du livre. » J’avais si peur que mon enthousiasme soit dû à une vieille exaltation décalée. Lire ces lignes, c’est quasiment entendre : « Tu ne te trompes pas de chemin dans la vie. »

Un chapitre de ma vie se termine avec celui de mon livre. Je disais à P. combien c’est incroyable, cette possibilité de vivre une deuxième vie parallèle, sans conséquence, tomber amoureuse d’un homme mort en 1916, souffrir dans des tranchées, construire tout cela à ma guise, comme mon propre film, et fabuler si intensément. C’est d’une puissance. Et le plus incroyable, m’exalté-je –au téléphone à cinq heures du matin, en mangeant de la tête de veau vinaigrette et du gorgonzola mascarpone–, c’est que cette folie de l’esprit va avoir une existence propre, elle va être publiée, partagée – et sera lue !

Joy to the World

Son : cet arrangement scintillant de George Frideric Handel, Joy to the World (Arr. Taylor Scott Davis), VOCES8, VOCES8 Foundation Orchestra, Barnaby Smith. Ce que je m’imagine de la joie dans la tête de Karl Schwarzschild.

À la porte C102, il me reste une heure avant d’embarquer. Je veux terminer mon chapitre et l’envoyer à mon éditeur avant d’entrer dans le trou noir wifi et celui du sommeil. Alors j’écris, fiévreuse, furieuse, la course aux mots à frapper contre ceux qui débordent du crâne. Je cours sur cette dernière ligne droite, et je vois si bien le but, cet endroit exact où je veux aller, ce paragraphe d’apothéose rédigé en amont. Je jette tout dans les pages, c’est comme en Formule 1 : il faut prendre chaque virage dans la vitesse folle. Et je les prends. Et quand je me rends soudain compte que plus d’une heure est passée, ce n’est pas que j’ai raté mon vol, il a été retardé. Je jubile et je cours de plus belle.

Lorsqu’on nous dit de migrer à la porte C110, je prends mon ordinateur sous le bras, j’embarque tout sans rien décrocher, surtout ne rien bousculer sur les étagères de mon cerveau, surtout maintenir le fil que je tiens. Je me pose sur un coin de table, debout, pas le temps de m’asseoir, pas le temps d’enlever mon manteau, il me reste cinq lignes à écrire et le chapitre s’achèvera. Je vois en toile de fond les gens se ranger pour embarquer. Je fais des allers-retours entre la page d’avant, la page d’après, une sorte de danse, les phrases qu’il faut piquer là, insérer ici, et quand j’arrive à mon dernier paragraphe, que je le greffe au reste, dans une jointure parfaite, si parfaite, je déroule dans les yeux ces dernières phrases pré-écrites. Et c’est Karl Schwarzschild, et c’est émouvant, et c’est lumineux dans les ténèbres, et je pleure, et je souris, à cette porte d’embarquement C110 où la foule s’excite. Je suis dans mes trous noirs, mes horizons, mes noyaux actifs de galaxies, je suis avec Karl, j’espère, j’espère que c’est ce qu’il était, que je ne l’estropie pas, que je rends compte un peu de sa joie et de son effusion que j’ai lues. J’ai les joues en feu, je suis plus habitée que jamais, et si absolument ridicule, persuadée, comme à la fin de chaque nouveau chapitre, que c’est le meilleur que j’aie écrit.

Plus tard, on nous renvoie à la porte C102 et j’attends encore quatre heures que la maintenance de l’appareil soit effectuée. Ça râle, ça stresse et ça se lamente autour de moi.

Moi je suis encore pleine de joie. Je suis partie à 5h ce matin, j’ai arpenté NYC pendant six heures, j’ai les yeux tout petits et injectés de sang de ne pas avoir dormi, j’ai les mollets cuits dans mes bottes de cuir. J’ai mangé un sea salt chocolate cookie à $5 de toute la journée. Je suis pleine de joie, d’accrétion et d’éjection, je me dis : c’est comme si j’étais amoureuse d’un personnage historique qui est mort il y a 107 ans.

Vers 22h, on nous annonce qu’il est plausible que le vol soit reporté au lendemain ou annulé. Quelque part au fond de moi, je n’y crois pas : la poisse aérienne, ce n’est pas mon genre. Mais surtout, je me dis que si c’est le prix à payer pour cette fin de chapitre, je le paie volontiers. Pour cette heure supplémentaire en compagnie de Karl. C’est assez simple au final : je prends tout ce que la vie me tend, que ce soit 5h d’attente à Newark, une fêlure au coccyx ou des cascades de livres au Morgan Library. Ça donne à tout ce qui m’entoure un sens assez formidable.

Lorsque le capitaine prend le micro, s’excuse du retard et annonce que nous allons embarquer et partir pour Paris, c’est un tonnerre d’applaudissements à la porte C102. J’embarque pour aller vivre tous mes autres romans.

Light trails : la tour Eiffel vue depuis la tour Montparnasse, Electre fev. 2024, tous droits réservés

Choses incongrues et jolies 7

Newark, 7h du matin.
Dans le airtrain qui m’emmène
de l’aéroport vers NYC,
paysage moche, industriel et sale,
je converse avec L. qui écrit une chanson.
L’aube est grise et entartrée de sommeil.
Dans le ciel, au-dessus des fumerolles de déchèteries,
la silhouette gracieuse d’un couple d’oies bernaches.

Empreintes de pattes d’oies bernaches, Bald Eagle State Park, Feb. 2023.

This is a waltz thinking about our bodies

Son : Cette fois-ci la version chantée, à laquelle j’ai emprunté le titre de ce billet : Thom Yorke, Suspirium, 2018

Dimanche après-midi. Il fait un temps magnifique. K. et moi sommes assis face à face à mon café préféré. Il boit un chocolat chaud avec un coffee cake et lit un roman en anglais sur les Pilgrims du navire Mayflower, qui a accosté au Cape Cod en 1602, fondant sinon les États-Unis, du moins le mythe de sa fondation. Je bois un cappuccino et lis, en allemand dans le texte, des extraits du carnet de Karl Schwarzschild écrits depuis le front pendant la première guerre mondiale.

Pendant une heure et demie, nous restons ainsi, absorbés chacun dans notre bout d’Histoire viscérale. Lorsque je suggère de partir, il termine sa page, puis me raconte, avec ses yeux pétillants, la rondeur merveilleuse de ses joues, avec cette joie du partage et de la vie qu’il porte jusque dans son prénom, les éléments qui l’ont ému.

Je me garde de lui raconter les éléments qui m’ont émue, et qui alimenteront mon nouveau chapitre. J’ai passé les petites heures de la nuit dernière à re-dériver les équations de la relativité générale pour arriver à la solution de Schwarzschild. Celles qui tordent l’esprit et aboutissent à une singularité, là où les mathématiques décrivent un trou noir où plus rien n’a de sens ni d’existence.

Karl, c’était un jovial. Dans chacune de ses lettres, dans chacune de ses entrées dans son carnet, il y a du plaisir, de l’émoustillement vis à vis de la science, mais surtout à travailler avec ses collègues. Même lorsqu’il arrive au front, après s’être porté volontaire pour démontrer son patriotisme en tant que juif allemand, il raconte comme les gens qui l’entourent sont sympathiques, qu’il a de la chance d’avoir été installé dans un hôtel avec une jolie vue. Même au front russe en décembre 1915, quelques mois avant sa mort, quand il écrit à Einstein, il a cette note positive et pleine d’esprit :

Wie Sie sehen, meint es der Krieg freundlich mit mir, indem er mir trotz heftigen Geschützfeuers in der Entfernung diesen Spaziergang in dem von Ihrem Ideenlande erlaubte.

[Comme vous pouvez le constater, la guerre est bienveillante à mon égard, puisqu’elle m’a permis de faire cette promenade dans le pays de vos idées, malgré les violents tirs d’artillerie à distance.]

— Lettre de Karl Schwarzschild à Albert Einstein, 22 décembre 1915

Le soir, en rentrant du café, je m’isole dans ma chambre et je continue mes recherches sur le front Est. Cette partie de la guerre que nous avons peu apprise au lycée, car il y avait déjà beaucoup à faire côté Ouest. C’est là que Karl a été envoyé sur les derniers mois de sa vie, après avoir été affecté à Namur en Belgique, puis à Argonne, en France. Là, il a contracté une maladie de peau auto-immune très douloureuse, le pemphigus, qui l’a achevé en quelques mois. Non sans avoir, au préalable, envoyé à Einstein les premières solutions exactes de son équation : la solution de Schwarzschild.

C’est un moment d’une intensité crue, lorsque j’écoute Thom Yorke en boucle, et que je regarde une par une, pour me plonger un peu plus dans le contexte, des dizaines de photos de Getty Images de ce front Est [attention, images sensibles]. L’arbre de Noël dans les tranchées. Les corps abandonnés le long de sacs de sable empilés, les barbes, les bandages et les regards hagards, ce gamin russe de quinze ans prisonnier de guerre, la boue sur les bottes et jusqu’aux moindres interstices du corps. Je lis la composition des uniformes allemands, le changement de style pour accélérer la production en 1915, les masques à gaz, j’imagine – non, je n’imagine pas –, la laine pleine de poux, la puanteur, l’infinie puanteur, les infections de peau, l’épuisement inéluctable du corps suivant l’esprit. Ces moments où ils prennent un crayon et écrivent à la famille… ou à Einstein.

Les troupes allemandes décorent un arbre de Noël dans leur tranchée, sur le front Est, pendant la première guerre mondiale, circa 1915. (Photo par FPG/Hulton Archive/Getty Images)

J’observe tout et je lis tout, la main au bord de la bouche, dans un état indicible, je pourrais vomir, je pourrais pleurer, je ne comprends pas – et quelle ineptie naïve à déposer ici… –, pourquoi nous faisons cela, encore, encore, et encore et encore, et pourquoi cela ne s’arrête jamais.

En février 1916, Karl est rapatrié à Potsdam auprès de sa famille, il corrige les épreuves de son article écrit en huit jours, qui est publié exactement le jour de sa mort. L’objet qu’il a créé, le trou noir, commence une épopée scientifique que Karl Schwarzschild n’aura pas pu suivre, mais qui portera son nom en fil noir.

L’Espèce fabulatrice

Nancy Huston, L’Espèce fabulatrice, Ed. Babel, 2008.

Nancy Huston, toujours dans des thématiques et des propos d’une résonance phénoménale, dans un essai qui se dévore comme un petit roman. Il s’agit justement du roman dont elle parle. Du fait que nous sommes, Humains, dans la fiction dès l’instant zéro, à partir du moment où nous nommons, où nous cherchons un sens à ce qui se passe, dès la conscience de notre existence. Nous fabulons, et c’est un véritable pouvoir – pas seulement restreint aux écrivains.

Vous fabulez, en toute innocence. Par les mêmes procédés qu’emploient les romanciers, vous créez la fiction de votre vie.

— Nancy Huston, L’Espèce fabulatrice, 2008

Son texte va dans le sens des titres anaphoriques de mes billets : « La vie comme un roman ». Et l’autre idée qui m’a toujours été chère qu’elle argumente, est que oui, cette vie est un roman, et nous avons le contrôle du personnage que nous y développons. Nous pouvons le jouer et écrire notre vie.

[Les personnages de roman] nous donnent de la distance précieuse par rapport aux êtres qui nous entourent, et – plus important encore – par rapport à nous-mêmes. Ils nous aident à comprendre que nos vies sont des fictions – et que, du coup, nous avons le pouvoir d’y intervenir, d’en modifier le cours.

Elle conclut, après avoir, d’un paragraphe bien senti, envoyé au tapis Schopenhauer, Bernhard, Houellebecq et leur nihilisme :

La vie a des Sens infiniment multiples et variés : tous ceux que nous lui prêtons.

Notre condition, c’est la fiction ; ce n’est pas une raison de cracher dessus.

A nous de la rendre intéressante.

Je répète, pour ceux au fond à côté du radiateur qui ne suivent pas : la vie est un roman, à nous de nous rendre disponibles et la rendre intéressante.

Beautés cathédrales

Ce chapitre Chandra me donnera du fil à retordre jusqu’au bout. C’est la troisième fois que je le re-travaille, et j’en ai plus qu’assez d’avoir le mal de mer sur son bateau de l’Inde vers Cambridge, et de devoir trouver une façon moins « pédestre » (sic mon éditeur) d’expliquer la physique de la fin de vie des étoiles. J’acquiesce parce qu’il sait [et parce qu’avec son regard bleu brillant, intelligent et envoûtant, il réussirait à me convaincre de parler d’astrologie]. Il n’empêche que j’avais envie de lui répondre : ici, la physique monumentale se suffit à elle-même, pas besoin de mon « lyrisme » (re-sic) ou d’envolées imagées artificielles. Quoi de plus bouleversant que ces séries d’effondrements de cœurs stellaires où la gravité est contrebalancée par des forces concoctées par des cerveaux de théoriciens tarés et géniaux ? Cela m’émeut toujours, cette cathédrale de la science, bâtie pierre par pierre au fil des siècles et des esprits, comme un relai infini de l’Humanité. Et lorsqu’une bizarrerie développée et expérimentée dans des laboratoires terrestres trouve un écho confirmatoire aux confins de l’Univers, c’est là, à mon sens qu’est la beauté de notre métier. Et puis l’incongruité de ces forces : des électrons et des neutrons qui ne supportent pas d’être à touche-touche et se repoussent… et dans cette impossible cohabitation donnent naissance à des naines blanches ou des étoiles à neutrons !

Parfois, je me dis que je fais fausse route dans ce livre, car la véritable vibration dans tout cela est à trouver dans la dérivation des équations. Dans le cours de physique statistique que je dispense en École, il y a chaque année ce moment : quand j’ai les mains pleines de craie (et mon jean, et le col de mon chemisier), et au bout d’une heure quarante-cinq, le tableau noir rempli et effacé dix fois, après avoir expliqué et testé les erreurs historiques, les hypothèses à revisiter, quand j’encadre l’expression de MC. Ce moment où j’annonce sans prétention, d’une voix que je tente de garder posée et professorale : « Et voici la masse de Chandrasekhar. »

Posée et professorale, alors qu’à l’intérieur, c’est un petit morcellement. Ça fait vingt fois que je l’effectue, ce calcul, et à chaque fois, l’éblouissement. Je ne sais pas contenir mes enthousiasmes et ça finit toujours par suinter par les jointures – et l’extrême plaisir, chaque année, de voir plusieurs regards s’allumer en réponse, ceux qui ont peut-être vibré un peu avec moi dans cette quintessence scientifique.

Alors que je déambule entre les arc-boutants de la Cathédrale en éternelle construction, dans ce carnet, dans mon livre, dans l’enseignement, le partage est ma clé de voûte.

Cathédrale de Milan, plan, élévation, et éléments architecturaux. Illus. in: De architectura / Vitruvius Pollio ; tr. & ed. by Cesare Cesariano, 1521.

Post-Chapter 2

Je passe les premières nuits de l’année dans un exercice singulier, à éditer-vivre mentalement une promenade parisienne chatoyante, à partir de faits réels. Transposer le partenaire, ajuster les détails croustillants qui permettent l’unité, dérouler une conversation fictive où la science est centrale, sur une trame d’amitié profonde. Vers trois heures du matin, j’atteins enfin le bout de mon excursion cérébrale, pose les deux dernières phrases de mon chapitre avec le sentiment – souvent faux, issu de l’hallucination – d’une haute perfection. Et je m’enfonce dans le sommeil.

Dix heures plus tard, je sors d’un tunnel sans rêve. Hagarde, je m’habille, sors de chez moi, une lumière semi-divine rase les maisons de bois américaines. J’observe mon allée qui a curieusement changé ; tout a changé, au cours de la nuit. Je parcours avec suspicion le chemin jusqu’à mon café. Je vois bien qu’une multitude de petits détails diffèrent. L’angle de retombée des branches de ce buisson, la hauteur entre les pavés du trottoir, le parfum sans tain de l’air. Je suis persuadée que j’ai traversé quelque singularité et que je suis dans un monde parallèle.

Une réalité, elle aussi hautement inhabituelle, mais la réalité, atterrit dans mon champ, dans un tourbillon de poussières. Un bras mécanique sort de la soucoupe, cueille ce qui restait de mon existence physique, me ramène sur Terre séance tenante, pour que je puisse m’agiter, bouger les bras, houspiller et même enfoncer ma carrosserie dans un poteau à reculons.

J’ai laissé dans l’autre monde un paquet de neurones, ceux qui scintillaient, mais enveloppés dans un linge de torpeur. Le bras mécanique a dû croire à un déchet, l’intelligence artificielle a encore des progrès à faire.

Walt Disney Pictures, Wall-E, 2008

2023

2023 finalement se résume en un mot : écriture. Dans cette renaissance, une maille de particules scintillantes m’a connectée à tout. L’écriture a modifié mon approche au monde, aux personnes, à la chercheuse que je suis, la mère que je n’aspire pas à être, et a provoqué la profusion de nourritures humaines.

Je ne pense pas qu’il soit possible de vivre éternellement avec ce rythme-là, cette folie-là implantée dans le crâne, dans une semi-exaltation sur 70% de l’année. Impossible de continuer à mener tant de vies parallèles, tout en secouant violemment les âmes que je croise – qui ont pour l’instant, souvent, la bonté et l’élégance de me remercier de le faire.

Mais ce qui me donne de l’espoir, c’est que lorsque la nouvelle année s’ouvre et que je serre les dents pour encaisser la tempête de travail qui s’annonce, il y a en ligne de base, en mon sein, une grande paix. La grande paix d’être.

Et peut-être qu’avec cette quiétude-là, je réussirai à mener la barque de ma folie en 2024, j’ai encore envie d’être surprise, tous les jours, à chaque instant, encore envie de m’arrêter dans mon quotidien, de vous croiser, de partager, de m’émerveiller et de venir écrire ici avec mon ridicule enthousiasme : « Ma vie est un roman. »

Gesine Arps, Cammino sul raggio di luce, 2022/23

La maison au bord du lac

Un soir, sur un de mes coups de tête tarés-mais-maîtrisés, j’ai loué une maison en surplomb d’un lac, à Cambridge, Ontario, parce que pourquoi pas. Je me disais que les enfants pourraient jouer dehors et que j’écrirais mon livre en regardant les reflets. Le lendemain matin, nous avons pris la route.

Pendant six heures, les fermes et granges pennsylvaniennes, new yorkaises et canadiennes se succédaient dans leur désolation hivernale, une lumière lugubre dans le déclin. Six heures dans une semi-conscience, entourée de fantômes.

À l’arrivée, la maison est parfaite. La lune dépose d’entre les arbres une lueur fantasmagorique. L’eau semble briller dans la nuit.

Cette nuit-là, je la passe en semi-transe dans la véranda avec mon gros manteau d’hiver, les doigts gelés, à noter tous les délires mentaux de la route. Je suis au cœur d’un champ de bataille, à me noyer dans des transcriptions de lettres, d’équations, de vers, faustiens, nervaliens, schwarzschildiens, einsteiniens.

Cambridge, Ontario, décembre 2023

C’est étrange et enivrant, cette liberté acquise au fil de années, qui me permet de vivre la vie que j’entends en naviguant dans une forêts de contraintes. Soudain il me revient l’un de mes premiers amours lycéens, cette pièce si puissante de Robert Bolt, A Man for All Seasons, où Sir Thomas More explique à son gendre le pouvoir salutaire des lois des hommes :

“Oh? And when the last law was down, and the Devil turned ’round on you, where would you hide, Roper, the laws all being flat? This country is planted thick with laws, from coast to coast, Man’s laws, not God’s! And if you cut them down, and you’re just the man to do it, do you really think you could stand upright in the winds that would blow then? Yes, I’d give the Devil benefit of law, for my own safety’s sake!”

— Robert Bolt, A Man for All Seasons, 1960

J’admets que le parallèle est un peu flottant [d’autant que Sir Thomas More, lui, finit décapité], mais je sais aussi mes forêts de contraintes quotidiennes nécessaires et salvatrices. Ce sont elles qui construisent l’équilibre et la justesse de ma vie, comme les lois la société. Cela n’empêche pas, entre les arbres, de se perdre dans les cabanes de sorcières, de connaître tous les chemins de traverse pour accéder aux clairières enchantées, mais toujours protégée par la solide forêt du fondamental.

Choses insoutenables

Arpenter la petite ville universitaire sous la pluie
de bibliothèque en librarie,
à la recherche d’un exemplaire de Faust
Les allées du campus, désertes, paisibles, grises
Le Magnificat céleste tout en haut de l’âme
Dans la transe, l’épiphanie
d’avoir trouvé la pièce manquante à mon prochain chapitre
Arpenter mon monde parallèle, au milieu de fantômes
Sylvia, Schwarzschild, Montero, Goethe, leurs folies
Ouvrir des livres anciens au Webster,
aux pages crayonnées dans ce cursif allemand
Débusquer Goethe, enfin.
Être plongée dans le sentiment océanique cher à Romain Rolland
La résonance absolue avec toutes les particules de l’Univers
y compris les neutrinos de ultra-haute énergie.

L’insoutenable certitude d’être vivante.

Son : Suite et fin d’hier, le Magnificat de la transe. Taylor Scott Davis, Magnificat: V. Gloria Patri, VOCES8 Foundation Choir & Orchestra, 2023

Caspar David Friedrich, Frau vor untergehender Sonne, huile sur toile, circa 1818