La coiffeuse au matin me voit arriver en retard, décousue et éparpillée, avec trois sacs, une housse contenant une panoplie de robes, elle me met des patchs sous les yeux, dompte et lisse mes cheveux, ainsi que mon stress disproportionné.
J’accueille Franck entre plusieurs fonctions que je dois remplir – pourtant, j’avais libéré mon agenda pour cette séance. Quand je le rejoins, il a installé, dans la quiétude historique du bâtiment voisin, loin de l’agitation de mon laboratoire, de grands parapluies argentés et des lumières, des branchements et une longue toile rouge-Electre (coïncidence ?).
Franck, tout de suite, je l’aime beaucoup. Il a une gestuelle à la Woody Allen, timide, hésitante, courante, et soudain « Oh ! » il s’arrête, à l’endroit exact où la lumière s’est posée parfaitement sur ma joue. Son regard émerveillé, le trésor trouvé, à cet instant, je me fige pour qu’il puisse créer librement. Dans cette démarche où il cherche le rayon juste sur le grain de ma peau, et puis le rebond de mon âme, mais sans aucune insistance, sans qu’à aucun moment, je ne me sente fouillée, par petites touches de pinceau et de claquements d’appareil – j’ai oublié qu’il s’agit de faire mon portrait pour une couverture de livre.
Quelque chose de nouveau et d’enivrant : de prêter mon contour au cadre, à la couleur, à cet œil noir et vitré qui me capture. Je ne suis pas photogénique, mais ce n’était pas le propos, ce qui importait c’était le rouge-Electre en arrière-plan et son contraste avec ma robe graphique, mon pull noir, l’angle de mon visage, le bois, et les gestes simples qu’il me demande d’imprimer, et sa chorégraphie douce qui permet d’entrer dans un autre degré de songes. Il me parle avec pudeur de son piano à queue, de Mendelssohn et de la Fantaisie de Schubert.
Je pensais détester l’exercice, et il me terrifiait. Finalement, c’est une poésie de plus à inscrire dans l’aventure éditoriale.
De retour de la Comédie française, dans la zébrure des phares sur le périphérique, je songe à Roxane et à cette défaillance de recevoir de la beauté, à vous seule destinée, créée pour vous, un peu par vous.
J’ai vécu cette défaillance. C’est une défaillance. Une attaque cardiaque. Un manque d’air et de sang et la propulsion dans un autre univers qu’on ne savait pas. Plus jamais on n’est la même, après cela.
Et probablement de l’avoir vécu, je devrais être comblée, être certaine d’avoir touché l’essence de la vie.
Cette essence, elle ne peut être que courte et éphémère, comme chez Cyrano, interrompue fort à propos deux fois par la mort. Il doit y avoir un obstacle qui rend ces défaillances impossibles à filer, ces battements impossibles à soutenir dans le temps. Ces beautés offertes, elles doivent l’être dans l’ombre et dans la surprise, dans des langueurs transitoires et tragiques. Dans des étiolements mais qui ne choient pas dans la routine, dans les forces puisées dans des attentes vaines, dans une sérénité métastable aux chatoiements soudains. Dans les constances inconstantes.
Voilà ce qui a été vécu, et qui ne pouvait être sinon. Pendant si longtemps je n’ai pas compris, comment les empreintes de nos mains fluctuaient de leur encre. Le rôle joué par celle qui fermait les passerelles. Pourquoi j’avais été mise dans un placard pieds nus, après avoir été nourrie comme une princesse grecque.
C’était la version moins dramatique que la mort.
Nous pensions – tu pensais – sauver le quotidien. Être de ceux raisonnables qui prennent la ligne classique de droiture. En réalité c’est le grand théâtre de la vie qui se jouait en nous, en dehors et au cœur de nous, sa façon à elle de protéger la beauté, de garder intact l’éclat des sons, la lumière des mots entrelacés d’images. Nous pensions subir la réalité et c’est la grâce de la pièce qui a coulé sur nous.
J’ai compris maintenant, et je chéris cette distance qui protège la défaillance, celle qui a été, celle qui dans le futur reste quantique, probabiliste. La distance qui permet de donner corps sans corps, à des mots sans mots, à des messages qu’on sait existants mais que l’on n’ouvre pas, afin qu’ils restent sous forme d’esprits et de pétales.
À l’ellipse. À l’éphémère qui ne l’est pas, mais l’est par nécessité. À la beauté qui nous lie, à l’instant où on la rencontre, car nous sommes alors l’un pour l’autre notre première pensée.
Toujours cette diction étrange, une rythmique qui me semble inappropriée au bout des vers, probablement un parler jeune que je ne saisis pas. De même l’articulation me semble hasardeuse, et heureusement que je connais le texte quasiment par cœur pour le deviner et l’apprécier (mais ce n’est pas le cas de mes enfants).
Mais quel texte, vraiment, qui brasse à grandes goulées les émotions, tout ce que Hollywood a repris, les ingrédients sont déjà là. Et le jeu, la mise en scène dans une modernité discrète. Les chants gascons épurent les lignes. Ne restent que les tripes, la salle Richelieu suspendue. Je suis aveugle d’un œil et totalement floue des deux, prête aux picotement des eaux, aux sanglots des veines.
Yo-Yo Ma et Kathy Stott. Menino de Sergio Assad dans son arrangement violoncelle – piano et le Cantique de Nadia Boulanger Il dit en français [Yo-Yo Ma est né à Paris et y a vécu jusqu’à ses sept ans] : je dédie ce concert à la collaboration, et à la musique qui se construit sur les épaules des géants, la passation… Ils jouent Fauré, qui a enseigné à Nadia Boulanger, qui a enseigné à Kathy Stott.
C’est leur dernier concert ensemble, et ils ont choisi avec soin, dit-il, des morceaux qui évoquaient des moments forts.
Menino, délicat ciselage de nostalgie et de folklore ; Sergio, je l’imagine les yeux clos devant le lac Michigan à perte de vue, assis, vide, sur sa chaise. Puis le moment où, une guitare entre les bras, dans cette posture courbe et tendre, il se mue en musique.
Je transmets le message de Yo-Yo Ma à Andromeda, qui me répond Wow, Sergio est très touché.
Et ainsi, depuis ma place au 2ème balcon, à côté de l’oreille toujours appréciative de A., ce bout de fil insolite tendu de la Philharmonie de Paris à l’autre bout du monde, d’auditrice et interprète au compositeur ; de création à envolées et réception.
Sons : Sergio Assad, Yo-Yo Ma, Menino, in Obrigado Brazil, 2003 Nadia Boulanger, Yo-Yo Ma, Kathryn Stott, Cantique, in Merci, 2024
En rangeant toute la paperasse empilée depuis une année, je retrouve les billets d’avion et les factures d’hôtel de la pampa il y a tout juste un an – et ce bout de papier déchiré inscrit au stylo bille “VENTARRÓN”.
J’avais demandé dans un café : quand il vente comme ça, si fort, que les arbres choient et les poteaux électriques, que ça brasse le sable dans l’air et le grise, comment ça s’appelle ? Ils s’étaient interrogés un moment, avaient causé entre eux en espagnol et vite, puis m’avaient tendu ce mot : ventarrón.
8:00-12:00 J’ai soumis une trentaine de fois les documents, avec de micro-changements. Ce n’est pas du tout stressant comme processus et comme responsabilité.
12:00 : Bref appel visio avec J., mon collègue de Santiago de Compostela, qui me dit de belles choses.
13:00 : Je décrète que c’est fini. Je ferme mon ordinateur et j’entraîne les enfants dans Paris.
14:00 : Je change ma liasse de Yuans, dépose la somme à la banque, puis avisant les Éditeurs, juste à côté, nous nous y installons, parmi les livres et les tatakis de thon.
15:20 : En fin de repas, je zyeute le fil ERC et lis un message de S. : « La figure 4 dépasse de nouveau dans les 2 cm de marge. » C’était il y a 40 minutes. J. et O. ont déjà répondu que ce n’est probablement pas très grave, laissons comme ça. Mais quelle naïveté de ma part, je suis dans Paris, je n’ai pas mon ordinateur. Et c’est moi qui ai bougé cette figure ce matin, car S., en voulant la remettre dans les clous, avait effacé une ligne de texte.
15:25 : Je dis aux enfants : je suis désolée pour notre programme, mais il faut qu’on rentre. Ils me regardent déçus, alors je leur explique : voilà, ça fait un an qu’on travaille pour une sorte de concours avec S., O. et J. C’est pour ce travail qu’on est partis en famille en Pennsylvanie. Ça fait un mois qu’on ne dort pas pour écrire ce truc. Et là, vous voyez cette petite ligne qui dépasse ? Eh ben ça peut nous faire perdre le concours. L’heure limite, c’est dans 1h30.
15:27 : K. et A. enfilent leurs manteaux et fermement : Ok, on rentre. Alors, on saute dans le métro. K. me dit : Oh là là, c’est stressant ! Et puis soudain, j’ai cette pensée : mais si je cafouillais à la dernière minute ? Si j’enlevais le fichier déjà soumis, mais que le site ralentissait et que je ne pouvais plus charger le nouveau ? Je m’en ouvre aux enfants : c’est trop dangereux, ça peut être pire. Ils opinent. On descend du métro à la station suivante. K. demande : « Mais tu es sûre maman ? » Et A. de répondre : « Mais oui, imagine qu’elle ne puisse plus rien soumettre du tout ! Une année de travail ! »
J’écris à O., j’écris à J. : que faire ? le mieux est l’ennemi du bien à ce stade, non ? J’ai peur de tout faire exploser si je touche à la soumission. O. répond : mais oui c’est bien comme ça, moi je vois même pas où ça dépasse. J. répond : Yes, let’s leave it like this. Too close to the deadline.
Je clos tant bien que mal le chapitre dans ma tête [mais j’en rêverai la nuit, de cette demie-ligne qui dépasse sous une figure… et que notre dossier est rejeté à cause de ça.]
16:00 : En longeant la Tour Saint Jacques, A. me demande de quoi il s’agit. J’avise la plaque, et lis : « De cet endroit […] partirent depuis le Xe siècle des millions de pèlerins vers […] Saint Jacques de Compostelle. » Je prends mes enfants en photo devant la plaque et les envoie sur le fil : « I had never realized that this is the way to J.! I think it’s a good sign. »
16:37 : J. écrit : « 23 minutes before the portal closes. I think I’ve heard this before in a scifi movie. »
Mais je ne vois son message que plus tard. J’étais entrée pour la première fois dans la Galerie d’art Mizen, où s’expose Gesine Arps, et le galeriste italien nous racontait l’artiste, les tableaux et son fils. Plus tard, je m’achetais des chaussures, pendant que les garçons patientaient avec leurs livres. Puis dans le rayon papeterie du BHV, ils ont raflé tous les stylos legami possibles, et surtout les collectors de Noël. Et des pinceaux en crin de cheval pour K. et de la gouache extra-fine. Des beignets fourrés à la crème pâtissière pistache.
18:10 : Il y a beaucoup de cœurs quand je rouvre le fil ERC, dans le RER bondé. J’avais écrit : « Au moins une petite chose bien se sera passé sur Terre aujourd’hui. » Parce que le réveil était difficile et toujours aussi incompréhensible. Mon attaché scientifique à l’ambassade de France à Washington, m’écrit : « Félicitations pour ta nomination aux J.O. » et j’en profite pour lui demander comment ils encaissent, eux, leur nouvelle plus préoccupante.
18:30 : Nous croisons ma doctorante M. dans les rues de ma ville de banlieue. Elle a une banane et des petits pois. J’ai deux paires de bottes, plein de livres et de legami. J’ai trois collègues avec qui on a monté et soumis un très beau projet. J’ai deux enfants qui ont fait partie du roman.
Son : Marie Awadis, Étude No. 1: Playing Games, in Études Mélodiques, 2024.
Quelques couleurs croisées sur le chemin vers le final du roman fleuve Synergy.
Moins profane, déjà, de lire Duras à Prague. Et ce pont dans la brume qui monte du fleuve, en grandes bouffées riches, les morceaux de glace qui flottent, polystyrène ou piquant de l’eau la lumière caressante derrière ces volutes, éclairant le château en surplomb – je ne connais aucun nom de monument à Prague. J’ai fait un saut en ville, juste pris mon cappuccino au lait d’avoine dans un petit café antique, comme il était nécessaire. Je n’allais pas passer 6h à l’aéroport avec un Costa Coffee… Prague. J’étais déjà venue avec A. – une histoire de pari, je ne sais plus lequel. Elle ne m’avait pas charmée alors. Là, elle m’est mystique, sortie de l’eau avec des démons et des anges européens. Quelque chose de froid, sophistiqué, piqueté de gothique. Juxtaposition bizarre parmi mes translations. Mais je prends tout, vous savez ; le fil conducteur qui maintient mon cerveau : les 5 documents et les lettres en retard de mon ERC. Autour, mettez-moi dragons chinois ou tchèques, chevaliers en armures colorées, cafards de tous horizons, brumes ou sécheresse, je prends, et les écrirai pour les savourer plus tard, je promets.
Et finalement je vois les grottes de Mogao. Un peu trop rapidement à cause de l’imminence de mon vol, mais dans les conditions idéales d’un site quasi vide, en basse saison.
Grotte 17, cette salle minuscule cachée dans le mur d’une grande chapelle, c’est là que les manuscrits de Dunhuang ont été trouvés, dont la première carte céleste connue de l’Humanité. Une salle l’air de rien, peinte de verdure, la statue de l’érudit assis au centre, une sorte de brique poreuse tapissant le sol. C’est là que Paul Pelliot et Aurel Stein se sont assis avec leurs bougies en 1907 pour faire leur sélection de rouleaux à acheter (à prix ridicule).
Je n’arrive pas à comprendre, l’émotion et le silence qui s’entre-choquent dans ma tête, là où bruissent trop de dates limites et de tâches urgentes, et le manque de sommeil.
Je circule en électron libre parmi les bouddhas gigantesques et millénaires, la profusion de couleurs dans des centaines de salles obscures – je peine à saisir la démence et le trésor. Il me semble que c’est incongru, ces trous dans les falaises (horriblement défigurés pour les touristes d’ailleurs) peints et sculptés sur des centaines de mètres au milieu du désert. Dehors, le silence et le jaune métallique des feuilles sur la rivière, l’implacable bleu pâlissant des déserts et le sec du sable dans l’air.
Je m’assoupis dans la navette qui me ramène au centre, dans les dix minutes de taxi jusqu’à l’aéroport, les vertiges s’accumulent dans les vertiges, de temps, d’espaces et de cultures. À Xi’an, je remercie Pf, qui me tend un gros paquet de billets chinois – le remboursement de mon vol.
Je cherche un café, je m’arrête au Duty Free humer un parfum, et je ne perds pas plus de temps, parce qu’il faut encore de nombreux items à compléter pour soumettre notre ERC – et construire la suite du détecteur, à la chasse aux messagers du ciel violent de Dunhuang.
Je dis à O. : « Il faut vraiment faire venir les gens ici. On rate la moitié de l’expérience si on ne vient pas. »
La plaine sur laquelle nous débouchons, notre plaine, brille de points noirs parsemés : nos antennes. Au loin, la pente du plateau blanchi de sel ressemble à une bande de nuages, et les montagnes « d’or » (金) et les « petites » (小), merveilleux dragons endormis. Les touffes de végétation en dômes semi-sphériques, derrière lesquels je peux m’abriter pour faire pipi.
Nous allons d’antenne en antenne dans de formidables cahots, et Pf me laisse – après hésitation – visser, dévisser des amplificateurs. Pendant que nous attendons les réponses des collègues enfermés dans le DAQ room qui regardent les données sur les instruments modifiés, je ramasse des cailloux.
Ils sont lisses et brillants comme des morceau de fer forgé extraterrestres, sculptés par le sable et le vent, aux encoches sibyllines.
Le soleil s’affaisse, nos ombres s’étalent dans le désert, accentue le contour des pierres.
Nos antennes élégantes s’élèvent dans le ciel et reflètent le rose.
Au soir, la température chute de plus de vingt degrés. Je trace des spectres, nous continuons notre proposal ERC, la pièce de travail est confortablement équipée, les collègues drôles, il faut juste aller faire pipi dans le froid et/ou dans des toilettes sèches.
Mais la Galaxie à 2h du matin, lorsque les yeux oublient l’écran quelques minutes. Cassiopée, Orion, le scorpion et Antares rouge, l’atlas céleste de Dunhuang tracé par l’Univers.
C’est Disneyland, je me suis dit au pied des dunes, naviguant entre les flots de touristes déguisés en danseuses chinoises pour les photos, les balades en dos de chameau et les luges, sans compter les horribles sur-chaussures orange fluo pour éviter le sable dans ses baskets.
Comme si on venait grimper dans les dunes pour rester immaculé.
J’essayais de ne voir que cette ligne de crête parfaite tracée par le vent et la mécanique des fluides, ligne parfaite écrite par la lumière qui pose la limite du clair et de l’obscur.
À la lumière rasante, j’ai monté cette longue échelle de corde dans le sable fin. Je m’attaquais – je l’ai su plus tard – à la pente la plus raide, alors le chemin était vide, et je n’étais pas fourmi dans ces autres files à pattes orange fluo.
Ensuite, j’ai dévalé ces centaines de mètres de dénivelé d’une traite. Flottement fluide et molletonné : sans doute l’expérience terrestre se rapprochant le plus de la course dans les nuages.
Puis, comme le soir tombait et que le site se vidait, j’ai eu le Temple du Croissant de Lune pour moi toute seule. Inespérée solitude en Chine. Sur la passerelle entre les couloirs de bois et la tour, les plaquettes en bois rouge peints de vœux cliquetaient dans le vent. Le silence soudain, loin des haut parleurs, des touristes brailleurs, des musiques irritantes, ce silence entouré de l’appel du vent, ces cliquettements de bois et les arbres dorés bruissant. Et cette porte ronde donnant sur le désert, comme une surprise.