Flamboyances

Les trois heures de route jusqu’à Philly sont une enfilade de flamboyance. De vallée en gorge, puis dans le dégagement des plaines ponctuées de fermes de bois rouge liseré de blanc, le long des rivières aux noms qui attrapent les rêves : Juniata, Susquehanna… Partout cette tapisserie de roux, de cuivré, de toutes les déclinaisons possibles de l’orange. Je roulais, seule, les couleurs me brûlant les yeux et jusque dans la poitrine. Dans les étincelles de mon cerveau, je construisais les phrases de la fin de mon chapitre, cherchais confusément l’axe du suivant. Je me trompe quatre fois de route… Et cette pensée si forte et douce qui me traverse : quelle chance d’être seule avec moi-même pour vivre pleinement cet enchantement. Ça n’aurait supporté aucune présence humaine. Mais bien sûr a posteriori, la nécessité viscérale de l’esquisse et du partage.

Meyer, encore, comme une évidence pour accompagner cet été indien pennsylvanien : Edgar Meyer, Concerto pour violon : II. Dramma musicale, eroico, lirico et gioioso. Interprété par Hilary Hahn, Hugh Wolff, Saint Paul Chamber Orchestra.

CP1919

En me documentant sur la détection du premier pulsar ‘CP1919’ pour le nouveau chapitre de mon livre, je découvre la composition de Max Richter Journey (CP1919). L’œuvre s’inspire de la découverte par Jocelyn Bell Burnell de cet astre clignotant comme un phare avec une période de 1,337 secondes. Elle superpose des pulsations musicales sensées évoquer ces objets dans le cosmos.

Les pièces de Max Richter que je connais sont assez sombres, mais captivantes. Les deux premiers mouvements de Mrs Dalloway, dans Three Worlds: Music from Woolf Works, celui avec la voix désuète de Virginia Woolf suivi de cette rengaine mélancolique comme une promenade au jardin, sont bouleversants.

Donc ce n’est pas forcément un problème d’appréciation du compositeur, de son œuvre ou de résonance avec ses pièces, qui fait que je reste assez dubitative de Journey (CP1919). J’imagine qu’il s’agit d’une évocation de l’Univers et de notre place dans tout cela, l’élévation en l’absence de gravité, etc. Mais je ne trouve pas dans cette musique ce qui me touche quand je sonde et explore le cosmos au jour le jour. Tout est trop sombre, trop lourd, ces pulsations m’enfoncent dans le noir plutôt que de m’entraîner dans des flots de lumières et de particules.

C’est un peu toujours ce que je reproche aux films de science fiction qui évoquent l’Univers : que ce soit Interstellar, 2001, Gravity… C’est si sombre, si lourd, si effrayant et toujours perturbant. Alors que finalement, nous pouvons contempler tout cela les pieds bien sur Terre, dans des paysages somptueux. Et que ce qui nous est donné à observer, à examiner, à triturer dans tous les sens sont des feux d’artifice ou des colosses merveilleux. C’est tant de beauté et d’énergie, tant de souffle. Et les équations, les codes numériques et les explications que nous arrivons à greffer à tout cela : la preuve de l’incroyable puissance, logique et créativité du cerveau humain ; et parce que cela s’est fait au fil des siècles et en collaboration, la preuve –ou l’espoir– de l’intelligence de l’Humanité, tout simplement.

Sur notre place dans l’Univers : c’est ce souffle-là qu’il faudrait exprimer.

Clairement je préfère Disorder, de Joy Division, qui ont aussi mis CP1919 en avant, dans la couverture de leur album Unknown Pleasures (1979), avec cette illustration. 80 périodes du signal radio de CP1919 mesurées à Arecibo (Puerto Rico). Extrait de “The Nature of Pulsars,” by Jeremiah P. Ostriker, Scientific American, January 1971. Et je préfère aussi l’énergie de Four out of Five, de Arctic Monkeys, 2018, qui ont utilisé le son du pulse de CP1919 dans leur chanson mystérieuse (uniquement dans la version vidéo).

Gratitudes

Plongeon dans des dossiers oubliés de mon ordinateur, dans des textes d’il y a tout juste vingt ans. Mon moi jeune, étudiante, idiote, seule, incertaine, converse avec un personnage imaginaire.

Parmi les thèmes récurrents : la crainte de ne jamais rencontrer personne pour vivre en couple, car imbuvable au quotidien, et à cause de cette disjointure irréconciliable entre mon monde éthéré poétique et la réalité crue. L’amertume de ne jamais pouvoir devenir astrophysicienne car pas assez douée. Les envies non assouvies de parcourir le monde. L’anxiété de cette page blanche du futur.

Et malgré tout, une telle soif de vivre la vie jusqu’à la fibre, et une volonté viscérale d’aller de l’avant. Une foi fantasque en ma plume, en sa capacité à donner corps à mes rêves.

J’ai une gratitude infinie – pour ces personnes qui m’ont accompagnée, soutenue, nourrie dans ces errances étudiantes, et que vingt ans après je connais et reconnais encore, dans toute leur grâce et les vibrations partagées.

J’ai une gratitude schizophrène, blâmable de prétention et autres inélégances – pour cette gamine de vingt-et-un an qui y a tant cru, à travers les belles rencontres et aventures, mais aussi les larmes, les psychodrames, les incompréhensions et la grande solitude. Contente de la connaître, la reconnaître encore et pouvoir lui dire : « Regarde, gamine, ça a marché. »

Bande originale : Keith Jarrett, I’m Through With Love, in The Melody At Night With You, 1999

Sur le mur de mon studio d’étudiante, sur le boulevard-même où je travaille aujourd’hui [je n’ai jamais cru au hasard], nov. 2003. D. & Electre, tous droits réservés.

Le bruit du ciel

Contact, affiche du film (1997) d’après le roman de Carl Sagan, 1985

La jubilation ! D’avoir les doigts poisseux de données et de codes. De migrer par gigas des fichiers, qui s’égrènent dans ma cuisine depuis le fin fond de déserts chinois et argentins. D’éplucher des temps sidéraux, de découper des fréquences. De cette quête insensée d’impulsions physiques dans la botte de foin radio. De voir, dans la gradation des pixels, le jour qui se lève pour alimenter les panneaux solaires. De les imaginer au pied de nos antennes, debout, droites et sveltes sur le sable. De voir aussi, peut-être, la Galaxie qui se lève, et la cohorte de ses électrons rayonnant en son cœur. La jubilation ; je marche dans les rues la tête dans les lignes de code, des spectres de Fourier imprimés dans le regard.

Toute la journée, je repensais à Ellie Arroway. Magnifique Dr Arroway dans son chemisier blanc, assise sur son pick up avec son casque sur les oreilles, écoutant sans relâche le bruit radio des grandes paraboles du VLA, à la recherche d’un signal extra-terrestre. Alors en fin d’après-midi, j’ai converti les traces de nos antennes en fichiers audio et j’écoute, moi aussi, cette longue trille magnétique, ce bourdonnement des instruments et des astres. La jubilation : j’écoute, toute à l’affût du tintement qui annoncerait la particule cosmique.

Merrlow-Pauntee

Dans mon café bobo, je discute au téléphone avec ma belle A., qui me parle de sa crise de la quarantaine et des derniers épisodes de sa tentative de fuite. –tout en essayant de compiler un code en C++, en suivant les instructions brillantes d’un ingé soft qui me débugge tout ça en live depuis Paris (parfois, il faut croire que les dieux se personnifient en ingés soft).

Le téléphone raccroché, le code compilé, le matcha latte bu, le type à côté de moi m’alpague : « Pardon, vous êtes française ? » [en français-avec-accent-américain dans le texte]

Je suis toujours prête à me laisser séduire par converser avec des beaux gosses tenured professor en philosophie à mon université d’accueil, qui ont vécu un peu à Paris, et dont les recherches portent sur … les philosophes français du début du 20ème siècle et en particulier Merleau-Ponty.

Il dit tous les mots-clés : existentialism, Les temps modernes… Le cœur battant, je me dis mon Dieu, me voici dans un nouveau roman, après en avoir reçu un ce matin au courrier, comme tout cela est palpitant !

À peine contenue, je lui balance : « Alors vous connaissez Sartre ! Vous avez lu ses pièces, j’imagine ? » Mais lui : « Non, malheureusement, je n’ai pas vraiment lu Sartre, juste vite fait son essai L’existentialisme est un humanisme, dans sa traduction anglaise… »

J’entends la chute fracassante des livres autour de moi, comme un saccage de la petite librairie de Funny Face, toute une bibliothèque qui s’effondre sur ma tête. Je garde ma composition, mon sourire, je crois qu’il me tend son prénom, s’apprête à me demander mon numéro, mais je n’entends plus rien, parce qu’à quoi bon la suite, franchement. Faire de la recherche sur Merleau-Ponty et ne pas avoir lu Sartre ? WTF ? Je suis tellement déçue de l’humanité qu’il me faut lire et annoter une bonne cinquantaine de pages de manuscrit de thèse sur des émissions multi-messagers de supernovae avant de m’en remettre.

Funny Face, avec Fred Astaire & Audrey Hepburn, 1957

Grains et création littéraire 101

Grison, 1726, Gulliver tire la flotte de Blesuscu à Lilliput (Gulliver’s Travels, 1726)

Gulliver retourne enfin en Angleterre après ses multiples aventures. Écris trois phrases à la première personne du pluriel et au présent et imagine ce qu’il ressent en descendant de son bateau. [Ex. 8 page 25 du manuel de français de CM1]

A. me propose : « Je descends de mon bateau. » Je lui réponds : écoute, A., la différence entre une phrase naze et une phrase de romancier, c’est que tu vas prendre chacun des termes et décider de lui accoler ou non quelque chose. Commence par “Je”. Mets un adverbe à “descends”. Modifie le mot “bateau” et rajoute-lui un descriptif. Nous convergeons sur : « Plein d’images dans la tête, je descends lentement de mon énorme trois-mâts. » Puis sur : « Je suis terriblement soulagé de rentrer en Angleterre. »

Pour la dernière phrase, il déclare : « Je voulais écrire quelque chose comme : Cependant, il y avait une partie de moi qui voulait déjà repartir en exploration. »

Pendant toute notre conversation, je repensais à ce très vieux billet d’avant sa naissance. Sa déclaration me prend de court. Je me dis : si j’ai ce grain, tu as le même.

Traumaternelle

En survolant les longues plaines parfaitement géométriques depuis Chicago, j’ai lu le dernier essai de Nancy Huston sur l’écrivaine, peintre et prostituée militante Grisélidis Réal. Je l’avais attrapé sur l’étagère Poésie de ma petite librairie indépendante de banlieue parisienne, alors que je cherchais un cadeau à offrir à O., car j’étais invitée à son anniversaire. J’étais repartie avec Nancy pour moi et Fictions de Borgès pour O. que j’avais annoté : « Une collection de bizarreries intelligentes, un peu comme planter 200 mille antennes dans des déserts pour détecter des neutrinos de ultra-haute énergie. »

Je ne raffole pas des soirées d’anniversaire, et c’est un understatement. Tout est nourriture pour l’écriture, essayais-je de me convaincre dans cette errance conversationnelle superficielle. Il y a tout de même cette femme fine aux grands yeux verts et queue de cheval auburn, qui me rappelle Nancy Huston dans la quarantaine, qui me parle de son non-désir d’enfant. Elle a une voix très douce et un peu rauque quand elle dit qu’elle s’est demandé longtemps pourquoi chez elle ce désir biologique n’était jamais venu, que cela avait orienté le choix de ses partenaires, qu’elle voyait l’âge qui passait sur son corps et la fertilité s’éloigner comme un soulagement. C’est étrange ce moment où j’ai l’impression de parler à une sosie de Nancy – qui elle a eu deux enfants –, et que je lui expose le non-sens de ma vie maternelle, la langue que je ne voulais initialement pas parler à mes enfants pour éviter de devenir ma mère [voir ici et ici]. Elle me fait remarquer que c’est paradoxal, mes propos sur mon détachement par rapport à mes enfants malgré mon grand investissement dans leur éducation, avec cette culture japonaise que j’essaie de leur transmettre.

La maternité est un thème récurrent chez Nancy Huston. Je ne m’étonne pas de trouver dans ce livre les références à Marguerite Duras et à Romain Gary. Les horreurs psychologiques et physiques subies par Grisélidis et Nancy (et Marguerite) sont à des milliards d’années-lumières de tout ce que j’ai pu vivre dans mon cocon de femme banale bien protégée. Mais les questions du lien intime entre le corps et l’esprit féminin, de l’enfantement, d’être pour soi et pour d’autres, ne nécessitent pas de trauma particulier pour être explorées. Chacun sa merde, et à chacun son petit niveau, comme on dit.

Je décide de remettre en ligne le billet sur la Vie maternelle que j’avais enlevé de ce carnet, le trouvant trop troublant, trop intime, trop glauque, même. Laisser cet écrit en pâture donnait une réalité à cet état maternel (toujours le concept de l’écrit qui transforme la vie), et je n’étais pas certaine que c’était vers cette maternité-là que je voulais tendre.

J’expliquais au sosie de Nancy qu’en me retrouvant cette année, je crois que j’ai enfin mis derrière moi la mère japonaise que je ne voulais pas être. Après huit années de mère-poule dévouée dans une forme hybride bâtarde de ma propre mère en ratée et de working mum en ratée aussi, j’ai peut-être reconnecté avec le format maternel que je m’étais projeté au cours de ma construction. Ce format où je ne me mets pas « au niveau » de mes enfants, mais où je partage ce qui m’importe et tant mieux s’ils me suivent. C’est aussi leur âge qui permet cela.

Au milieu des phrases de Nancy et Grisélidis sur les sentiments d’abandon désastreux de leur enfance, je me demande si cela suffit à mes enfants. À K. qui me disait encore hier soir en reniflant « Mais pourquoi tu t’en vas toujours ? » j’expliquais que je partais pour le travail, et c’est vrai car mon collègue de San Francisco m’a explicitement demandé de venir collaborer, et surtout parlementer avec les autorités de son université, pour les convaincre de rejoindre officiellement le projet G. Mais j’ai aussi décidé de partir un jour plus tôt, parce que je voulais travailler et écrire sur des collines avec vue sur la baie et le Golden Gate. Est-ce que les crises de colère de K. cette semaine étaient une forme de décompression due à mon absence puis mon retour ? Ou est-ce le changement de saison et l’accumulation de la fatigue scolaire ? Suis-je une mère trop égoïste et donc absente et donc fantasmée et donc source de trauma ?

Je suis persuadée que nous sommes, parents, sources de multiples traumas quelle que soit la façon dont nous nous y prenons. Mais les questions subsistent. Questions bateaux, séculaires, éculées, enfonçages de portes ouvertes, ineptes et déchet temporel. Mais elles sont là. Quelle mère être ? Quelle femme être ? Qui être ?

Note : dans les dernières pages de l’essai de Nancy Huston, je découvre que Grisélidis Réal est enterrée en Suisse à côté de… Borgès. J’aimerais tellement croire, dans ces moments d’apparentes coïncidences, qui m’arrivent fort souvent ces derniers temps, que ce sont les preuves que je ne me trompe pas de chemin, que tout ce que je construis est juste, que comme ici, tout fait sens entre le début, les cheminements et la note de fin.

Velours et minéral

Sur le reste du trajet, les émotions tour à tour se battent dans ma gorge : au-dessus du Colorado, le déroulé des Rockies recouvertes de velours orange ou rouge. Jamais je n’avais contemplé cette saison depuis les airs. Puis les découpures de la Terre en Utah et en Arizona, dans des strates aux déclinaisons mauves, pourpres et brunes, de grands dinosaures couchés figés par maléfice, et des fractales ciselées dans la poussière. Heureusement, au bout d’un moment, les nuages recouvrent tout, et je retourne à de la bureaucratie de chercheuse.

Le microscopique dans le macroscopique

Dans la lumière crue de l’aéroport, un peu trop tôt à l’aube et avec trop peu de sommeil dans le corps, je revisite par bouffées les morceaux de la veille, le succès éclatant de S. à sa soutenance de thèse, mon émoi au micro pour faire son éloge, puis une étrange et longue conversation jusqu’au dernier RER, ponctuée de Paris et de glaces. Le jargon poétique du monde de l’édition : le chemin de fer, les marronniers, et puis l’auto-émotion dans la création, les ruptures.

Il ne m’en faut pas plus pour oublier mon macbook à la sécurité. Heureusement, mon profil ayant été pioché pour une fouille détaillée de mes affaires à la porte d’embarquement, je m’en aperçois avant de monter dans l’avion.

Je cours récupérer mon ordinateur, et dis au jeune homme de la sécurité : « La vie est bien faite, tout de même, » ce qui a l’air de le remuer. En repérant des éléments dans mon sac à dos, il me demande si je suis chercheuse et sur quoi. Il brode quelques secondes autour de ma réponse, puis m’interroge : « Alors, quand vous étudiez l’Univers et ses étoiles, est-ce que parfois vous faites le lien entre le microscopique et le macroscopique ? » Je le regarde un peu fatiguée, et il explicite : « Est-ce que ça vous éclaire un peu sur le sens de votre vie ? Sur l’existence ? Sur notre place dans l’Univers et ce qu’on y fait. Est-ce que ces questions existentielles, ça vous travaille aussi ? »

J’embarque pour New York en me disant : c’est très curieux, les séries de choses qui arrivent quand on se rend disponible à la vie.

Andreas Cellarius, Système de Ptolémée, 1660