Journey

Je ne mange plus. Je ne dors plus. Je croyais que c’étaient les tracas professionnels – heureusement, O., magnifique, qui toujours me fait pivoter vers l’angle juste des choses. Mais en fait ce n’était pas le professionnel. C’est cet autre monde dans lequel j’ai mis le pied et qui me grignote comme une madeleine. Je suis dans une semi-réalité. J’y suis je crois depuis ce soir d’hiver où j’ai ouvert un paquet ruisselant de notes. Le rappel de cet endroit qui n’existe pas et qui n’existera jamais et qui pourtant me hante et me hante. Alors je l’habille d’un jardin à la Gracq, de plantes roses et vertes, je me perds dans de la mécanique quantique et des interféromètres, j’en nourris tout un chapitre, et à chaque instant de mon existence, c’est comme si, sans que je n’en aie conscience, un fantôme de moi-même vivait dans l’autre dimension. Cette étrange dissociation, proche de la divagation, me donne une sensation d’avoir perdu corps, d’être diaphane, de ne rien comprendre à ce qui arrive, m’arrive, de ne rien saisir de l’existence. Je ne sais plus si je suis les phrases que j’écris, la physique que je lis, la musique qui perle sous ma peau, j’ingurgite de grands latte fleuris pour me faire croire que je me nourris, mais je suis si faible que dehors, j’ai l’impression que les rayons printaniers vont me faire fondre. Et c’est le prix, je crois, pour sortir ce chapitre féerique.

Aaron Becker, Journey, 2013

L’illustration complète de ce billet, à contempler en plein écran : Aaron Becker, Journey, 2013

Le processus d’écriture [2] : l’iceberg

Au cours des longues heures de route vers le Sud puis vers le Nord, lorsque la nuit s’est faite et les petites oreilles endormies, je disserte sur mon livre. P. m’écoute faire ma maïeutique, ponctuée de moments de silence dans lesquels je me plonge pour digérer les conneries que je viens d’énoncer, avant de me lancer dans une nouvelle vague d’enfonçages de portes ouvertes. [Je me dis, quelque part en arrière-plan : c’est grâce à cette écoute merveilleuse, à la fois active et non intrusive que je suis devenue la personne que je suis.]

On parle de Hemingway et de son processus d’écriture en iceberg : n’écrire que la pointe et laisser le lecteur broder sur le reste immergé. Hemingway le pratiquait à outrance sèche, ses phrases si dures, brèves, rincées jusqu’à la fibre. La découverte de ce format m’a bouleversée, à seize ans, quand Mrs Cox, ma prof de lettres anglaises, nous l’a décortiqué avec son Canary for One.

Je dis que je n’ai aucune envie d’écrire à la Hemingway, je tiens trop au lyrisme pour cela. Mais l’ellipse, encore une fois, il n’y a que ça de vrai. Alors cette épiphanie : ce chapitre 10 que mon éditeur dit si réussi, c’est un iceberg. Je n’ai pas le droit de faire de l’ellipse dans mon style puisque mon éditeur me martèle que le lecteur va avoir du mal et que je ne dois pas oublier qu’il s’agit d’un livre de science. Mais l’ellipse, elle est ailleurs. Elle est dans le fait que pour écrire ce chapitre, j’ai lu un roman, deux essais, une pièce, un nombre incalculable d’articles scientifiques et biographiques, autant de bouts de carnets de Karl, passé des nuits à re-dériver des équations, et surtout, j’ai vécu et interagi. L’incroyable nourriture qui a construit ce chapitre, c’est la partie immergée. Car à la fin, seules une dizaines de petites pages en sortent, bien arrangées, bien construites, bien étayées, avec des informations sélectionnées et déposées sur un fil conducteur simple. Mais ce qui donne sa richesse et sa profondeur au texte, c’est, je pense, que moi, autrice, au moment de l’écriture, étais consciente de tout le foisonnement qu’il existait à chaque nœud, à chaque mot. Lorsque que je choisis de citer Karl sur cet instant de sa vie, je sais qu’il y a eu tous les autres dont je n’arroserai pas le récit. Lorsque je choisis d’expliquer l’équation d’Einstein avec certains mots, je sais dans les coulisses le jeu de ses termes. Mais à la fin, c’est au lecteur de construire son propre chapitre, et d’élaborer à partir de ces quelques indices.

Mon chapitre 3 a été le premier sur lequel mon éditeur s’est enthousiasmé, et a posteriori, je me rends compte qu’il a été nourri de façon similaire. Ce qui change dramatiquement cependant, entre le chapitre 3 et le 10, c’est qu’il s’est passé huit mois, dans cette année de ma vie où les jours comptent triple. Ce qui était timide, non assumé, et presque par accident dans le chapitre 3, c’est de la construction maîtrisée, dans le flot magique de la sérendipité de la vie, qui habite le chapitre 10.

Si ce sont là les ingrédients pour écrire bien, que va-t-il se passer maintenant que j’ai besoin de dormir et que je veux poser/reposer mon âme ? Aurai-je assez de nourriture pour la constitution de tous mes icebergs ? Si je vois moins de personnes, si je lis moins, voyage moins, cours moins, si je suis moins illuminée et allumée et tarée, est-ce que c’est encore possible de sortir des choses dans leur justesse elliptique ?

Faire l’apologie de l’ellipse dans des propos pseudo-littéraires ras les pâquerettes, dans une série de billets-roman-fleuve de trois kilomètres de long, c’est aussi ça la classe.

L’Observatoire neutrinos IceCube, situé à la Station Amundsen-Scott du Pôle Sud, constitué d’un bloc de glace de un kilomètre cube instrumenté, sous la surface, de filins sur lesquels sont accrochés des photomultiplcateurs. L’illustration représente une simulation dans laquelle un neutrino traverse l’instrument et allume des signaux sur les détecteurs. Crédit photo : IceCube Collaboration/NSF

Mazaalai

Lecture de Mazaalai, d’Élise Rousseau, fraîchement sorti, mis entre mes mains par mon éditeur : comme j’avais besoin de cet apaisement, le désert de Gobi dans une camionnette en compagnie de naturalistes français et mongols. La piste d’un ours sur des milliers de kilomètres de cailloux et de sable. Je suis replongée dans l’une de mes propres missions [ici et les cinq billets suivants], sur la piste des neutrinos, avec nos antennes dans le coffre, les quatre-quatre de nos collègues chinois, côté Gansu et Qinhai, sur ce même désert de Gobi qui ne connaît, lui, pas de frontières. La lumière déclinante sur les roches grises tirant sur le violet, parfois or, le vent. Le minéral absolu à perte de vue.

Impro du soir

Ce soir dans un jazz-club à Charleston, la chanteuse à la voix réconfortante, le bassiste, le batteur, et puis le pianiste sur lequel mes garçons s’extasient. Je ne pourrai plus jamais écouter d’impro piano jazz un peu mélancolique sans être transportée dans une non-réalité. Sans y entendre des bribes d’autre chose. Dans ces rêveries musicales à la coloration nostalgique, surgissent d’autres murmures, d’autres phrases et d’autres mots tissés entre les notes, cette lecture d’une page d’âme, le court-métrage d’un battement de cœur.

Son : Anthony Jackson, Michel Petrucciani, Steve Gadd, September Second, in Trio in Tokyo, 1999

Tupelos et cyprès chauves

Tant de géométrie naturelle. Le plan et les lignes verticales, le plan et les lignes radiales. L’eau est si noire qu’on s’y noierait avec les yeux. Si lisse qu’on y glisserait avec le regard. Pourtant c’est aussi vert pétant, lumineux, aux percées de soleil entre les troncs comme des jets enchantés. Et l’immobilité entrecoupée de ces ronds dans l’eau, ces plocs qui tombent dans l’oreille telle une mâchoire dentée ou la bulle d’oxygène d’une bouche ichtyologue. Le fil simple dessiné par un moustique vous rappelle à la réalité.

Son : ou alors une forêt de saxophones sopranos ? Sidney Bechet, Les oignons, 1949, avec Sidney Bechet et l’orchestre de Claude Luter.

Tupelos et cyprès chauves, Savannah Coastal Refuges Visitor Center, mars 2024

Neuf alligators-supernovae dans les wetlands de Savannah

Le premier, c’était une surprise, entre une écluse et un monticule herbu, en marbre noire et lisse, le dos battu par une spartine qui ployait sous la brise. On se demandait même s’il était vivant.

Le second flottait dans l’eau, parmi les roseaux ocres, dos sombre et long, et les yeux comme des protubérances qu’on repérait à distance.

Le troisième et le quatrième étaient une mère et son petit, tout au bord de la route. La femelle mesurait bien cent vingt centimètres, son protégé à peine cinquante. Quand nous nous rapprochons, elle ouvre son œil de verre – l’un de ces calots noirs de la cour de récré – et surtout la gueule. Nonchalamment. On peut compter ses dents.

Le cinquième était un jeune, mais déjà émancipé, au visage finement dessiné, accoudé sur une branche au milieu d’un étang fleuri, déposé sur une nappe de ciel bleu. Très photogénique et pittoresque.

Le sixième n’était pas loin : un mâle énorme, affalé sur une butte verte, lourd, puissant, noir, et au mouvent lent. La respiration lui soulève imperceptiblement le ventre. Quand il remue une patte, nous nous réfugions dans la voiture.

Le septième était déguisé en feuilles mortes de l’autre côté de la rive boueuse.

Les huitième et neuvième : des rondins bruns à contre-jour sur une digue de boue et de sable. Les pauvres, étant loin et arrivant tard, ont eu une attention et des cris de joie limités.

Si l’on rapporte la taille des wetlands en bordure de Savannah à un cube d’Univers de 300 mégaparsecs de côté, le taux d’occurrence des alligators est similaire à celui des supernovae à effondrement de coeur : une dizaine par jour.

Gators 3 et 4, Savannah, mars 2024
Gator 5, Savannah, mars 2024
Gator 6, Savannah, mars 2024

Savannah,

ses maisons colorées ponctuées de squares de briques et de fleurs, gaie et authentique, aux fantômes apprivoisés, à la chaleur étouffante. La Olde Pink House se déjeune comme un labyrinthe-musée, et de grands arbres posent leur ombre sur le quadrillage des rues. C’est cette végétation sombre qui enveloppe et apaise Savannah – un tel contraste par rapport à Charleston, qu’on a piquée de palmiers.

Katie Napoli, Savannah Toile de Jouy

Terre en vue

Le sucré des camélias mêlé de sève de pins
L’envoûtement vert sombre
Dans les immenses jardins de Charles Towne Landing
Premier campement des colons du trois-mât Caroline
Les mille et un plans en drapés de mousse espagnole
La dentelle par grappe qui ciselle la lumière
Dans les branches massives des chênes entremêlés
Les racines comme des reptiles courant sur le sable
Les clairières d’eau saline
Dans des labyrinthes de spartines
Trois hérons blancs et une pancarte :
« Caution Alligators »

Charles Towne Landing, South Carolina, mars 2024

Wadmalaw Island

Sur des dizaines de kilomètres, la route est un tunnel de chênes qui s’embrassent, enguirlandés de grappes de Spanish moss, dans une enfilade de verdure gris sombre, à mi-chemin entre la profondeur et le fantomatique. Sur des dizaines de kilomètres, les bas-côtés sont noyés d’eau noire, les marécages émeraude alternent avec des grandes demeures à colonnades et les mobil homes rouillés. Tout au bout, au bout des terres et du monde, on débouche sur des langues de mer, et cette cabane de pêcheurs de tôle et de cordages, à l’eau salée tapissant le béton ; j’y dépose mes ballerines avec précaution, et troque un sac de crevettes pêchées du matin contre un billet.

Leur goût sucré, la fraîcheur de leur texture croquées sous la dent, lorsqu’on leur fait la fête, tous les quatre face aux lampées de mer, à les éplucher et les déguster crus, seuls au bout du monde sur une passerelle de bois. Le bonheur parfois a le goût de crevettes crues. Je prends note que pour atteindre le niveau supérieur, je devrais toujours me balader avec une fiole de sauce de soja et un pochon de zestes de yuzu.

Cherry Point Seafood, est. 1933, sur Madmalaw Island, mars 2024.

La vie comme un roman et comme une maille infinie

Hier matin, le Grand Oral devant mon laboratoire. En sortant de ce moment d’une drôle de justesse, je me dis très distinctement : il est en train de m’arriver quelque chose. Le quelque chose se trame depuis un an et demi, et d’un coup, avec cette décision et cette déclaration, tout prend sa place et je prends corps. Comme si les 200 000 vies que j’ai vécues prenaient toutes leur sens, et que j’étais enfin prête à tout, à réaliser ce qui compte, y compris – à être mère.

Dans la foulée, je loue une voiture et prends la route pour Princeton University où je vais donner un colloquium. Pendant quatre heures, je conduis et je converse avec ma sœur, de manteaux, de chaussures, et de cette vie formidable qui toujours nous déroule le tapis rouge des possibles.

Ce matin, dans ma chambre d’hôtel, au moment de décrocher ma robe de son cintre, je repense à cette incroyable maille de personnes chères qui me portent et me transportent dans ce flot, ce flux de la vie. Aux personnes qui m’effleurent et qui influent sur mon phrasé. Aux personnes que je touche, et qui me grandissent en retour. À cette intrication infinie de vies, indémêlables, nourrissantes, résonnantes.

Je passe la journée à Peyton Hall, à fabuler, i.e., à raconter la si belle histoire de mon projet G., à raconter ma carrière aux doctorants comme si c’était un roman, à raconter les gerbes inclinées et leurs émissions radio comme si c’était un poème. [Et ça marche.]

Un type barbu que je voyais errer devant mon bureau, hésitant à venir me parler, prend enfin son courage à deux mains, passe la tête par la porte et m’annonce : « En fait, tu ne le sais pas, mais tu as changé ma vie. » Je palpite en mode mon-Dieu-ma-vie-est-un-roman-encore-un-nouveau-chapitre-de-quoi-s’agit-il ? Et il m’explique « En 2011, j’étais sur la liste d’attente pour le Einstein Fellowship. Tu as eu la gentillesse de le décliner pour prendre un autre fellowship à Caltech. J’attendais, j’étais tellement stressé, mon alternative était d’aller à Munich. Et finalement, j’ai reçu cet appel à 3h du matin… Merci. » Puis cette tirade : « Je pensais à ces connexions entre les gens dont on ne se rend pas toujours compte. Comme une action de l’un peut bouleverser la vie d’un autre. Comme on est interconnectés. Tu vois ce que je veux dire ? » Je me retiens de lui répondre : « Eh ben ce matin, j’étais encore à poil que je pensais à ça. Et toute la journée, j’ai pensé à ça. J’ai même failli faire pleurer O. en le lui disant. Alors oui, je vois ce que tu veux dire. Et que tu débarques maintenant pour me dire ça m’émeut tellement, que j’ai presqu’envie de te prendre dans les bras, toi et ta barbe. »

Joan Konkel, In the Garden of Amphitrite. Maille tissée finement, acrylique, fil, sur canevas.