Histoires belges

Mon escapade belge est toujours d’une curieuse irréalité : du levant au couchant, une journée gratuite à glaner des sourires, de la science et des histoires, entre les enfilades de kilomètres et de trains.

Lorsque j’arrive au labo, K. et N. sont déjà installés devant leur café. Ils m’embrassent avec une camaraderie touchante, et pendant une heure K. me raconte l’ours polaire qu’il a vu au Groenland, sans doute mort de faim ensuite car parti dans la mauvaise direction, vers 500 km de glace déserte. N. et moi martelons que non, qu’il a probablement fait demi tour et est rentré vers les côtes, sinon c’est trop triste ! Il raconte le creusage des trous dans la glace, l’avion de cargaison antarctique à hélices vieux de cinquante ans, les motoneiges et les cabines de pêcheurs pour dormir. Il fait défiler toutes les photos, et il sait – depuis le paragraphe de mon livre que je lui ai donné à lire, que tout cela m’émoustille au plus haut point. Le terrain.

À déjeuner, I. en grande forme, me raconte ses débuts dans la science. À Bucarest, son prof de physique lui propose, ainsi qu’à deux autres étudiants issus de milieux ruraux, un tour d’instituts d’astrophysique allemands et français, à l’œil. Ils embarquent dans sa petite voiture et passent l’été sur les routes et dans des sous-sols en compagnie de machines Xerox. Pendant que le prof discute à Bonn, Munich, Heidelberg, Meudon, la mission des étudiants est de photocopier jour et nuit des Astrophysical Journals et autres livres de Longair, inaccessibles en Roumanie post-Caucescu. Ils entassent le tout dans la voiture, pleine jusqu’au toit et jusque sous les pieds, de piles d’articles dans des sacs poubelle noirs. À Paris, en prenant un sens interdit, ils se font arrêter par la police, qui, voyant le véhicule bourré d’une cargaison suspecte, les prend à bout portant… Elle termine sa pizza et son histoire dans de grands éclats de rire : la tête des flics découvrant les pages d’Astronomy and Astrophysics, et leur souhaitant finalement un bon séjour en France.

Hans de Beer, Kleiner Eisbär, wohin fährst du? NordSüd Verlag, 1987

Atlas réels et rêvés

François Place, Atlas des géographes d’Orbae, Tome 2 : « Du pays de Jade à l’île Quinookta », 1998

Atlas des géographes d’Orbae, de François Place, 1996 – 2000.
Planches de dessins détaillés et raffinés qui permettent rêves/inventions de paysages et d’histoires, comme quand nous étions enfants. Belle idée, mais une plume un peu sèche. En même temps, l’exercice est de présenter un atlas et ses récits associés, ça semble adéquat d’être factuel et non lyrique.

Marco Polo, Livre des merveilles, par Odoric de Pordenone, traduit en français par Jean le Long, 1298 (, ce n’est qu’une des versions existantes). Parce que finalement, il n’est pas nécessaire d’aller chercher dans la fiction pour l’évasion et la folie exploratrice, enrobées de contes utopiques. Vingt-quatre ans d’Asie, de terres, de cultures, d’éblouissements en bouleversements. Et revenir. Moi, c’est cela qui m’interpelle : comment revenir et vivre après cela ? Quelles souffrance et solitude – d’où le partage avec son livre dicté, certes, mais maigre contrepartie.

Les villes invisibles, Italo Calvino, 1972. J’aimerais lire l’italien couramment pour lire Calvino dans le texte. Marco Polo, à la cour de Kublai Khan, contant le contenu de sa boîte à trésors : une collection de villes surgies de mailles cérébrales et oniriques. Poésie mêlée à bizarreries. On pense à Borges. Les images sur chaque ligne, sans aucune nécessité d’aquarelle. Et la sensation de vivre une analyse sociétale percutante dans une merveilleuse boîte de cristal.

Le rivage des Syrtes, Julien Gracq, 1951. L’amour des cartes de Gracq, j’en ai déjà parlé. On est toujours dans cette même démarche : les terres rêvées, effrayantes ou douces, que l’on modèle à partir de celles connues, dans des langues d’eau et de minéraux. Le liseré qui délimite les mondes et les songes, l’invention des cultures puisque celle qui nous héberge a la contrainte de la réalité.

Nancy

14/08/24. Nancy. J’ai déposé mes enfants – merveilleux – à Strasbourg ce matin. Dans les trains successifs, je continue à corriger mes chapitres, envoyés par rafales par mon éditeur. Je ne suis pas impressionnée par cette ville de l’Est, ni par sa place Stanislas, ni par ses rues un peu quelconques. Mais le médecin que je suis venue consulter pose une veine solide et apaisée dans mon cerveau limbique. À l’hôtel Mercure près de la gare, je m’installe pour une visio importante avec l’autre bout du monde, et c’est la suite des apaisements, des confirmations. Le soir, rentrée chez moi, après une dernière réunion tardive depuis ma chambre, je daigne enfin tâter tout ce qui m’entoure, et pousser ce petit soupir, ce souffle de la vie : oui, tout est encore là, la furie des éléments n’a pas balayé mes constructions, oui nous sommes solides, nous sommes là, debout, et parfois le navire tangue, mais nous ne perdons ni le cap, ni nos soutiens.

Son : Michel Camilo y Tomatito, El Día Que Me Quieras, in Spain Again, 2006

Aaron Becker, The Last Zookeeper, 2024

Temporelle

Strasbourg, nous cherchons les maisons de sorcières avec les enfants. La forêt noire, c’est une version plus sombre de la Pennsylvanie, vallonnée, boisée, mais avec des ruines de châteaux en pierres roses qui guettent les chevaliers de cuir et de fer depuis des siècles. L’harmonie entre les cousins quand ils jouent aux échecs, au foot, et un concert clarinette-piano – entre adultes quand on se lance au milieu de la nuit dans des jeux de cartes et de société, le goût alsacien des repas, ces plaisirs familiaux réconfortants car constants dans le temps et nos évolutions. Rassurant car constants en moi, cette facette que rarement je dégaine, mais toujours là, socle et disjointure.

Son : quelque chose de so 1998, et qui n’a rien à voir avec cette esquisse alsacienne, mais tout à voir avec les socles, avec K’s Choice, Believe, in Cocoon Crash.

Tomi Ungerer, Trémolo, 1998

La France comme un système de Vlasov-Poisson

Crouseilles et al., in “Asymptotic Preserving schemes for highly oscillatory Vlasov–Poisson equations”, J. of Comp. Phys., Vol. 248, 2013

Le soulagement. Le sursis ? Combien d’années encore de soupçon de bon sens ? Les cycles et les Histoires se rompent-ils ou sont-ils des fatalités, la psychohistoire d’Asimov, des équations implémentées dans les patterns de populations avec nos caractéristiques intellectuelles et émotionnelles ?

Y a-t-il mieux à faire que d’essayer de comprendre l’Univers et d’écrire des livres qui cherchent à exprimer cet autre pan d’humanité, celui qui collectivement tend à des formes de joies, à aller vers des avants fondamentaux, cérébraux et pertinents ? J’imagine…

This is a waltz thinking about our bodies

Son : Cette fois-ci la version chantée, à laquelle j’ai emprunté le titre de ce billet : Thom Yorke, Suspirium, 2018

Dimanche après-midi. Il fait un temps magnifique. K. et moi sommes assis face à face à mon café préféré. Il boit un chocolat chaud avec un coffee cake et lit un roman en anglais sur les Pilgrims du navire Mayflower, qui a accosté au Cape Cod en 1602, fondant sinon les États-Unis, du moins le mythe de sa fondation. Je bois un cappuccino et lis, en allemand dans le texte, des extraits du carnet de Karl Schwarzschild écrits depuis le front pendant la première guerre mondiale.

Pendant une heure et demie, nous restons ainsi, absorbés chacun dans notre bout d’Histoire viscérale. Lorsque je suggère de partir, il termine sa page, puis me raconte, avec ses yeux pétillants, la rondeur merveilleuse de ses joues, avec cette joie du partage et de la vie qu’il porte jusque dans son prénom, les éléments qui l’ont ému.

Je me garde de lui raconter les éléments qui m’ont émue, et qui alimenteront mon nouveau chapitre. J’ai passé les petites heures de la nuit dernière à re-dériver les équations de la relativité générale pour arriver à la solution de Schwarzschild. Celles qui tordent l’esprit et aboutissent à une singularité, là où les mathématiques décrivent un trou noir où plus rien n’a de sens ni d’existence.

Karl, c’était un jovial. Dans chacune de ses lettres, dans chacune de ses entrées dans son carnet, il y a du plaisir, de l’émoustillement vis à vis de la science, mais surtout à travailler avec ses collègues. Même lorsqu’il arrive au front, après s’être porté volontaire pour démontrer son patriotisme en tant que juif allemand, il raconte comme les gens qui l’entourent sont sympathiques, qu’il a de la chance d’avoir été installé dans un hôtel avec une jolie vue. Même au front russe en décembre 1915, quelques mois avant sa mort, quand il écrit à Einstein, il a cette note positive et pleine d’esprit :

Wie Sie sehen, meint es der Krieg freundlich mit mir, indem er mir trotz heftigen Geschützfeuers in der Entfernung diesen Spaziergang in dem von Ihrem Ideenlande erlaubte.

[Comme vous pouvez le constater, la guerre est bienveillante à mon égard, puisqu’elle m’a permis de faire cette promenade dans le pays de vos idées, malgré les violents tirs d’artillerie à distance.]

— Lettre de Karl Schwarzschild à Albert Einstein, 22 décembre 1915

Le soir, en rentrant du café, je m’isole dans ma chambre et je continue mes recherches sur le front Est. Cette partie de la guerre que nous avons peu apprise au lycée, car il y avait déjà beaucoup à faire côté Ouest. C’est là que Karl a été envoyé sur les derniers mois de sa vie, après avoir été affecté à Namur en Belgique, puis à Argonne, en France. Là, il a contracté une maladie de peau auto-immune très douloureuse, le pemphigus, qui l’a achevé en quelques mois. Non sans avoir, au préalable, envoyé à Einstein les premières solutions exactes de son équation : la solution de Schwarzschild.

C’est un moment d’une intensité crue, lorsque j’écoute Thom Yorke en boucle, et que je regarde une par une, pour me plonger un peu plus dans le contexte, des dizaines de photos de Getty Images de ce front Est [attention, images sensibles]. L’arbre de Noël dans les tranchées. Les corps abandonnés le long de sacs de sable empilés, les barbes, les bandages et les regards hagards, ce gamin russe de quinze ans prisonnier de guerre, la boue sur les bottes et jusqu’aux moindres interstices du corps. Je lis la composition des uniformes allemands, le changement de style pour accélérer la production en 1915, les masques à gaz, j’imagine – non, je n’imagine pas –, la laine pleine de poux, la puanteur, l’infinie puanteur, les infections de peau, l’épuisement inéluctable du corps suivant l’esprit. Ces moments où ils prennent un crayon et écrivent à la famille… ou à Einstein.

Les troupes allemandes décorent un arbre de Noël dans leur tranchée, sur le front Est, pendant la première guerre mondiale, circa 1915. (Photo par FPG/Hulton Archive/Getty Images)

J’observe tout et je lis tout, la main au bord de la bouche, dans un état indicible, je pourrais vomir, je pourrais pleurer, je ne comprends pas – et quelle ineptie naïve à déposer ici… –, pourquoi nous faisons cela, encore, encore, et encore et encore, et pourquoi cela ne s’arrête jamais.

En février 1916, Karl est rapatrié à Potsdam auprès de sa famille, il corrige les épreuves de son article écrit en huit jours, qui est publié exactement le jour de sa mort. L’objet qu’il a créé, le trou noir, commence une épopée scientifique que Karl Schwarzschild n’aura pas pu suivre, mais qui portera son nom en fil noir.

Malargüe Magic

Gare de Bruxelles Midi, circa 1949

Jeudi matin, c’est thé, café et pains au chocolat dans mon bureau avec O. et T. pour élaborer la suite du projet G. O. m’avait confié qu’il redoutait que la discussion soit compliquée. Je l’avais rassuré : mais non, T. a admirablement changé d’approche depuis nos conversations à Malargüe.

Et la discussion est formidable. Je vois la physique et les stratégies rebondir entre nos trois cerveaux, tout est complice, tout est fun. Lorsque T. sort quelques instants, O. en profite pour me lancer un regard entendu :
« Ça se passe vraiment très bien, non ?
— Carrément. Je te l’avais dit. »

À midi, je pars avec mon poster sur G. pour Bruxelles, parler avec des huiles. J’ai décidé de ne pas me laisse pas démonter, ni par le bazar à la gare, le retard du train, la course dans le métro bruxellois, la fatigue et les kilomètres, la déception de rater la réunion avec ma petite équipe parisienne… À la pause café, dans le bâtiment bruxellois tout en moulures, J., a priori ennemi juré du projet G., me hèle de loin comme si j’étais son amie de toujours.
« Electre ! Trop content de te revoir ! C’est bien dommage, je ne reste pas dîner, parce qu’on aurait pu bien rigoler ensemble, comme à Malargüe. »
Je lui retorque :
« Eh mais je ne reste pas non plus, je rentre dîner à Paris parce que c’est quand même bien meilleur… »
À ma grande surprise, il devient semi-sérieux :
« Justement, je me disais que j’irais bien te voir à Paris pour qu’on discute ensemble autour d’un dîner. Le contenu de ces deux posters – mon projet, le tien – il faudrait en faire quelque chose ensemble. On ne peut pas continuer à travailler de façon disjointe. »

Quand je repars vers Paris, trois heures plus tard, j’ai droit à un échange parallèle des plus loufoques avec T. et sa doctorante. Ils m’écrivent depuis le RER, assis côte-à-côte, mais indépendamment, que leur TGV est annulé. Pendant que je cherche et lui propose des options, T. m’annonce que la réunion de travail de l’après-midi avec O. et l’équipe a été agréable et productive. Sa doctorante me tartine son excitation : « C’était un super meeting, et je suis tellement contente de ma thèse, de mon projet, de cette ambiance, des perspectives ! » Il y a quelque chose chez elle qui me soulève de joie – je la remercie, mais je n’ai pas le temps de broder.

J’ai des soucis de mon côté : mon train pour Paris est annulé. Le suivant me fera arriver en retard au dîner d’équipe. J’appelle O. pour le prévenir, et son ressenti de la réunion finit par boucler l’ensemble : « Je ne sais pas ce qui s’est passé à Malargüe, mais là, ça n’a plus rien à voir. Le meeting s’est super bien passé, dynamique très positive, on a bien avancé. Et je le sens vraiment bien pour la suite ! »

J’attends le prochain train sur le quai de Bruxelles-Midi. Il fait froid, je suis dans un état second, de manque de sommeil, d’overdose de kilomètres, du flux chatoyant des conversations et des informations. Que s’est-il passé à Malargüe ? Est-ce que j’y ai touché une singularité et changé le cours du temps ? Est-ce que j’ai modifié des branchements, fait circuler des courants différents ? Est-ce que j’ai transformé tout le monde en pierre et n’est-il qu’une question de temps avant qu’ils ne se réveillent de leur enchantement ? Je n’ai probablement rien à voir dans l’histoire, et ce sont les idées nouvelles que nous avons brassées avec O. qui ont pris graine, ainsi que, surtout, le fruit du travail de toute la collaboration que nous récoltons.

Mais je trouve le concept si joli : en novembre 2023, à Malargüe, la magie a opéré pour nous réunir dans cet effort commun, pour que plus tard nous soyons prêts ensemble à détecter des neutrinos de ultra-haute énergie.

Son : Efterklang, Dreams Today, in Piramida, 2012