Le Carceri d’invenzione

J’avais rédigé ce billet il y a quelques jours, avant de partir en mission, puis l’avais mis hors ligne. Trop dangereux, et c’est tellement plus rassurant de ne conter que les élans et les cartes postales. Mais c’est aussi ça, le storytelling de la recherche, avec ses hauts et ses bas. Ça me rappelle aussi que finalement, il faudra encore et toujours continuer à se battre.

Giovanni Battista Piranesi, L’arche gothique, de la série “Le Carceri d’invenzione“, ca. 1749–50.

Comme cela m’agace, d’être encore affectée, à mon âge, après tant d’années de carrière et après avoir épongé tant de crasses, par des frictions et des tensions dans des interactions. Ça doit être mon côté bisounours, mais en vérité, à quoi sert de faire ce métier dont le socle est la collaboration et l’échange d’idées, si c’est dans une atmosphère désagréable ? Si chacun n’est pas considéré et respecté, voire même, si l’on n’y trouve pas le plaisir d’une interaction complice ?

J’essaie de lisser les choses lorsque je ne suis pas la personne concernée, et mon rôle me le permet à différents égards. Mais lorsque c’est moi qui me prends des coups et que je suis seule dans une foule qui se tait, bien qu’elle partage mon point de vue, je trouve cela difficile.

J’aimerais être capable de balayer du revers de la main les aigreurs et frustrations que suscitent certaines violences verbales et autres erreurs de communication. Je voudrais arrêter de m’empêtrer dans des filaments d’émotions inutiles, qui viennent polluer ma réflexion sur la direction à prendre maintenant. Que faire devant ces problèmes récurrents, comment gérer les personnes compliquées dans la collaboration, quelle est la meilleure stratégie pour notre projet, avancer avec ou sans elles ? Voilà les vraies questions.

Diriger une collaboration avec intelligence, c’est, j’imagine, arriver à mettre sa propre émotion de côté dans les décisions et les réactions, tout en entendant celle des autres. ?

Au fond, il y a des moments où j’aimerais que quelqu’un me donne la solution et me dise ce que je dois faire et comment. Ou peut-être simplement qu’on me dise : « C’est bien ce que tu fais et comme tu le fais ». Et dans mes rêves les plus fous : « Merci » ? Et ça me fatigue tellement que je ne sais pas si je tiendrai jusqu’à ce que l’on détecte des neutrinos de ultra-haute énergie.

The vengeful generation

Hayao Mizazaki, 風の谷のナウシカ (Nausicaä de la vallée du vent), 1984

Le lendemain matin, je rejoins ma grande N. dans un café de Philly, et nous reconnectons quelques heures. Elle pose cette question comme une litanie : « How did we get there? » Elle me raconte avoir récemment été touiller son passé (celui d’il y a vingt ans, comme par hasard), et avoir découvert cette fille si seule, paumée et qui voulait faire de la physique mais qui pensait qu’elle n’y arriverait peut-être pas. (Comme par hasard, bis.) Et qui s’est battue. (Comme par hasard, ter.) Je dis : je crois que je suis arrivée là parce que je voulais prouver à tous ceux qui me disaient que je n’y arriverais pas qu’ils avaient tort. Elle opine : « Exactly. We are the vengeful generation. » Et maintenant ? Nous concluons que nous n’avons plus rien à prouver, et juste à apprécier l’endroit où nous nous trouvons. Nous nous escalaffons : voilà le problème. Ça ne nous est jamais arrivé ! Être confortablement installées et simplement profiter de la vue ? Non, nous avons toujours eu besoin d’un projet, de directions qui nous animaient. Nous pleurons toutes les deux quand je lui raconte ma journée pleine de tristesse et d’espoir. De par notre culture commune, elle saisit, sans que j’aie à le verbaliser, le concept japonais des âmes et des fantômes qui veillent. Elle me sert fort dans les bras et me dit : « Alors c’est formidable, tu sais où tu vas maintenant. »

Bande son : Radiohead, High and Dry, in the bends, 1995.

Traumaternelle

En survolant les longues plaines parfaitement géométriques depuis Chicago, j’ai lu le dernier essai de Nancy Huston sur l’écrivaine, peintre et prostituée militante Grisélidis Réal. Je l’avais attrapé sur l’étagère Poésie de ma petite librairie indépendante de banlieue parisienne, alors que je cherchais un cadeau à offrir à O., car j’étais invitée à son anniversaire. J’étais repartie avec Nancy pour moi et Fictions de Borgès pour O. que j’avais annoté : « Une collection de bizarreries intelligentes, un peu comme planter 200 mille antennes dans des déserts pour détecter des neutrinos de ultra-haute énergie. »

Je ne raffole pas des soirées d’anniversaire, et c’est un understatement. Tout est nourriture pour l’écriture, essayais-je de me convaincre dans cette errance conversationnelle superficielle. Il y a tout de même cette femme fine aux grands yeux verts et queue de cheval auburn, qui me rappelle Nancy Huston dans la quarantaine, qui me parle de son non-désir d’enfant. Elle a une voix très douce et un peu rauque quand elle dit qu’elle s’est demandé longtemps pourquoi chez elle ce désir biologique n’était jamais venu, que cela avait orienté le choix de ses partenaires, qu’elle voyait l’âge qui passait sur son corps et la fertilité s’éloigner comme un soulagement. C’est étrange ce moment où j’ai l’impression de parler à une sosie de Nancy – qui elle a eu deux enfants –, et que je lui expose le non-sens de ma vie maternelle, la langue que je ne voulais initialement pas parler à mes enfants pour éviter de devenir ma mère [voir ici et ici]. Elle me fait remarquer que c’est paradoxal, mes propos sur mon détachement par rapport à mes enfants malgré mon grand investissement dans leur éducation, avec cette culture japonaise que j’essaie de leur transmettre.

La maternité est un thème récurrent chez Nancy Huston. Je ne m’étonne pas de trouver dans ce livre les références à Marguerite Duras et à Romain Gary. Les horreurs psychologiques et physiques subies par Grisélidis et Nancy (et Marguerite) sont à des milliards d’années-lumières de tout ce que j’ai pu vivre dans mon cocon de femme banale bien protégée. Mais les questions du lien intime entre le corps et l’esprit féminin, de l’enfantement, d’être pour soi et pour d’autres, ne nécessitent pas de trauma particulier pour être explorées. Chacun sa merde, et à chacun son petit niveau, comme on dit.

Je décide de remettre en ligne le billet sur la Vie maternelle que j’avais enlevé de ce carnet, le trouvant trop troublant, trop intime, trop glauque, même. Laisser cet écrit en pâture donnait une réalité à cet état maternel (toujours le concept de l’écrit qui transforme la vie), et je n’étais pas certaine que c’était vers cette maternité-là que je voulais tendre.

J’expliquais au sosie de Nancy qu’en me retrouvant cette année, je crois que j’ai enfin mis derrière moi la mère japonaise que je ne voulais pas être. Après huit années de mère-poule dévouée dans une forme hybride bâtarde de ma propre mère en ratée et de working mum en ratée aussi, j’ai peut-être reconnecté avec le format maternel que je m’étais projeté au cours de ma construction. Ce format où je ne me mets pas « au niveau » de mes enfants, mais où je partage ce qui m’importe et tant mieux s’ils me suivent. C’est aussi leur âge qui permet cela.

Au milieu des phrases de Nancy et Grisélidis sur les sentiments d’abandon désastreux de leur enfance, je me demande si cela suffit à mes enfants. À K. qui me disait encore hier soir en reniflant « Mais pourquoi tu t’en vas toujours ? » j’expliquais que je partais pour le travail, et c’est vrai car mon collègue de San Francisco m’a explicitement demandé de venir collaborer, et surtout parlementer avec les autorités de son université, pour les convaincre de rejoindre officiellement le projet G. Mais j’ai aussi décidé de partir un jour plus tôt, parce que je voulais travailler et écrire sur des collines avec vue sur la baie et le Golden Gate. Est-ce que les crises de colère de K. cette semaine étaient une forme de décompression due à mon absence puis mon retour ? Ou est-ce le changement de saison et l’accumulation de la fatigue scolaire ? Suis-je une mère trop égoïste et donc absente et donc fantasmée et donc source de trauma ?

Je suis persuadée que nous sommes, parents, sources de multiples traumas quelle que soit la façon dont nous nous y prenons. Mais les questions subsistent. Questions bateaux, séculaires, éculées, enfonçages de portes ouvertes, ineptes et déchet temporel. Mais elles sont là. Quelle mère être ? Quelle femme être ? Qui être ?

Note : dans les dernières pages de l’essai de Nancy Huston, je découvre que Grisélidis Réal est enterrée en Suisse à côté de… Borgès. J’aimerais tellement croire, dans ces moments d’apparentes coïncidences, qui m’arrivent fort souvent ces derniers temps, que ce sont les preuves que je ne me trompe pas de chemin, que tout ce que je construis est juste, que comme ici, tout fait sens entre le début, les cheminements et la note de fin.

La subtilité du bulldozer

Elle dit aussi : c’est amusant comme nous sommes similaires… et différentes.

Nous avons toutes les deux grandi avec une culture japonaise dans un autre pays, et d’une certaine façon, nous avons cherché toute notre vie à nous débarrasser de notre japoniaisitude. Amusant comme le pays en question a imprimé notre personnalité.

« I am so loud and upfront. You are much more subtle. »

Je me retiens d’éclater de rire. L’autre dans un comité qui me traitait de bulldozer et même O., avec toute l’amitié qu’il me porte, n’hésite pas à dire que je suis carrément rentre-dedans.

Elle conclut : finalement, on a su ajuster notre voix en fonction de l’environnement français/américain. Mais ce qui nous habite dans le fond est identique.

Tadayoshi Yamamoto (山本忠敬), Les voitures travailleuses 1 (はたらくじどうしゃ・1 ), 1972

Note 1 : A priori une lapalissade : on ne monte pas et on ne dirige pas une expérience internationale avec 80% d’hommes, on n’impose pas ses idées dans un comité de recrutement CNRS, ou dans n’importe quel groupe de physiciens mâles sans une certaine dose de rentre-dedans. Ça ne marche tout simplement pas avec une voix normale et une présence normale, quand on est une femme. Je l’ai testé pour vous. N. l’a testé pour vous. Toutes les physiciennes d’un certain niveau l’ont testé pour vous.

Note 2 : Et tant que les physiciens hommes seront persuadés qu’ils peuvent le comprendre, tant qu’ils n’auront pas réalisé que le bulldozer est aussi en partie une construction de ce système, il arrivera ce qui est arrivé à N. encore récemment. i.e., le destin naturel des femmes scientifiques qui portent des projets et font une découverte majeure : on leur confisque toute reconnaissance au profit de physiciens haut placés blancs. Et on leur dit : « Félicitations N. ! Grâce à toi, X va probablement avoir le prix Nobel. »

Fill the void (2)

À la conférence, je retrouve N. après tant d’années, et la connexion est fulgurante, immédiate, un souffle qui nous balaie toutes les deux, comme si la décennie passée n’en pouvait plus de sortir de nos lèvres. Nous nous racontons tout, tout ce qui nous habite, depuis le fond rauque des tripes aux scintillations cérébrales, elle dit : nous sommes toutes les deux si fortes, si formidables, si différentes, si seules. Elle me supplie d’écrire – elle dit : toutes ces choses qui nous hantent et que moi je ne pourrai jamais écrire, s’il te plaît écris-les et comble-moi ce vide. Je serre sa main par dessus la table, et je voudrais lui répondre : Oh N., si seulement j’avais ce talent et cette force-là, je l’aurais déjà fait, car ce vide, j’ai passé ma vie à chercher à le combler.

Absolue ou pas

J’imagine qu’il faudrait reprendre ce billet commencé avant la translation transatlantique.

Le nœud formidable dans lequel le passage à la quarantaine m’a plongée : convergences de rencontres, de projets, de géographies, et toutes en métamorphoses, posent finalement une seule question essentielle.

Celle de l’être.

D’essentielle à existentielle, il n’y a que quelques lettres à métamorphoser.

Bien avant de vouloir devenir astrophysicienne, je voulais devenir écrivain. Malgré tout, très tôt j’ai fait le choix de la science. L’écriture ? Trop périlleux et pas assez sérieux (parce que l’astrophysique, c’est sérieux – il y a de quoi rire). Mais la thématique est récurrente en ces pages. Dès le début de ce blog, on s’interrogeait ; à Chicago aussi, etc. etc. Peut-être ai-je un peu plus d’éléments aujourd’hui. Et il me semble – peut-être à tort – que la question ne se pose pas exactement dans les mêmes termes.

Écrire ?

Toutes ces années je me suis définie comme l’astrophysicienne et la mère de famille. Toutes ces années je me suis targuée cependant d’être une chercheuse différente (car mauvaise physicienne ?). Et comme le disait le type à santiags l’autre jour en passant, nos collègues qui écrivent de la vulgarisation ne font plus de science, et j’acquiesce.

« Tu es absolue ou tu n’es pas, » m’écrivait joliment quelqu’un… Plus modestement, je ne peux me contenter d’être astrophysicienne sans faire de science, ni d’écrire de vulgaires livres scientifiques.

Eluard, illustré par Chagall

Je ne peux que continuer à mener G., et pire, il faut maintenant que je mette les mains dans le cambouis des données, sinon je n’arriverai plus à me regarder en face. Je ne peux pas être une leadeuse planant à mille lieux de la réalité sale. Et nous ouvrirons notre nouvelle fenêtre sur l’Univers. Parce que soif d’absolu. Si j’écris, il faut écrire à une dimension autre que du plan-plan scientifique. J’ai des envies et des visions, que probablement je n’arriverai pas à mettre à exécution cette fois-ci, faute de temps, de talent. Mais… ? Et l’épouse, la mère dans tout cela ? Peut-on gratter des spectres fréquentiels, composer des chapitres, et en même temps chanter Summertime au moment du coucher et remplir le frigo ? Peut-on être disponible à tout ? Puis-je être disponible à tout et surtout à tous ? Disponible à moi-même ?

Qui suis-je et que serai-je lorsque j’aurai achevé cette métamorphose ?

Eluard, pour donner mots à toutes ces motions :

Notre Mouvement

Nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses
Le jour est paresseux mais la nuit est active
Un bol d’air à midi la nuit le filtre et l’use
La nuit ne laisse pas de poussière sur nous
Mais cet écho qui roule tout le long du jour
Cet écho hors du temps d’angoisse ou de caresses
Cet enchaînement brut des mondes insipides
Et des mondes sensibles son soleil est double
Sommes-nous près ou loin de notre conscience
Où sont nos bornes nos racines notre but
Le long plaisir pourtant de nos métamorphoses
Squelettes s’animant dans les murs pourrissants
Les rendez-vous donnés aux formes insensées
À la chair ingénieuse aux aveugles voyants
Les rendez-vous donnés par la face au profil
Par la souffrance à la santé par la lumière
À la forêt par la montagne à la vallée
Par la mine à la fleur par la perle au soleil
Nous sommes corps à corps nous sommes terre à terre
Nous naissons de partout nous sommes sans limites

— Paul Eluard, Le dur désir de durer, 1946.

Images : Paul Eluard, illustrations lithographie/stencil par Marc Chagall, Le dur désir de durer, Ed. Bordas, Paris, 1950.