La mer emprisonnée

Une grille de simulation eulérienne ?
Bretzel géométrique au goût de sel
Sous le solide immuable, le liquide fluctuant
La rouille au sucre glacé, l’écume écrémée
La mer emprisonnée
L’échappée apaisée

La mer emprisonnée, S.P., tous droits réservés, avec son aimable autorisation. À regarder avec le son sans modération.

2023

2023 finalement se résume en un mot : écriture. Dans cette renaissance, une maille de particules scintillantes m’a connectée à tout. L’écriture a modifié mon approche au monde, aux personnes, à la chercheuse que je suis, la mère que je n’aspire pas à être, et a provoqué la profusion de nourritures humaines.

Je ne pense pas qu’il soit possible de vivre éternellement avec ce rythme-là, cette folie-là implantée dans le crâne, dans une semi-exaltation sur 70% de l’année. Impossible de continuer à mener tant de vies parallèles, tout en secouant violemment les âmes que je croise – qui ont pour l’instant, souvent, la bonté et l’élégance de me remercier de le faire.

Mais ce qui me donne de l’espoir, c’est que lorsque la nouvelle année s’ouvre et que je serre les dents pour encaisser la tempête de travail qui s’annonce, il y a en ligne de base, en mon sein, une grande paix. La grande paix d’être.

Et peut-être qu’avec cette quiétude-là, je réussirai à mener la barque de ma folie en 2024, j’ai encore envie d’être surprise, tous les jours, à chaque instant, encore envie de m’arrêter dans mon quotidien, de vous croiser, de partager, de m’émerveiller et de venir écrire ici avec mon ridicule enthousiasme : « Ma vie est un roman. »

Gesine Arps, Cammino sul raggio di luce, 2022/23

My poor Niagara

En 2011, je découvrais les chutes du Niagara et j’avais tenté, par l’usage des mots, de convoquer une image autre que celle de leur triste dénaturation qui me retournait l’estomac. Me voilà de retour aux mêmes chutes, cette fois au cœur de l’hiver. Et c’est toujours un gâchis. J’essaie de faire abstraction du béton, du clignotement des tours, des casinos, de la commercialisation immiscée dans la moindre goutte d’eau. J’essaie de me concentrer sur le grondement, sur le gouffre, l’informe nuage qui tombe, s’élève, pleut et détrempe nos visages.

Mais je n’y arrive pas.

L’image qui s’impose à moi à ce moment-là, et dans laquelle je m’échappe, c’est celles des chutes d’Iguazu en avril 2022. Juste après les orques de la péninsule de Valdes –encore une page que je n’ai pas écrite parce que j’étais asséchée.

Les chutes d’Iguazu, c’était ce petit matin alors que le parc naturel s’éveillait à peine. Nous étions les premiers et les passerelles de bois étaient vierges. Nous nous faufilions entre les lianes, dans le cri des singes, d’oiseaux colorés ; à chaque tournant, derrière les rochers peinturlurés de boue orange, il y avait une surprise. Un nouveau morceau d’eau, un bout de cascade. Et enfin il y a eu les chutes. Dans des dizaines de plans et d’arcs-en-ciels, nos chemises de toile déjà humides, comme un panorama infini de ciel qui s’explose joyeusement au sol. C’était un feu d’artifice à la géométrie et aux couleurs inversées. C’était tant de vie qui coulait à flots.

Tout en haut, surplombant les chutes, de longs ponts traçaient leur ligne gracieuse sur la lagune. En les traversant, on pouvait se mettre à douter de sa matérialité, on se sentait flotter. Le vol épuré des toucans. Et puis l’orage qui nous avait surpris sur la Garganta del Diablo, comme si tout à la fois se déchaînait et que nous allions finir aspirés dans des tourbillons d’eau ; les enfants hurlaient de peur et de joie mêlées.

C’est à tout cela que je pensais en arpentant le béton jonché d’emballages de chips et de snickers, le long des Niagara Falls. Et à cette exclamation de la première dame Eleanor Roosevelt arrivant à Iguazu en 1944 : « My poor Niagara!… ». Elle comparait les tailles, les amplitudes, les flux. Moi je m’exclamais pareil, mais parce que j’étais sincèrement navrée. Navrée de cette défiguration. Navrée de la capacité de l’Homme à massacrer la beauté.

Niagara Falls, décembre 2023

Choses apaisantes

Denfert-Rochereau aux pavés vides et irréguliers, Paris grise et froide à la sortie du RER
Dans le hall d’entrée de mon laboratoire, le parfum assaillant de grands bouquets de lys – et autres restes d’une conférence terminée
L’odeur de vieux bois de mon bureau, ressortir mes tasses et mes stylos, les poser à leur place
Le déroulé lent et parfait du papier glacé de mon poster A0 au moment de l’impression
Arrivée à la maison, pousser la porte d’entrée, dés-enclencher l’alarme, recevoir dans les mêmes bras la chaleur et le parfum de chez nous
Un message qui parle de gants pour se protéger les mains, de sang, et de place dans mon « monde fascinant »
Les fils d’amies, de ma soeur, lunairement en phase
Lorsque la journée se déroule et parvient à son bout sans accroc, accompagnée de douceurs
Déposer ces mots.
M’écraser sans réfléchir dans le sommeil.

In the field

Dans les couloirs de l’Observatoire, cette question récurrente :
How was your field trip today?

Tous les jours, les quatre-quatre partent à l’assaut de la pampa, transportant des équipes de techniciens et de chercheurs, armés d’un talkie-radio, de boîtiers électroniques, de pièces mécaniques, de crème solaire, de chapeaux.

Visser, dévisser des câbles mâles et femelles
au voltmètre, contrôler des voltages
tester sur les panneaux solaires l’effet de l’ombre des grillages
attendre le clignotement vert de cartes mères rebelles.

D’antenne en antenne, déambuler et éviter les buissons d’épines.
On croise des chevaux sauvages, des vaches d’élevage, des serpents, des veuves noires, et de braves petites fleurs jaunes ou rose pâle, incongrues au milieu de l’aridité.

Pendant que M. termine sa série de tests, je m’abrite du vent, assise dans le sable, dos contre une antenne, je note les valeurs qu’il mesure sur mon téléphone. Les Andes, exceptionnellement enneigées cette année, semblent écrasées par tant de ciel.

La traversée des hémisphères et l’immensité crue a réussi à éteindre le flux de mots et de pensées dans ma tête. Je ne suis jamais aussi tranquille que in the field.

Antenne 84, G@A, nov. 2023

Harmonie du soir

Marie Laurencin, Danseuses espagnoles (détail), 1920-1921 (en ce moment à la Barnes Foundation, Philadelphie)

J’aime ici, dans notre enclave pennsylvanienne, l’équilibre de nos soirées, les alternances et les harmonies qu’elles permettent. Ce soir, seule avec les enfants, je prépare un dîner semi-japonais, fais la vaisselle, le tout dans une longue paix – l’entropie et les cris réduits au minimum.

Je m’accoude à l’îlot en chêne de la cuisine, allume le haut-parleur, sélectionne un morceau. Cela m’arrive rarement, de ne rien faire, juste de m’arrêter et d’écouter la musique.

A. est en train de se préparer pour se coucher, il me glisse : « Maman, tu écoutes toujours le même Nocturne de Chopin. »

Son : non pas le Nocturne en question, mais Carnaval, Op. 9 : XII. Chopin (1834, interprété par Daniil Trifonov, 2017), écrit par Robert Schumann en évocation à Chopin. Le premier vouait une grande admiration – non réciproque – au second. Quelle vie, ce pauvre Schumann, entre la longue lutte pour pouvoir se marier avec celle qu’il aime (Clara), les acouphènes et les hallucinations musicales sur la fin, terminer sa vie à l’asile après s’être jeté dans le Rhin en pantoufles.

Choses de la saison qui change

Jour de la Toussaint quelque part au fin fond de la Pennsylvanie.

Lorsque pendant la nuit, toutes les feuilles sont tombées.
Lorsque les visioconférences ne démarrent plus à l’aube car l’Europe est passée à l’heure d’hiver.
Marcher dans le froid avec une écharpe en laine rouge.
Roald Dahl et Wes Anderson se rejoignant dans une chorale de rétro roux.
Commencer une étude neutrinos avec un chercheur qui s’appelle Fox.
Prendre une douche brûlante au son de vieilles milongas.

Son : Pedro Laurenz, Martin Podesta, La Vida Es una Milonga, 1925

Spooky and happy

J’aimerais que mes journées soient toutes de cette lueur. Pleines de perspectives scientifiques, résumées simplement par O. : « C’est cool comme moment ! ». Pleines de ce fil vert avec L. qui donne de la profondeur et le sourire à chaque fois que j’ouvre mon téléphone. Pleines de musique. A. a enfin ce déclic postural cet après-midi, avec sa prof de piano ; ses coudes se détendent, et le ruban de notes qui en découle fait couler le ruban d’eau sur ma peau. C’est un étrange privilège d’assister à la transformation d’un morceau et de son fils dans la musique, voir en lui croître la technique comme un champignon, le voir habiter son jeu, prendre de l’ampleur et de la pertinence – et Bach passer du labeur au chatoiement complexe et délicat. Pour changer drastiquement d’époque, dans la voiture, au retour, nous hurlons tous les trois sur les feux d’artifices de Katy Perry. Je prépare un stew de poule, K. termine sa rédaction illustrée de japonais, A. ses exercices de français. Puis la nuit tombée, ils se déguisent en gentleman-vampire et en mignon-sorcier et nous allons trick-or-treat-er, faire la tournée des maisons alentours décorées de bougies-pumpkins, les pieds pris dans les feuilles. Plus tard avec P., regarder Omar Sy enfiler son dernier déguisement, et de ses yeux pétillants, incarner mon héros d’adolescente. Enfin aux petites heures indécentes, ce merveilleux exercice : me passer et repasser une vingtaine de fois la plus belle scène de l’histoire du cinéma, l’or, la magie et la finesse sur les quais de la Seine, pour faire accréter et jaillir des astres dans mon nouveau chapitre.

Choses odorantes et colorées

La pluie sans discontinuer
La chute des noyaux de gingko à ramasser et à griller
Un tapis de feuilles mortes comme des post-its décollés
Le parfum de Earl Grey
A., sa petite voix de choriste quand il chante Haydn
Au piano la virevolte des notes de Bach
K. ses mains noires de fusain
Naviguer entre des problèmes de compilation mac
Un manuscrit de thèse à rapporter sur les supernovae
Les autobus à répétition sur la route de Kerouac
La funny face d’Audrey Hepburn

Au bureau, au salon de l’Hôtel de l’Abbaye

Dimanche. En fin d’après-midi, je m’habille enfin pour enfiler Paris, je me glisse dans le bar de l’Hôtel de l’Abbaye. Le bruit blanc de la fontaine comme un écho à celui sur lequel je prépare des transparents. L’éditeur Overleaf de l’article que j’écris comme un écho à la verdure qui tapisse les feuilles. Les extensions latérales de particules dans les gerbes inclinées comme un écho au vase fleuri au rebord de ma table.

Quand je sors dans la nuit, il pleut à verse, l’eau coule entre mes doigts de pieds nus, je m’engouffre dans un métro, dans le RER, il y a quelque chose dans l’odeur de l’air, dans le grain des gouttes sur la peau, quelque chose aujourd’hui dans la cadence du jour qui tombe et la couleur des visages que l’on croise, le repos de mes songes : l’automne qui s’installe.