La maison au bord du lac

Un soir, sur un de mes coups de tête tarés-mais-maîtrisés, j’ai loué une maison en surplomb d’un lac, à Cambridge, Ontario, parce que pourquoi pas. Je me disais que les enfants pourraient jouer dehors et que j’écrirais mon livre en regardant les reflets. Le lendemain matin, nous avons pris la route.

Pendant six heures, les fermes et granges pennsylvaniennes, new yorkaises et canadiennes se succédaient dans leur désolation hivernale, une lumière lugubre dans le déclin. Six heures dans une semi-conscience, entourée de fantômes.

À l’arrivée, la maison est parfaite. La lune dépose d’entre les arbres une lueur fantasmagorique. L’eau semble briller dans la nuit.

Cette nuit-là, je la passe en semi-transe dans la véranda avec mon gros manteau d’hiver, les doigts gelés, à noter tous les délires mentaux de la route. Je suis au cœur d’un champ de bataille, à me noyer dans des transcriptions de lettres, d’équations, de vers, faustiens, nervaliens, schwarzschildiens, einsteiniens.

Cambridge, Ontario, décembre 2023

C’est étrange et enivrant, cette liberté acquise au fil de années, qui me permet de vivre la vie que j’entends en naviguant dans une forêts de contraintes. Soudain il me revient l’un de mes premiers amours lycéens, cette pièce si puissante de Robert Bolt, A Man for All Seasons, où Sir Thomas More explique à son gendre le pouvoir salutaire des lois des hommes :

“Oh? And when the last law was down, and the Devil turned ’round on you, where would you hide, Roper, the laws all being flat? This country is planted thick with laws, from coast to coast, Man’s laws, not God’s! And if you cut them down, and you’re just the man to do it, do you really think you could stand upright in the winds that would blow then? Yes, I’d give the Devil benefit of law, for my own safety’s sake!”

— Robert Bolt, A Man for All Seasons, 1960

J’admets que le parallèle est un peu flottant [d’autant que Sir Thomas More, lui, finit décapité], mais je sais aussi mes forêts de contraintes quotidiennes nécessaires et salvatrices. Ce sont elles qui construisent l’équilibre et la justesse de ma vie, comme les lois la société. Cela n’empêche pas, entre les arbres, de se perdre dans les cabanes de sorcières, de connaître tous les chemins de traverse pour accéder aux clairières enchantées, mais toujours protégée par la solide forêt du fondamental.

Choses insoutenables

Arpenter la petite ville universitaire sous la pluie
de bibliothèque en librarie,
à la recherche d’un exemplaire de Faust
Les allées du campus, désertes, paisibles, grises
Le Magnificat céleste tout en haut de l’âme
Dans la transe, l’épiphanie
d’avoir trouvé la pièce manquante à mon prochain chapitre
Arpenter mon monde parallèle, au milieu de fantômes
Sylvia, Schwarzschild, Montero, Goethe, leurs folies
Ouvrir des livres anciens au Webster,
aux pages crayonnées dans ce cursif allemand
Débusquer Goethe, enfin.
Être plongée dans le sentiment océanique cher à Romain Rolland
La résonance absolue avec toutes les particules de l’Univers
y compris les neutrinos de ultra-haute énergie.

L’insoutenable certitude d’être vivante.

Son : Suite et fin d’hier, le Magnificat de la transe. Taylor Scott Davis, Magnificat: V. Gloria Patri, VOCES8 Foundation Choir & Orchestra, 2023

Caspar David Friedrich, Frau vor untergehender Sonne, huile sur toile, circa 1818

Les toilettes comme un roman

Je ne sais pas si j’arrêterai un jour de me sentir ridiculement privilégiée à chaque fois que je grimpe les marches de pierres et pousse la porte de mon laboratoire d’astrophysique. Lorsqu’on a rêvé si fort d’en faire partie et qu’on a eu mal à différents endroits pour en arriver là, le sentiment d’irréalité subsiste encore, plusieurs décennies plus tard.

En comparaison, pousser la porte de ma maison d’édition est une aventure nouvelle, qui me fait légitimement retenir mon souffle à chaque incursion. Dans le hall d’entrée, les portraits des grands auteurs m’observent, peu rassurants. Je demande mon éditeur à l’accueil et attends qu’il descende me secourir avec ses yeux très bleus.

Pour meubler ce moment, je me rends aux toilettes : minuscules toilettes n’accommodant qu’une seule personne, avec un sas-lave-mains. Au moment où je pousse la porte, surgit une femme. Regard dur, rouge à lèvres carmin et longue natte noire dans le dos, une sorte de Mercredi en mode cinquantenaire. Elle est surprise, moyennement ravie de se trouver nez-à-nez avec moi dans cet endroit exigu et privé. Je marmonne : « Pardon… » et la laisse sortir. Une série de couvertures et de titres s’imposent et défilent immédiatement dans l’avant-plan de mon cerveau : La métaphysique des tubes, Stupeurs et tremblements

Quel meilleur endroit que les toilettes pour croiser Amélie Nothomb ?

Coriolis Night

Je lui avais proposé : « Retrouvons-nous sur la tombe du physicien qui a théorisé la force fictive, qui est, avec les rayons cosmiques, un ingrédient moteur de la dynamo galactique. »

C’est un jour parisien froid et blanc. Je l’entends arriver, ses pas sans hâte, presque hésitants, sur les feuilles humides. J’étais alors assise sur la stèle voisine, les doigts gelés sur mon laptop, en train de terminer mes transparents pour le grand oral de mon projet devant le laboratoire.

Les quinze heures suivantes sont suspendues, quelque part entre la science et la vie. Le temps de parler particules, la nuit est tombée, transformant mon bureau en un havre de bois doré ; dans la pénombre, nous nous faufilons dans les murs imposants de l’Observatoire, dans la salle Cassini qui égrène le temps.

Vers une heure du matin, nous quittons l’Ile Saint-Louis, et j’avise sur notre gauche le quai de la Tournelle. J’y ai passé plusieurs nuits ces derniers temps, à regarder en boucle la plus belle scène de l’histoire du cinéma. Je l’entraîne : « Viens, descendons là ! » Le quai a exactement la lumière du film : l’or, le cuivre ; et Paris nous entoure, noire et élégante, Notre-Dame brille dans ses échafaudages. Sur cette plateforme de danse, lisse et régulière, dans ses pierres orangées – je monologue, transportée, bien emmitouflée dans mes bottes, mes bas en cachemire, mon manteau cintré, les mains brûlantes. Je raconte la scène : Goldie Hawn en apesanteur, Woody Allen dans sa maladresse touchante, la perfection, et comment là-dessus je viens greffer la description du moment angulaire, du mécanisme d’accrétion et d’éjection, et que mon éditeur m’a dit que ça fonctionnait… Je parle, je parle, et un moment, je m’arrête, parce que je m’aperçois que tout s’est arrêté.

A. m’interjecte, la curiosité fusant de tous ses yeux et ses lèvres :
« Et ensuite ??
— Mais ensuite rien. Enfin, si, tout. Mais pas comme il se passerait entre deux êtres lambda. Simplement ce moment parfait, magique. »

Ma soeur rit : « Pfff… ta vie, c’est vraiment un film ! »
L. me dit tendrement : « Ta vie est un roman, ma chérie. »
Je leur réponds que oui, tellement, et j’aimerais que ça ne s’arrête jamais.

Son et image : Woody Allen, Everyone Says I Love You, 1996, extrait de la scène finale.

L’île brisée

Je disais à P. ce soir, alors qu’on préparait une cranberry sauce pour la dinde, la purée de patates douces, la salade de pousses d’épinards aux noix de pécan… [When in Rome do as Romans do] : il faut vraiment que je termine ce livre et que je passe au suivant. Cette idée que nous sommes si seuls, chacun dans nos instituts, nos géographies, et que quand on se re-croise à ces conférences, à ces réunions de collaboration, le temps d’une nuit, d’un dîner, d’un café soudain on reconnecte, on se rassemble comme des pièces de puzzle, et que de cette façon si profondément humaine, on fait avancer la science… c’est cette notion-là que j’ai retrouvée cette fois-ci à Malargüe, et je me suis rappelée que c’est ça que je veux écrire.

Je repensais à cette belle phrase de Cocteau que m’avait offerte Jérôme Attal :

On travaille pour des frères mystérieux qu’on possède à travers le monde. Il y a une île qui est brisée, dispersée à travers le monde. Et, en somme, l’art est une espèce de signal, comme un mot d’ordre pour retrouver des compatriotes.

Peut-être que finalement, c’est la même chose en science comme en art.

Les petits lecteurs

Les garçons déballent les boîtes d’alfajores, les bricoles en bois, en pierre et en terre cuite dans des pépiements joyeux. P. s’est éclipsé pour toute la soirée – lui pour se retrouver avec lui-même, moi pour me retrouver avec mes enfants. Pendant qu’ils finissent de dîner, ils me demandent de raconter ce que j’ai fait en Argentine. Je leur dis : tenez, je vais vous lire ce que j’ai écrit dans mon carnet.

Je ne comprends pas très bien ce qui se passe – j’imagine les phéromones, whatever that means – mais K., six ans, va chercher un mouchoir comme je progresse dans mes billets, et puis nous terminons tous les trois autour de la boîte. Ils disent : « C’est beau et émouvant ce que tu écris, Maman. » [En japonais, ça sonne un peu moins niais, ou alors probablement le niais fait partie de la norme japonaise…]

Lesdits mystérieux phéromones, les vingt-quatre heures de transit que je viens de me taper, le décalquage, et je ne sais quel élan narcissico-taré fait que je m’entends annoncer : « Préparez-vous vite pour dormir, et je vais vous lire le premier chapitre de mon livre. » [Ce sont mes premiers lecteurs, en dehors de mon éditeur.]

Je sais très bien que demain, j’aurai envie d’arracher la tête de A., que je dirai à K. que c’est son problème s’il veut continuer à se rouler par terre, que j’aurai envie de repartir dans les airs et me dire que je suis une mauvaise mère. Mais ce soir, c’était la trêve – et le partage, inconditionnel.

Son : Jóhann Jóhannsson, The Theory of Everything, in The Theory of Everything, 2014.

Ralph

James Stewart in Bend of the River, 1952.

Il y a ces personnes qui sont à 30 sigmas de toute forme de vie humaine. Ce théoricien allemand devenu aussi expérimentateur, à l’esprit d’une brillance hautement supérieure, si calme, bienveillant et visionnaire, est celui qui tient la collaboration Auger et qui dirige son institut depuis six ans. Sa présence dans une pièce est comme un baume. Les tensions s’apaisent et la physique ré-émerge. Il manie avec une force tranquille le langage scientifique comme les histoires drôles.

Tout le monde sait que c’est mon idole et j’en joue volontiers en plaisantant avec mes collègues, comme s’il était Brad Pitt – ou non, plutôt James Stewart. Avec son grand chapeau de cuir, son air doux mais ferme, sa silhouette bien faite et ses chemises bien repassées, il a effectivement une certaine dégaine – pas désagréable.

À Malargüe, l’homme le plus occupé de la communauté m’accorde deux dîners avec l’équipe allemande pour discuter stratégie autour du projet G. En rentrant du second, dans le lobby de l’hôtel, je tente ma chance et lui demande conseil sur ma carrière. Le lendemain matin, nous avions rendez-vous à 7h30 pour petit-déjeuner. Il a réservé une table dans un coin. Et il se passe ce que j’espérais secrètement : la connexion.

Nous parlons de tout ce qui importe. De sa fille. De mon fils. Il m’annonce aussi comme une évidence : Oui, tu vas prendre la direction de ton laboratoire – avec panoplie de raisons et conseils. Je n’en suis plus à ça près, et un jour où l’autre les frontières vont se dissoudre, alors je lui parle de mon livre. Comme Andromeda, comme N., comme K., il me dit n’avoir jamais rien lu qui donne la dimension de ce que nous vivons, nous scientifiques, et m’intime de l’écrire. Il est l’heure d’aller travailler. Il me propose : demain, on continue, à la même heure.

Le lendemain, je grignote mon alfajor trempé dans le mauvais café argentin et il dévore son breakfast continental. Il n’y a aucun déchet dans ce que nous partageons. Le soir-même, au dîner de collaboration Auger, devant deux cents personnes, il fait un one-man show, un discours drôle, fin, émouvant. J’y retrouve des bribes de notre conversation matinale. Je me dis que c’est une coïncidence, mais quand je l’attrape plus tard pour lui exprimer mon enthousiasme, il me fait un clin d’oeil, puis me propose : demain matin, avant ton départ, petit-déjeuner à 7h.

L’homme le plus sollicité de la communauté envoie gracieusement paître tout le monde pendant notre troisième petit-déjeuner en tête-à-tête : « Nous avons des choses à nous dire avec Electre. » Je sais qu’il est rentré se coucher la veille à 2h, a dormi à peine quatre heures pour discuter avec moi. J’avais aussi peu dormi, mais je m’en moquais bien.

Je me disais : peut-être qu’en conversant avec Ralph, en écoutant ses pensées, ses conseils, ses histoires, sa vision, sa sagesse va finir par infuser un tout petit peu en moi ? Je me plains tellement de manquer de reconnaissance dans mon métier, de donner tout le temps, du sentiment d’abus des hommes, je médis, je peste, je suis pleine de colère et d’aigreur. Et voilà un homme qui n’est que générosité et brillance d’esprit. Qui fait tout pour la communauté dans la considération de chacun et l’amusement de la physique, toujours débordé par ses engagements, les cheveux blanchis par ces six dernières années, et qui ne se plaint jamais.

Je monte dans mon taxi, affronter les quatre heures de route vers Mendoza puis mes quatre vols jusqu’en Pennsylvanie, et j’emporte avec moi cette réflexion : devant les ailes de la gaussienne, on ne peut que se sentir toute petite.

Oops I did it again

En 2008, j’ai perdu une copine de thèse, à cause d’un post que j’avais écrit ici, et qu’elle avait découvert. Ce n’est pas très difficile, quand on me connaît, de taper quelques mots-clés et de chercher ce carnet. J’avais évoqué une scène et décrit certains de ses traits de façon peu flatteuse. Elle s’en était fortement émue. Je la comprends. Ce n’était pas très classe de ma part.

En 2010, j’ai perdu un collaborateur et ami suite à un autre post que j’avais écrit ici et qu’il avait découvert. Le post évoquait un huis clos pendant un shift en Argentine, et le frottement que les manies des personnes que l’on apprécie pourtant au quotidien peuvent créer. Il s’en était fortement ému. Je le comprends.

J’ai appris, depuis, à faire très attention aux propos que je publie ici. Cependant, la question du degré d’auto-censure subsiste. Et je sais très bien que je suis en train ces derniers temps de flirter avec les limites, voire d’être carrément dans la zone dangereuse. Lorsque j’écris sur les problèmes de la collaboration, sur les propos de la candidate à la direction de mon laboratoire, et aussi lorsque j’écris sur mes enfants, et puis peut-être surtout lorsque je révèle des pans trop intimes – mes réflexions sur la maternité –, je clique et déclique plusieurs fois, et ce parfois à plusieurs jours d’intervalle, le bouton « publier ».

Écrire, ce n’est pas anodin. Je m’imagine qu’écrire ici, sous couvert d’anonymat est gratuit. Mais les deux exemples ci-dessus démontrent le débordement que cela peut causer dans la vraie vie. Et c’est cela qui me terrifie dans le lent effacement de la frontière entre la science et mon écriture. Je sais parfaitement que j’aurai des critiques ou des remarques de collègues qui interpréteront mes propos d’une façon ou d’une autre, à la sortie de mon livre. Écrire, c’est offrir à un lectorat de quoi mâchouiller, digérer, et puis recracher à sa sauce, chacun avec sa salive. Les mots que je ponds vont vivre des vies propres et je ne maîtriserai rien à ce qu’ils deviendront.

Je n’ai pas envie de sacrifier ma carrière scientifique à l’autel de mes phrases. Mais parfois, l’appel de l’esthétique, du storytelling et de leur partage est si fort. Le billet Le carceri d’invenzione, je l’ai mis et démis en ligne tant de fois, car je me doutais qu’il causerait problème – et finalement, il cause problème d’une façon totalement inattendue. (Oops I did it again...)

J’aime écrire dans l’ellipse, dans l’effleurement, en cartes postales et en esquisses, je pourrais n’évoquer que les élans et les belles personnes, que les positivités. Mais si je n’écris jamais sur les choses dures qui importent, est-ce que ma démarche est juste ? Bien sûr que j’ai appris cette leçon fondamentale de ne plus jamais faire de portrait en négatif, et même si je pense que la littérature est intéressante grâce aux écrivains qui ont eu le cran de le faire, je n’ai pas envie ni besoin de me lancer là dedans. Pourtant, faut-il toujours rester dans ce qui est politiquement correct, ne jamais entrer ici dans ce qui peut crisper, interroger, perturber ? Ne jamais rien révéler de moi ce qui compte ?

En 2010, j’étais à Chicago, et j’avais longuement discuté avec mon extraordinaire mentor, Andromeda, et son mari compositeur et guitariste classique. Tous deux m’avaient dit de continuer à écrire, que ce que les mal-pensants pensaient autour de moi importait peu. Cela faisait écho à cette phrase que j’avais (comme par hasard) trouvée dans un livre de Nancy Huston que je lisais alors :

Le monde est un beau gibier pour les esprits qui sont friands de thèmes littéraires. Il est difficile de faire comprendre à ses amis proches que tout est nourriture pour l’imagination d’un écrivain […]. Si j’étais à votre place, je continuerais d’écrire, j’expliquerai aux amis plus tard ; de toute façon, il y a de fortes chances que vous ayez à vous excuser.

— Zelda Fitzgerald, lettre de 1947, citée in Nancy Milford, Zelda, Avon, New York, 1971, traduction : Nancy Huston.

Dans mon livre, il y a deux histoires difficiles qui seront contées. Elles ne me concernent pas, et j’ai l’accord des protagonistes pour les écrire. Je les raconte de façon assez douce, factuelle, sans commentaires, sans donner de leçon, sans propos belliqueux ou politique autour. Mais d’une certaine façon, je dénonce des faits qui ont eu lieu dans deux communautés très puissantes. Il est très possible que les scientifiques ne retiennent que ces deux petits paragraphes sur deux cents pages. Est-ce que cela va me mettre au pilori de la science ? Je m’imagine que je serai protégée car le livre est en français, mais c’est une illusion. Est-ce que je suis en train de faire une erreur ? Car il faut me rendre à l’évidence : ce n’est pas un roman que j’écris, et je sais très bien que ma démarche est un témoignage de ces choses qui se passent dans notre communauté. Je me sers de ma plume, de ma voix, pour porter un message. Est-ce que c’est cela que je veux faire ? Me battre pour cette cause-là, et de cette façon ? Est-ce que cela en vaut la peine ? Le backlash peut tuer et ma carrière scientifique et mon projet neutrinos et mon livre et toute perspective d’écrire.

Cette éternelle question, que je re-visite à tant de niveaux et dans tant de situations : faut-il me taire ?

Bande son : un peu de légèreté et de peps, non pas avec Britney Spears (cf titre), mais avec One Direction, What Makes You Beautiful, in Up All Night, 2011 et Katy Perry, Roar, in Prism 2013.

Flamboyances

Les trois heures de route jusqu’à Philly sont une enfilade de flamboyance. De vallée en gorge, puis dans le dégagement des plaines ponctuées de fermes de bois rouge liseré de blanc, le long des rivières aux noms qui attrapent les rêves : Juniata, Susquehanna… Partout cette tapisserie de roux, de cuivré, de toutes les déclinaisons possibles de l’orange. Je roulais, seule, les couleurs me brûlant les yeux et jusque dans la poitrine. Dans les étincelles de mon cerveau, je construisais les phrases de la fin de mon chapitre, cherchais confusément l’axe du suivant. Je me trompe quatre fois de route… Et cette pensée si forte et douce qui me traverse : quelle chance d’être seule avec moi-même pour vivre pleinement cet enchantement. Ça n’aurait supporté aucune présence humaine. Mais bien sûr a posteriori, la nécessité viscérale de l’esquisse et du partage.

Meyer, encore, comme une évidence pour accompagner cet été indien pennsylvanien : Edgar Meyer, Concerto pour violon : II. Dramma musicale, eroico, lirico et gioioso. Interprété par Hilary Hahn, Hugh Wolff, Saint Paul Chamber Orchestra.

Écrire un livre, what else?

Greg Dunn & Will Drinker/Caters, Brainstem and Cerebellum

D’un coup je me dis : tiens, c’est probablement vers cette période, l’année dernière, que je suis devenue folle. Que j’ai senti mon cerveau scintiller, déborder de productivité, de créativité, que je me suis mise à résonner avec le monde et les gens. Curieuse, je regarde sur mon agenda, et je vois que le 5 octobre 2022, j’avais pris rendez-vous chez une psy.

Je me rappelle maintenant la conversation : « Je suis cyclothymique, je suis très clairement en train de rentrer en mode hypomaniaque. Que faire ? » Elle m’avait répondu de façon assez cavalière qu’on était tous un peu ceci, un peu cela, que ce n’était pas la question, m’avait programmé des séances pour dépenser plusieurs dizaines d’heures et milliers d’euros à faire je ne sais plus quelle thérapie.

J’avais laissé passer quelques jours.
Ensuite, j’avais soigneusement déprogrammé toutes les séances.
Et écrit pour prendre un rendez-vous d’un autre type.

Dix jours plus tard, je discutais avec celui qui deviendrait mon éditeur.

« Je suis en train de rentrer en mode hypomaniaque. Que faire ? »
Je connaissais très bien la réponse, et aucune psy n’allait me la donner : « Écrire un livre, what else? »