La beauté protégée

De retour de la Comédie française, dans la zébrure des phares sur le périphérique, je songe à Roxane et à cette défaillance de recevoir de la beauté, à vous seule destinée, créée pour vous, un peu par vous.

J’ai vécu cette défaillance.
C’est une défaillance. Une attaque cardiaque. Un manque d’air et de sang et la propulsion dans un autre univers qu’on ne savait pas. Plus jamais on n’est la même, après cela.

Et probablement de l’avoir vécu, je devrais être comblée, être certaine d’avoir touché l’essence de la vie.

Cette essence, elle ne peut être que courte et éphémère, comme chez Cyrano, interrompue fort à propos deux fois par la mort. Il doit y avoir un obstacle qui rend ces défaillances impossibles à filer, ces battements impossibles à soutenir dans le temps. Ces beautés offertes, elles doivent l’être dans l’ombre et dans la surprise, dans des langueurs transitoires et tragiques. Dans des étiolements mais qui ne choient pas dans la routine, dans les forces puisées dans des attentes vaines, dans une sérénité métastable aux chatoiements soudains. Dans les constances inconstantes.

Voilà ce qui a été vécu, et qui ne pouvait être sinon. Pendant si longtemps je n’ai pas compris, comment les empreintes de nos mains fluctuaient de leur encre. Le rôle joué par celle qui fermait les passerelles. Pourquoi j’avais été mise dans un placard pieds nus, après avoir été nourrie comme une princesse grecque.

C’était la version moins dramatique que la mort.

Nous pensions – tu pensais – sauver le quotidien. Être de ceux raisonnables qui prennent la ligne classique de droiture. En réalité c’est le grand théâtre de la vie qui se jouait en nous, en dehors et au cœur de nous, sa façon à elle de protéger la beauté, de garder intact l’éclat des sons, la lumière des mots entrelacés d’images. Nous pensions subir la réalité et c’est la grâce de la pièce qui a coulé sur nous.

J’ai compris maintenant, et je chéris cette distance qui protège la défaillance, celle qui a été, celle qui dans le futur reste quantique, probabiliste. La distance qui permet de donner corps sans corps, à des mots sans mots, à des messages qu’on sait existants mais que l’on n’ouvre pas, afin qu’ils restent sous forme d’esprits et de pétales.

À l’ellipse.
À l’éphémère qui ne l’est pas, mais l’est par nécessité.
À la beauté qui nous lie, à l’instant où on la rencontre, car nous sommes alors l’un pour l’autre notre première pensée.

Pennsylvanie, février 2024

Cyrano

Toujours cette diction étrange, une rythmique qui me semble inappropriée au bout des vers, probablement un parler jeune que je ne saisis pas. De même l’articulation me semble hasardeuse, et heureusement que je connais le texte quasiment par cœur pour le deviner et l’apprécier (mais ce n’est pas le cas de mes enfants).

Mais quel texte, vraiment, qui brasse à grandes goulées les émotions, tout ce que Hollywood a repris, les ingrédients sont déjà là. Et le jeu, la mise en scène dans une modernité discrète. Les chants gascons épurent les lignes. Ne restent que les tripes, la salle Richelieu suspendue. Je suis aveugle d’un œil et totalement floue des deux, prête aux picotement des eaux, aux sanglots des veines.

Cyrano de Bergerac (Acte III). Le baiser de Roxane la scène du balcon. Illustration anonyme de 1898 pour la pièce d’Edmond Rostand, avec Coquelin dans le rôle titre. Coll. Jonas/Kharbine-Tapabor

Au bureau, en transit à Prague

Moins profane, déjà, de lire Duras à Prague.
Et ce pont dans la brume qui monte du fleuve, en grandes bouffées riches, les morceaux de glace qui flottent, polystyrène ou piquant de l’eau
la lumière caressante derrière ces volutes, éclairant le château en surplomb – je ne connais aucun nom de monument à Prague.
J’ai fait un saut en ville, juste pris mon cappuccino au lait d’avoine dans un petit café antique, comme il était nécessaire. Je n’allais pas passer 6h à l’aéroport avec un Costa Coffee…
Prague. J’étais déjà venue avec A. – une histoire de pari, je ne sais plus lequel. Elle ne m’avait pas charmée alors. Là, elle m’est mystique, sortie de l’eau avec des démons et des anges européens. Quelque chose de froid, sophistiqué, piqueté de gothique. Juxtaposition bizarre parmi mes translations. Mais je prends tout, vous savez ; le fil conducteur qui maintient mon cerveau : les 5 documents et les lettres en retard de mon ERC. Autour, mettez-moi dragons chinois ou tchèques, chevaliers en armures colorées, cafards de tous horizons, brumes ou sécheresse, je prends, et les écrirai pour les savourer plus tard, je promets.

Six heures de transit à Prague, brume et ERC avec un cappuccino au lait d’avoine, nov. 2024

Duras au Starbucks de l’aéroport de Xi’an

Est-ce profane de lire Marguerite Duras dans un Starbucks a l’aéroport de Xi’an, en mangeant un roll cake et en buvant un cappuccino au lait d’avoine ?
Après une semaine à déguster les mets faits maison du cuisinier de Xiaodushan,
j’avais une envie irrésistible de café hipster, même dans une chaîne – et d’une pâtisserie sucrée. Pause salutaire très courte avant de replonger dans l’ERC. Le 6 novembre sera une délivrance, mais l’élan partagé à quatre, la fluidité et la confiance valent toute la peine.

Autour de nous, tout écrit, c’est ça qu’il faut arriver à percevoir, tout écrit, la mouche, elle, elle écrit, sur les murs, elle a beaucoup écrit dans la lumière de la grande salle, réfractée par l’étang. Elle pourrait tenir dans une page entière, l’écriture de la mouche. Alors elle serait une écriture. Du moment qu’elle pourrait l’être, elle est déjà une écriture. Un jour, peut-être, au cours des siècles à venir, on lirait cette écriture, elle serait déchiffrée elle aussi, et traduite. Et l’immensité d’un poème illisible se déploierait dans le ciel.

— Marguerite Duras, Écrire, 1993

Duras à l’aéroport de Xi’an, avec un cappuccino Starbucks, nov. 2024

Écriture en boucle : réflexions d’un ChatGPT vivant

Le risque de pondre des billets en série pour vider son cerveau, en se relisant à peine, c’est qu’on quitte l’« exercice d’écriture » et pour tomber dans le journal intime à vomir qui conjugue bisounourserie, autocomplaisance et style lourd… [Je déconseille aux rares lecteurs de ces pages de lire les billets qui précèdent, sauf besoin d’un vomitif.]

Je crois d’ailleurs qu’en écrivant ce livre « de science », j’ai travesti mon écriture – si jamais j’en ai vraiment eue une. J’y ai cassé tout ce qui était elliptique et étrange… pour « ne pas perdre le lecteur » et faire plaisir à mon éditeur. « Tu exagères, » me dirait-il. Et il aurait raison.

Un jour, il faudrait qu’au-delà de bavouiller ici en qualifiant pompeusement la démarche d’« exercice », je me jette un peu plus sérieusement dans la littérature, et que je lise, que je lise.

J’ai l’impression dans ces pages d’être en vase clos, de me répéter, d’alterner entre trois tournures et modes d’expression. En relisant mes anciens billets, je m’auto-alimente. Ce carnet est un ChatGPT vivant.

Note 1 : D’ailleurs, Chat GPT me répond « Votre réflexion soulève des points essentiels sur l’écriture et l’authenticité. Écrire de manière répétitive peut mener à une stagnation et éloigner de sa voix personnelle. Explorer et renouveler son style est crucial. L’idée de plonger dans la littérature est inspirante et pourrait enrichir votre écriture. Le parallèle avec un “ChatGPT vivant” souligne le risque de schémas prévisibles. »

Note 2 : Le titre de ce billet a été proposé par ChatGPT. Voilà.

Salvador Dalí, L’énigme sans fin, 1938. Huile sur toile, 114,3 x 146,5 cm, Madrid, Muséo Nacional Centro de Arte Reina Sofia

Pensieve

En flux ultra-tendu, comme on dit, et j’ai semble-t-il fermé tous les interstices pour éviter de me perdre dans des émotions – je n’ai pas cette marge de manœuvre, j’avance et j’abats solidement ce qui doit l’être, je ne m’arrête pas, je ne contemple pas, je ne me pose pas de questions, je ne me plains pas, je fais.

Mais se bousculent dans une zone à laquelle je n’accède pas, les sujets de billets, les esquisses et les personnages, les bribes de conversations, les souvenirs.

Il faut les sortir un par un de la tête. J’avais déjà évoqué dans ces pages cette image de pensieve, elle est très juste : les filaments de pensée, comme des grandes structure d’Univers ou des plasmas dans des restes de supernovae. À extraire, à sublimer – pour exister ?

[Certains billets seront donc postés avant celui-ci, pour suivre l’ordre chronologique des événements et des pensées.]

I sometimes find, and I am sure you know the feeling, that I simply have too many thoughts and memories crammed into my mind. […] At these times, […] I use the Pensieve. One simply siphons the excess thoughts from one’s mind, pours them into the basin, and examines them at one’s leisure. It becomes easier to spot patterns and links, you understand, when they are in this form.

— Albus Dumbledore, in J. K. Rowling, Harry Potter and the Goblet of Fire, 2000

Albus Dumbledore s’extrayant une pensée pour la déposer dans le Pensieve, Harry Potter and the Half-Blood Prince, dir. David Yate, basé sur le roman de J. K. Rowling 2005.

Le rayon Sciences

La grande salle des Actes en Sorbonne un jour d’assemblée de la Faculté de théologie, le 5 mars 1717. Tirage photographique d’une gravure de Nicolas Edelinck, d’après un tableau de Nicolas Vleighels.

Sous la pluie d’automne,
descendant la rue de la Sorbonne,
sortant de la salle des Actes
où se réunissaient les dirigeants de l’Université,
comme dans un tribunal,
causant science, médecine et ingénierie
le long de longs pupitres antiques au bois gravé,

je me réfugie à la Librairie Compagnie,
mais comme toujours,
le rayon Sciences est caché dans le sous-sol,
au fond d’un couloir.

Il pleut.

On me dit que le livre que je cherche est chez Gibert,
alors je prends d’interminables escalators,
parce que comme toujours,
le rayon Sciences est caché au 5ème étage,
au bout de dédales bordéliques.

Ensuite j’achète un flat white à emporter
dans un café hipster,
il pleut,
et je feuillette dans le RER
4000 ans d’astronomie chinoise.

Autrans, David et Amélie

Autrans, Vercors. Dans des chambres de colonies de vacances, lino et moquette usée, projecteur mourant, pas de connexion internet, brume et montagnes invisibles, la prospective quinquennale a réussi la prouesse de monter le gratin astrophysicien dans l’un des lieux les plus inadaptés et inintéressants de la France.

En marge de l’événement pro, David Elbaz illumine la soirée en contant le ciel au grand public. Et je me rappelle en l’écoutant que c’est sous ce ciel grenoblois que tout a commencé.

Je chuchote cette révélation dans la pénombre de la salle de conférence, alors que David brille dans le spotlight, à un collègue que je connais depuis deux heures à peine. Alors que je lui déversais l’instant d’avant mon non-enthousiasme pour cette cuvette montagnarde, pour mes années adolescentes terreuses et glauques… « Je viens de me rendre compte que c’est ici que j’ai eu ma vocation. »

Et David, que je croise avant sa conférence par hasard, qui m’interpelle dans un couloir désert. « Je t’ai aperçue par la fenêtre en descendant du taxi. Je me suis dit : c’est amusant, parce que ce matin, j’étais au comité national du livre, et on a examiné le tien. On l’a mis en première priorité. Ça fonctionne drôlement bien, tu as trouvé un style qui n’est pas gratuit. Et le fait de raconter notre science, tu y es carrément. »

Deux heures plus tôt, j’avais abruptement quitté les ateliers de prospective prétextant un call zoom, alors que je venais de recevoir un message de mon éditeur contenant mon livre mis en page.

Je n’ai encore rien écrit sur tout ça. La couverture. Les épreuves mises en page. À personne je crois que je n’ai pu dire, écrire, ce que ça fait.

Aujourd’hui, je me rends chez mon éditeur, et j’y reste trois heures – qui me semblent cinq minutes – pour qu’il m’explique la suite des aventures éditoriales. Dans l’atrium, je croise Amélie Nothomb ; elle me dit tranquillement bonjour.

David Elbaz et Matthieu Fauré, Alma, Ed. Alisio, à paraître le 16/10/2024

Septembre

Je note pour ne pas oublier : ce début d’automne, orteils gelés dans les ballerines et la caresse grise quand on ouvre les volets, le premier marron et les chemins éculés de l’école.

Je m’entoure au rideau du soir de mes deux petites têtes brunes, bouillottes dans le grand lit, et je leur lis : une heure et demie de Novecento, d’une traite – sur la fin la voix comme une éraflure. Et j’ai bien fait, parce qu’un texte comme ça, ça se prononce à voix haute. Ils rient et ils ont les larmes aux yeux, et nous sommes transatlantiques tous les trois des centaines de fois. Le lendemain, je mets Petrucciani dans la cuisine, et nous nous disons : c’était peut-être un peu comme ça, quand il jouait, Novecento. Je leur lis aussi Ann of Green Gables – en japonais. Et nous allons leur acheter des chaussures en cuir à prix d’or, des cahiers de musique, des pains au chocolat amande et moi un cortado au lait d’avoine. A. me parle de sa nouvelle prof de piano avec un sérieux appréciatif ; une adorable américaine vient avec ses deux petites filles parler anglais aux garçons, au matin je lave et démêle longuement les cheveux d’une poupée de K. avec du Mir Laine. Ils me rappellent Pâques dernier en Pennsylvanie, d’un coup comme s’ils avaient senti le fil tendu, la façon dont ils se connectent à moi, m’entourent et m’aident dans la maison avec discrétion et affection, et se mettent à se tirer eux-mêmes vers le haut. Douce trêve.

O. est dans le Gobi à tester les antennes. Il m’envoie une photo : « Voilà la “Electre’s Room” » pour la prochaine fois où je me joindrai à eux. J’en piaffe d’impatience et je prends patience.

Je sais que maintenant, c’est le moment où l’on se recentre, où l’on se reconstruit dans l’automne et la France, c’est le moment des intensités apaisées où j’abats les tâches jour et nuit, le moment de calme après les mélodrames Netflix de l’été dans la collaboration G., le moment où mon livre s’édite en arrière-plan. Le moment où je pense et prépare la suite. Les suites. Toutes les suites, surtout celles dont je n’ai aucune idée et qui ne se préparent pas. Je consens à tout ce que la vie me réserve. J’espère juste qu’elle y a mis un peu d’écriture.

11 septembre 2023 dans ma ville de banlieue où j’étais en transit, échappée de mes bois, enfoncée dans une crise existentielle, tarée et connectée comme jamais ou comme toujours. D’un 11 septembre à un autre, les immenses vagues bipolaires des intensités et des apaisements, toutes formidables.

Arsène Lupin a fait cela

Mon amour depuis trente ans, dans la collection Bouquins.

Pour continuer dans la thématique de connaître quelqu’un :

– Tant mieux si l’on ne peut jamais dire en toute certitude : Voici Arsène Lupin. L’essentiel est qu’on dise sans crainte d’erreur : Arsène Lupin a fait cela.

— Arsène Lupin, dans L’arrestation d’Arsène Lupin, Maurice Leblanc, 1905

[Quel génie, vraiment, ce Maurice Leblanc.]