J’ai bouffé des polys d’interférométrie, de nombreuses planches d’instrumentation, retracé les calculs de h, le terme de perturbation de la métrique de Minkowski. Les dernières semaines, Princeton, l’IAS, Chapel Hill, des univers sans mots, et un re-plongeon si perturbant, merveilleux et éthéré dans le Rivage des Syrtes, une bande son soigneusement sélectionnée. Je me suis dit : « Tout est prêt, maintenant il faut écrire. »
Au début de cette lecture, je trouvais Murakami faussement humble, trop japonais de sa génération, et je me disais que rien dans son processus d’écriture ne me parlait vraiment. Il le décrit comme un hasard, dit ne pas en souffrir, j’entends dans sa vision de l’écriture et de la vie cette façon si japonaise de ne pas s’appesantir sur le courant des choses, de laisser filer et de prendre sans trop questionner, et ne pas expliquer (悪いけど、しょうがない、頑張ろう). Et si j’apprécie cela dans une certaine mesure, je me dis que dans l’écriture, cela ne me suffit pas. Je ne sais pas si c’est une question de genre (h/f), mais dans mes oscillations hormonales et bipolaires, je me sens évidemment plus proche de Sylvia Plath, Nancy Huston, Marguerite Duras, qui écrivent comme si elles allaient en vivre ou en mourir…
Il y a tout de même ce chapitre sur la nourriture nécessaire pour écrire. Amusant : il y parle de Hemingway. Il y parle d’innombrables tiroirs où il stocke son matériel, au fil des journées et des contemplations. Et à la lecture de ces pages-là, je me dis : oui.
Alors, si vous aspirez à écrire un roman, regardez autour de vous avec le plus d’attention possible. Telle est ma conclusion aujourd’hui. Le monde peut paraître ennuyeux mais, en réalité, il est plein de pierres précieuses brutes, fascinantes et énigmatiques. Les écrivains possèdent un œil particulier qui leur permet de découvrir ces merveilles. Et ce qu’il y a de fantastique, c’est qu’elles ne coûtent rien. Si vous avez un regard acéré, ces joyaux, vous pourrez en choisir autant que vous le souhaiterez, en récolter autant que vous le voudrez. Il n’y a pas de plus beau métier, vous ne croyez pas ?
« Il n’y a pas de plus beau métier, vous ne croyez pas ? » Je crois qu’il y en a un autre qui arrive au même rang : celui de chercheur. Pareil, il crée une description du monde à partir de l’observation et de la digestion de l’esprit. De façon différente, il permet de tendre collectivement vers la construction de la Science. Ce dont on ne se rend pas toujours compte, c’est que l’un répond intimement à l’autre, à chaque instant. La Science ne servirait à rien si nous ne la fabulions pas, et si elle n’était pas contée dans sa création. L’écriture ne survivrait pas sans l’élan humain sous-jacent qui nous pousse à comprendre le monde par une méthode scientifique.
Note : Depuis tous ces derniers mois où je lis et écris de façon quasi-compulsive, j’ai pris l’habitude de venir énoncer ici des inepties pseudo-philosophiques. Je m’auto-fatigue moi-même. J’imagine qu’il faudrait plutôt adopter l’attitude japonaise et être un peu plus humble dans ma non-compréhension infinie de ce monde. Regarder, contempler au mieux, et poser sur du papier ce qui m’apparaît, sans interprétation ni analyse.
C’est quand même bizarre le pouvoir du lâcher prise. Physiquement, je suis toujours au bord du malaise vagal permanent. Mentalement, je décide enfin de lâcher prise. Le soir venu, je me lave le cerveau : je passe trois heures à scanner des robes sur Vinted, j’en achète six, je regarde Dune, je bois du whisky, je lis Murakami et Beauvoir.
Et le lendemain matin, comme je m’assois au café avec un raspberry scone et que j’expédie tranquillement les taches administratives qui me saoulaient…
J’ai enfin mon chapitre 9.
D’un coup, tout fait sens. Les heures à voir et revoir des scènes de Funny Face [et ne pas être d’accord, malgré Audrey Hepburn], à poursuivre Sartre dans des bars à jazz enfumés de Saint Germain, à ne rien comprendre à l’existentialisme, à errer entre sa préface à un catalogue de mobiles de Calder, à chercher des découpages de Matisse. Je découvre que Simone avait son premier appartement d’émancipée à Paris exactement à cinquante mètres de mon institut, elle parle bien sûr de Sartre – comme d’une sorte de work-spouse [il faudra faire un billet dédié là-dessus] – et desdits cafés/bars enfumés. Éplucher les articles du Monde de 1967, la guerre de six jours, le Vietnam, tomber sur un article sur Le Diable et le Bon Dieu. Entendre Pierre Brasseur jouer Kean sur France Culture. Quand j’ouvre Profession romancier de Murakami, y lire son évocation de la révolte étudiante de 68. Au fil des nuits, doucement, la mise en place de cette convergence. Mais le fil m’échappait encore, je me débattais avec acharnement, il m’échappait parce que je le cherchais.
Alors une fois le cerveau rincé. C’est arrivé tout naturellement. Et au moment où c’est là, c’est une évidence. Et une délivrance. Le soleil de printemps qui chauffe l’air à 22 degrés. La couleur des crocus et des jonquilles. Inévitablement, les choses convergent dans la vie – comme c’est rassurant, et comme c’est formidable.
Son : Sufjan Stevens renoue avec la poésie éthérie et ses finales en envolées symphonico-électroniques de ses anciens albums. Même si l’allusion à Jésus ne me parle pas, après tout, on appelle ça comme on veut : Everything That Rises, in Javelin, 2023.
Les univers d’images sans paroles de Aaron Becker. Les univers effleurés par les rêveries musicales. Les mots, me dis-je, ce n’est que le dernier artifice, lorsque tout le reste a failli, et qu’il faut verbaliser pour donner à partager.
Écrire dans l’ellipse, c’est alors la seule façon de rester encore un peu digne, dans un monde de créateurs qui savent attraper, rendre, toucher, sans n’avoir prononcé un seul mot.
Illustration animée : Aaron Becker, The Last Zookeeper, 2024, à regarder en plein écran, toujours.
Je ne mange plus. Je ne dors plus. Je croyais que c’étaient les tracas professionnels – heureusement, O., magnifique, qui toujours me fait pivoter vers l’angle juste des choses. Mais en fait ce n’était pas le professionnel. C’est cet autre monde dans lequel j’ai mis le pied et qui me grignote comme une madeleine. Je suis dans une semi-réalité. J’y suis je crois depuis ce soir d’hiver où j’ai ouvert un paquet ruisselant de notes. Le rappel de cet endroit qui n’existe pas et qui n’existera jamais et qui pourtant me hante et me hante. Alors je l’habille d’un jardin à la Gracq, de plantes roses et vertes, je me perds dans de la mécanique quantique et des interféromètres, j’en nourris tout un chapitre, et à chaque instant de mon existence, c’est comme si, sans que je n’en aie conscience, un fantôme de moi-même vivait dans l’autre dimension. Cette étrange dissociation, proche de la divagation, me donne une sensation d’avoir perdu corps, d’être diaphane, de ne rien comprendre à ce qui arrive, m’arrive, de ne rien saisir de l’existence. Je ne sais plus si je suis les phrases que j’écris, la physique que je lis, la musique qui perle sous ma peau, j’ingurgite de grands latte fleuris pour me faire croire que je me nourris, mais je suis si faible que dehors, j’ai l’impression que les rayons printaniers vont me faire fondre. Et c’est le prix, je crois, pour sortir ce chapitre féerique.
L’illustration complète de ce billet, à contempler en plein écran : Aaron Becker, Journey, 2013
Au cours des longues heures de route vers le Sud puis vers le Nord, lorsque la nuit s’est faite et les petites oreilles endormies, je disserte sur mon livre. P. m’écoute faire ma maïeutique, ponctuée de moments de silence dans lesquels je me plonge pour digérer les conneries que je viens d’énoncer, avant de me lancer dans une nouvelle vague d’enfonçages de portes ouvertes. [Je me dis, quelque part en arrière-plan : c’est grâce à cette écoute merveilleuse, à la fois active et non intrusive que je suis devenue la personne que je suis.]
On parle de Hemingway et de son processus d’écriture en iceberg : n’écrire que la pointe et laisser le lecteur broder sur le reste immergé. Hemingway le pratiquait à outrance sèche, ses phrases si dures, brèves, rincées jusqu’à la fibre. La découverte de ce format m’a bouleversée, à seize ans, quand Mrs Cox, ma prof de lettres anglaises, nous l’a décortiqué avec son Canary for One.
Je dis que je n’ai aucune envie d’écrire à la Hemingway, je tiens trop au lyrisme pour cela. Mais l’ellipse, encore une fois, il n’y a que ça de vrai. Alors cette épiphanie : ce chapitre 10 que mon éditeur dit si réussi, c’est un iceberg. Je n’ai pas le droit de faire de l’ellipse dans mon style puisque mon éditeur me martèle que le lecteur va avoir du mal et que je ne dois pas oublier qu’il s’agit d’un livre de science. Mais l’ellipse, elle est ailleurs. Elle est dans le fait que pour écrire ce chapitre, j’ai lu un roman, deux essais, une pièce, un nombre incalculable d’articles scientifiques et biographiques, autant de bouts de carnets de Karl, passé des nuits à re-dériver des équations, et surtout, j’ai vécu et interagi. L’incroyable nourriture qui a construit ce chapitre, c’est la partie immergée. Car à la fin, seules une dizaines de petites pages en sortent, bien arrangées, bien construites, bien étayées, avec des informations sélectionnées et déposées sur un fil conducteur simple. Mais ce qui donne sa richesse et sa profondeur au texte, c’est, je pense, que moi, autrice, au moment de l’écriture, étais consciente de tout le foisonnement qu’il existait à chaque nœud, à chaque mot. Lorsque que je choisis de citer Karl sur cet instant de sa vie, je sais qu’il y a eu tous les autres dont je n’arroserai pas le récit. Lorsque je choisis d’expliquer l’équation d’Einstein avec certains mots, je sais dans les coulisses le jeu de ses termes. Mais à la fin, c’est au lecteur de construire son propre chapitre, et d’élaborer à partir de ces quelques indices.
Mon chapitre 3 a été le premier sur lequel mon éditeur s’est enthousiasmé, et a posteriori, je me rends compte qu’il a été nourri de façon similaire. Ce qui change dramatiquement cependant, entre le chapitre 3 et le 10, c’est qu’il s’est passé huit mois, dans cette année de ma vie où les jours comptent triple. Ce qui était timide, non assumé, et presque par accident dans le chapitre 3, c’est de la construction maîtrisée, dans le flot magique de la sérendipité de la vie, qui habite le chapitre 10.
Si ce sont là les ingrédients pour écrire bien, que va-t-il se passer maintenant que j’ai besoin de dormir et que je veux poser/reposer mon âme ? Aurai-je assez de nourriture pour la constitution de tous mes icebergs ? Si je vois moins de personnes, si je lis moins, voyage moins, cours moins, si je suis moins illuminée et allumée et tarée, est-ce que c’est encore possible de sortir des choses dans leur justesse elliptique ?
Faire l’apologie de l’ellipse dans des propos pseudo-littéraires ras les pâquerettes, dans une série de billets-roman-fleuve de trois kilomètres de long, c’est aussi ça la classe.
Lecture de Mazaalai, d’Élise Rousseau, fraîchement sorti, mis entre mes mains par mon éditeur : comme j’avais besoin de cet apaisement, le désert de Gobi dans une camionnette en compagnie de naturalistes français et mongols. La piste d’un ours sur des milliers de kilomètres de cailloux et de sable. Je suis replongée dans l’une de mes propres missions [ici et les cinq billets suivants], sur la piste des neutrinos, avec nos antennes dans le coffre, les quatre-quatre de nos collègues chinois, côté Gansu et Qinhai, sur ce même désert de Gobi qui ne connaît, lui, pas de frontières. La lumière déclinante sur les roches grises tirant sur le violet, parfois or, le vent. Le minéral absolu à perte de vue.
À la croisée d’un trois mâts et la promesse d’un nouveau monde De longs champs de coton et des fers et des fouets Des corsets, des rubans, des mousselines colorées Charleston, c’est du Technicolor grandiose, d’innombrables romans de gare, des histoires qui se susurrent ou se murmurent. Mais surtout, le poids omniprésent de la souffrance et de la misère – Et ce n’est pas le Disneyland du paranormal, les Ghost tours, qui entretiennent le frisson inconfortable quand on parcourt le Lowcountry. L’esclavage, c’était il y a cent cinquante ans : quelques générations, c’était hier. Comment construire sur des champs brûlés, des terres données puis reprises, sur de l’inhumanité dans sa forme la plus abominable ? Le Rainbow Row et tout le French Quarter est riant, bobo, coloré, de briques et de volets au vert quasi noir. Les cafés et les pubs vendent des mets exorbitants dans cette atmosphère vintage-luxueuse que l’on retrouve partout. Mais dès qu’on s’éloigne de cette façade, l’Amérique délabrée : l’alternance de fast-foods douteux et de terrains vagues en sable battu, que des noirs-américains esseulés qui déambulent le long de routes sans âmes, dans une allure qui crie leur pauvreté, les rails rouillés qui se traversent comme on écrase le passé, mais sans réussir, encore, à s’en affranchir.
C’est un peu, me disais-je, comme si je m’étais déclarée. Comme la louve de la femme Narsès. Comme Electre. Et d’un coup ça a clos le chapitre précédent de ma vie et ouvert le suivant.
Je me suis déclarée et j’ai pris dans la figure une flopée de choses peu acceptables, sexistes, paternalistes, qui forcent une structuration précise de mon esprit, un cloisonnement délicat, une navigation intelligente. D’un coup, mon mode cérébral a basculé et j’ai besoin de toutes mes forces pour être fondamentalement juste.
Et dans cette fluctuation, une émergence bienvenue. Je disais à L., à M., la semaine dernière : « Je suis insatisfaite de ma relation pourrie à A. J’avais décidé d’abandonner ça cette dernière année et de vivre d’autres choses que j’avais envie de vivre. Mais un moment, il va falloir que j’y revienne. Il s’agit de mon fils. » Et lorsque j’ai atterri à New York, après avoir survolé l’Océan Atlantique, cette évidence qui s’est ancrée en moi et qui ne me quitte plus : tout se passera très bien pour A., il sera magnifique et aura une vie magnifique, et c’est cette confiance-là qu’il faut que je lui transmette. L’énergie, la magie, les certitudes que j’ai tissées avec d’autres dans des fils éthérés et scintillants, je suis enfin prête à les déverser juste ici à mes pieds. À redevenir mère. Et soudain à l’orée de ce nouveau chapitre, je me sens si forte, si juste, tout me paraît accessible et j’ai envie de pleurer ; vous comprenez ?
La Résidence de France sur Kalorama Road a quelque chose de factice à première vue, comme un décor de cinéma, avec sa statue de la liberté dressée dans le jardin, derrière les grilles noires, son éclairage bleu blanc rouge qui se prolonge dans le hall et dans les multiples salles surplombées de lustres de cristal comme des boules disco. Mais à l’intérieur, bois ancien et moulures remis au goût du jour, dans ce mélange architectural moderne épuré, de blanc, de miroirs et d’œuvres d’art monochromes. C’est élégant, sophistiqué, une vitrine parfaite de la France.
Lorsque J. me présente à son Excellence Monsieur l’Ambassadeur, celui-ci commence par cette petite note galante : « Oui, je vous avais repérée ce matin à la NASA, vous avez posé une question qui m’a parue très pertinente. » Et moi, dans mon plus grand naturel, de lui annoncer dès les trois premières minutes de la conversation : « Le grand avantage de travailler comme astrophysicienne à l’Université de Kyoto, c’était que j’avais trois toilettes pour moi toute seule. » Je me dis : soit ça passe et ça détend l’atmosphère, soit je vais aller manger une autre part de galette à la frangipane. Au-delà de toutes mes espérances, il me répond en faisant une référence espiègle à Stupeurs et tremblements.
Alors nous nous isolons dans une petite bulle, au milieu du salon de la Résidence de France. Il me raconte son parcours, son fils, son précédent poste en Chine, il a le regard un peu triste et blasé, il est très élégant, et il se penche pour me dire toutes ces choses, par-dessus ses mains jointes, parfois je me demande : est-ce bien protocolaire ? Voilà vingt minutes que j’ai alpagué l’ambassadeur de France aux États-Unis et qu’il me regarde dans les yeux, comment dois-je le libérer ? Et c’est étrange, apaisant et très beau, ce qu’il me dit, sa vision si humble de la fonction, de l’être humain accessible sous la peau de la politique. Il me raconte quelques anecdotes et découvertes, je crois que je pourrais l’écouter me raconter le monde et les gens qui font ce monde, pendant des heures.
Finalement, nous rompons le charme, parce qu’il faut qu’il aille tenir de vraies discussions, entretenir de vraies personnes importantes, et moi que j’aille manger du jambon de Bayonne. C’est au lendemain, lorsque tout le bureau Science de l’Ambassade me tombe dessus pour savoir de quoi j’ai discuté si longuement avec Monsieur l’Ambassadeur, et pourquoi il avait l’air si absorbé, que je réalise que j’ai effectivement fait une magnifique erreur de protocole.
Le reste du temps, je joue les rôles que je suis venue jouer avec un plaisir certain, discuter science pure avec des chercheurs, stratégie avec des Prévôts d’universités, des dirigeants CNES ou NASA, le bureau CNRS à Washington, et à rattraper vingt ans avec mon attaché scientifique préféré. En soirée, je m’envole dans une présentation sur G. dans la salle de bal de l’ambassade, qui m’émeut autant que le public, je crois.
Puis je prends le volant : les notes de sax de Jess Gillam ouvrent les routes sombres et vallonnées du Maryland et de la Pennsylvanie. À une heure du matin, j’ai fait les trois quarts du chemin à peine. Je cligne des yeux, engourdie, mon esprit erre entre les murs blancs colorés de miroirs et de lustres bleu blanc rouge, je pense au goût de la truffe et du Comté, je pense à J. quand il me corrige : « si je peux me permettre, moi c’est la crise de la cinquantaine que je fais, » au visage de l’ambassadeur quand il s’incline pour me dire ce qui le touche, pour me dire sa surprise, éternelle, à soulever le voile, la peau humaine et découvrir l’altérité.
Je me gare chez moi, entière, à deux heures du matin. Et j’en suis un peu étonnée.