C’est merveilleux

Je m’endors dans le canapé, au milieu de dizaines de bougies qui oscillent dans leurs bocaux en verre, Richard délire dans la neige du Vermont dans The Secret History, et je tourne la page de mon année 40. La poussière noire de la climatisation du bâtiment de physique a eu raison de mes poumons : je tousse, je respire mal – et dans le manque d’air, le sommeil, la fièvre et les chatoiements lumineux, je me demande si je vais mourir cette nuit ou si je suis peut-être même déjà morte. Je me dis : ça ne serait pas étonnant, c’est comme si tout avait été vécu cette année-là. Les suivantes ne seront que le développement de celle-ci, beaucoup moins nécessaires. J’aurai eu cette vie très pleine, que ce jour-là résumait dans une succession de messages de part et d’autre de l’Atlantique. Je pourrais m’éteindre tranquille : A. m’a composé America au piano et cet auteur si élégant, qui avait curieusement pris la peine de m’écrire « C’est merveilleux », sans me connaître, m’a souhaité mon anniversaire.

Gesine Arps, Giardiniere del Fiume, 2018

La lumière les matins de savoir qu’on existe

K. pourra s’enorgueillir plus tard d’avoir appris à lire le français sur des poèmes d’Eluard illustrés par Chagall, dans le halo de sa lampe de chevet, perchés lui et moi sur son lit. Enfin, probablement, il ne s’en rappellera pas, et cette soirée-là sera seulement consignée ici, dans le tiroir de mon cerveau écrit et partagé.

DIT D’UN JOUR

Pour cerner d’un peu plus de tendresse ton nom

La rue était absurde et la maison amère
Le jour était glissant la nuit était malade.

Paul Éluard, in Le dur désir de durer, 1946

Je réponds à K. qui m’en demande le sens : j’imagine, peut-être, que c’est quelqu’un qui lui manque toute la journée et toute la nuit ; qui rend les lieux absurdes, amers, le temps lourd et glissant à la fois.

Ce manque-là – qui me manque. Ces fils qui tirent et qui rappellent à l’ordre les pensées, le reposoir des émotions, cette direction dans le jour faite de petites étincelles au moment des interactions, la lumière les matins de savoir qu’on existe.

Chagall, in Le dur désir de durer, 1946. Un jour il faudra que quelqu’un me décrypte ces illustrations…

Rassemblement

Mon crumble cuit dans le four. Enveloppée de ce parfum rassurant de beurre, de farine et de sucre qui se solidifient, il y a quelque chose qui se des-émiette en moi, i.e., ça se rassemble.

Parmi une liste de lectures recommandées par Jérôme Attal, je trouve – Brautigan évidemment ! – et The Secret History de Donna Tartt, que je m’empresse d’aller emprunter à la bibliothèque. Il faut croire que je suis toujours dans ce puits de potentiel où tout conspire à résonner avec moi. Les premières pages me transportent dans un College Town centenaire du Vermont (État quasi-voisin de la Pennsylvanie), et le sombre héros suit des cours de Grec ancien, si bien que je me retrouve à lire Clytemnestre tuant Agamemnon, Oreste, les Érinyes qui rendent fou, et des pages entières sur la recherche du sublime par les Grecs…

And how did they drive people mad? They turned up the volume of the inner monologue, magnified qualities already present to great excess, made people so much themselves that they couldn’t stand it.

— Donna Tartt, The Secret History, 1992 (à propos des Érinyes).

Hier soir, en cherchant une citation de Sei Shônagon, je tombe avec stupéfaction sur des poèmes publiés de R., mon premier mentor d’écriture, celui qui, dès le collège, a été le premier à me dire de cesser de dégouliner. Il m’a lue avec tant de patience, m’a encouragée à écrire, a cherché à m’emmener vers la modernité et l’épurement, alors que tout dans l’enseignement du Français à l’époque était classique, académique et réglementé. J’étais obtuse, romantique, empêtrée dans ce classicisme et le besoin de baver sans retenue. Je ne l’ai jamais assez écouté, et voilà où j’en suis maintenant, à baver encore sur ces pages…

Mais quand je le contacte – parce que, trip down Memory Lane, quarante ans, personnes qui ont changé ma vie, besoin de dégouliner ma reconnaissance toujours etc. etc. – il m’écrit : « Electre, tu es presque inchangée, tu détiens les secrets des étoiles permanentes. » De quoi rentrer ma tête dans le sable… et aussi me nourrir pendant les dix prochaines semaines.

Et puis il y a S., qui m’offre le partage des sons et des lumières de ses journées dans une simplicité et élégance touchantes. Quand je lui révèle que j’ai un peu de mal à comprendre ce que c’est que « moi-même » en ce moment, il rétorque tranquillement : « Ce n’est pas grave, les autres sont là pour te comprendre. »

Enfin, en direct de Malargüe, Argentine, C., le prof néerlandais-expérimentateur-pilier-de-G., qui m’envoie les photos de ses steaks argentins et autres parillas. Je lui réponds invariablement : « IHYC » (I Hate You C.) et il me répond avec amour : « ILYE ». Ils ont réussi à installer les dix antennes du prototype, huit sont en fonctionnement et prennent des données.

Avec tout ça, il serait grand temps de me rassembler et de continuer à construire.

Bio-behavioral des cigales

En vrac : la lecture des Writer’s life de Jérôme Attal qui m’ébouriffent de justesse, de mélancolie et de poésie. J’écoute en boucle ses derniers singles et je me demande ce que ça peut faire de vivre dans ce milieu de l’écriture, et de musique, précaire et dur, mais avec cette certitude que l’on touche vraiment des gens avec ses mots. To make a difference. À la lecture de ses carnets, ça a l’air assez torturé là comme ailleurs. Mais comme j’aimerais tester un peu de cette vie-là… [Au couvent ! me dirait mon éditeur.]

Au réveil, je trouve un mail dudit éditeur – ça me fait palpiter encore comme une lettre d’amour, quelle idiote… – qui me dit que la reprise de mon chapitre tient la route, que j’ai corrigé les défauts de ma précédente version, bravo ! C’est terrible ce besoin qu’on a encore, à quarante ans, d’être encouragée, d’entendre dire que c’est bien ce qu’on fait, de ne vivre que de miroirs et de rétro-actions. Mais je mesure ma chance d’avoir un coach personnel et professionnel qui m’apprend à éviter la dégoulinade, à faire le deuil de ce que je ne dirai pas – et qui arrive à me signifier que j’écris de la merde avec un tel doigté, une telle douceur, que je ne me vexe jamais.

Ma sœur conclut : « Quand même, tu vas publier un truc ! » et je lui réponds que le truc en question ne m’exalte pas, ce ne sera qu’un livre de science… Je n’ai apparemment pas le talent pour en faire autre chose, et surtout, il paraît que je n’ai pas signé pour autre chose.

Je passe l’après-midi à lire un dossier de promotion Tenure d’une collègue et à rédiger une évaluation de plusieurs pages sur son travail et sa carrière. Pour la peine je m’accorde un matcha latte dans mon café vintage. Et je termine la rédaction dans le Bio-Behavioral Building dont l’architecture qui mêle briques centenaires à vitres modernes me rappelle Londres. Au moins, en faisant cet effort-là, je me sens utile et à ma place. C’est mon métier après-tout (??), d’écrire des évaluations stupides et passer mon temps à faire de la bureaucratie à défaut de Science – et encore moins de Lettres.

Ooka Shunboku (1680-1763), せみ (Cigale).

Ah oui, et les cigales : depuis deux jours, quand je rentre dans la nuit dans les allées vertes du campus, tant de cigales agonisantes au sol sous le jaune des lampadaires. Leurs grandes ailes transparentes, leur tête vert sombre, j’ai évité jusqu’à présent de les écraser.

Choses incongrues et jolies 5

Lire des poèmes d’Eluard illustrés par Chagall
dans une version reliée dénîchée cet après-midi
parmi les dédales du Pattee and Patterno Library
sous une rangée de lampes Tiffany
dans un bar au fin fond de la Pennsylvanie
à minuit
accompagnée d’un local whisky.
Être entourée de quatre écrans
passant le replay d’un match de football américain.

Electre nécessaire

Egisthe (François Chaumette) et Electre (Geneviève Casile), Acte II Scène 8, Electre de Jean Giraudoux, mise en scène de Pierre Dux, Comédie Française, 1971. Éditions Bernard Grasset, 1987.

Je n’avais pas encore eu l’occasion de terminer la lecture d’Electre avec les enfants. Qu’en comprennent-ils ? Lorsque le mendiant raconte la fin d’Agamemnon puis celle de Clytemnestre et d’Egisthe, je suis sur scène à la Comédie, et je dis le texte dans l’ombre d’une salle suspendue. Mais comme je ne suis pas actrice, ma voix se brise au moment où Egisthe crie : « Electre ! »

Quelques secondes pour me ressaisir avant de lire la scène finale.

Jamais je n’avais pleuré en lisant Electre. C’est chose faite ; et je ne pleure pas seule. [C’est donc pour cela que j’ai eu des enfants – pour être en résonance au moment où je pleure pour la première fois en lisant Electre.]

Pourquoi pleurent-ils ? A. est dans la catharsis. Moi je pleure pour Egisthe. Egisthe qui est toute la mesure et la raison magnifiques, et qui se fait tuer pour la nécessité d’absolu, de beauté, de toutes ces choses qui font que l’Humanité souffre, crée, sublime. Toutes ces années j’étais persuadée qu’il n’y avait plus de petite Electre. Je pleure de réaliser qu’Electre est nécessaire.

« On joue parce qu’on deviendrait fou si on ne jouait pas. »

Pages édifiantes (parmi tant d’autres) de Kean, par Alexandre Dumas, adaptation de Jean-Paul Sartre. Anna et son formidable : « Tout ce que je veux, je l’obtiens. » et la nécessité de jouer par Kean : « On joue parce qu’on deviendrait fou si on ne jouait pas. » puis : « Est-ce que je sais, moi, quand je joue ? »

[Remplacer jouer par écrire – et le problème de l’esthétisation à outrance qui empêche de vivre ou bien sublime le moment. Le problème de l’outil d’expression (jouer, écrire…), c’est quand il colle au cerveau comme une partie inamovible et qu’on ne peut plus faire sans.]

Amusant : dans la page suivante, quand Kean joue à être bon, il reprend le texte original de Dumas.

Dramma musicale

Au crépuscule, le campus estival est vide et doucement éclairé de vieilles pierres. Je cherche une bibliothèque où travailler, et j’entre au hasard dans des bâtiments aux noms illustres, sertis de colonnes massives et plantés d’hortensias paniculata. Les classrooms sont ornées sur 360 degrés de tableaux noirs du siècle passé, encadrés de bois vernis, l’horloge du Old Main s’allume comme le ciel s’obscurcit, les écureuils et les lapins passent dans le champ de vision comme une version vivante de Bambi.

Je n’arrive plus à écouter les musiques qui me transportaient avant cette translation. Elles me semblent périmées, comme cette autre moi-même que j’ai laissée sur le vieux continent. C’est un comble de ne pas réussir à écouter Barber sur le sol américain – encore plus un comble que le Concerto pour violon me projette au Japon en avril dernier, dans le cahot des trains tokyoïtes que je prenais des heures durant, de séminaire en séminaire, dans une joie et assurance absolue, avançant mon livre et glanant des collaborateurs… Une autre époque et un état d’esprit qui me manquent cruellement.

Heureusement, il me reste encore Meyer et son concerto pour violon, qu’apparemment je n’ai pas complètement usé à Paris. Je crois même que je le re-découvre en étant ici. C’est tellement américain, cette dramaturgie, et les petits moments appalachiens qui dansent dans l’oreille. [Mais je ne peux m’empêcher derrière de revenir à Ravel, Saint Saëns : le déracinement, propice à la redécouverte desdites racines – et de relire Kean.]

Ce sera sans aucun doute une année très musicale, je l’ai lu dans les très beaux yeux de la pianiste new-yorkaise qui a accepté de prendre A. et K. sous son aile. A. jubilait devant les deux Steinway dans son salon : un demi-queue et un Grand. Elle parlait d’une voix assurée et douce, les jambes croisées, coude appuyé sur le genou, menton sur le poing, de ses propres petits garçons, de l’Espagne où elle a des attaches, de son Studio de piano à New York, et quand elle écoute A. jouer, elle marque un temps puis annonce : « You do really like music, don’t you? » A. dès cet instant est devenu trilingue ; moi je crois que j’étais amoureuse.

Bande originale : Edgar Meyer, Concerto pour violon : II. Dramma musicale, eroico, lirico et gioioso. Interprété par Hilary Hahn (obviously), Hugh Wolff, Saint Paul Chamber Orchestra.

D’Edmund Kean à Tony Stark

Kean, par Alexandre Dumas, adaptation de Jean-Paul Sartre : cette association fortuite (?) de mes deux grands chéris si différents d’apparence, m’a toujours étonnée. Un peu comme si la littérature me faisait un clin d’œil. Dumas le romantique par nature, romanesque, fougueux et feuilletoneux, qui « viole l’Histoire pour lui faire de beaux enfants » (sic). Sartre, avec ses héros alpha-male torturés, en crises existentielles, qui parlent mal aux femmes mais les respectent dans le fond ; avec ses héroïnes fortes et absolues, qui savent exactement ce qu’elles veulent, et qui tiennent l’homme à bout de bras, à bras le corps dans son errance. Sartre et son écriture dure, brute, fougueuse aussi, si moderne, sans ride. Dumas et sa belle plume charnue, forte et gracieuse dans laquelle depuis toujours j’ai aimé me lover. Le fait de les trouver ainsi réunis, cela signifie peut-être que la différence n’est pas fondamentale, qu’il y a une continuité, une nécessité entre Dumas et Sartre. Mes connaissances littéraires et philosophiques sont nulles et je ne saurais broder sur l’impact dumasien, l’existentialisme à la Sartre, son courant, ses amours avec Simone. Mais ce n’est peut-être pas par hasard que ce sont ces auteurs qui m’ont accompagnée depuis l’adolescence, toujours ces bras dans lesquels me jeter lorsque le monde perdait sa couleur, la puissance par delà les siècles, l’éblouissement des analyses et mises en abîmes sur le pouvoir de l’écriture, du personnage joué/écrit/vécu, de l’être sous le filtre de l’art.

Je crois surtout que je suis pitoyablement sensible au personnage du héros sombre, tourmenté, au destin ambigu, amoureux mais qui ne s’accorde pas le droit de l’être (et qui souvent perd tragiquement celle qu’il aime : d’Artagnan, Arsène Lupin, Nestor Burma, …). Marvel n’a rien inventé, et c’est très bien ! parce que c’est terriblement sexy de voir Robert Downey Jr. se malmener soi-même en étant collatéralement odieux avec les uns et les autres, Daredevil ou Jessica Jones dans le dilemme du sacrifice personnel pour la morale (on notera que je cite aussi une femme dans ce tas). La fragilité et la solitude de ces êtres me fascinent et me touchent.

Chez Sartre, il y a souvent cette femme du même standing qui complète le héros. C’est d’ailleurs le cas avec de nombreuses œuvres de cette époque, à commencer par Giraudoux, qui donnait la part belle à la « femme à histoires » qui impulse et donne sa vérité à l’Histoire. C’est une nette différence avec Dumas ou d’autres, chez qui le personnage féminin reste accessoire, objet de l’amour – celle qui meurt. (Dans les Trois mousquetaires, Milady, la puissante et intéressante, est celle à abattre.)

Tout cela – y compris Dumas qui fait son bon mot en parlant de viol – n’est pas très #metoo, et on m’accusera probablement de trahir mes causes ou bien d’être incohérente dans mes lectures (Plath et Sartre, really?). Mais en vérité, il faut arrêter les purifications, le noir/blanc, les « S’ils sont innocents, ils renaîtront. » (Electre, Giraudoux). Le pays où je passe l’année en tient une bonne couche là-dessus. On remarquera surtout que je continue dans ces pages à enfoncer des portes ouvertes comme à un dîner mondain, et à faire de la pseudo-analyse littéraire de comptoir, quand il faudrait, pour l’édification de toutes et tous, que je retourne au couvent de la Science.

Images : (haut) George Clint, Edmund Kean, 1820. Victoria & Albert Museum.
(bas) Robert Downey Jr. as Tony Stark in Iron Man 3, 2013.

Pas tout à fait Hawkins

Ce qui me plaît ici : l’équilibre entre isolement géographique et nourriture académique.

Ici, c’est comme ces villes hantées de séries Netflix d’où l’on ne sort plus. Les miles de champs de maïs et de forêts géologiques nous séparent du Monde. Hier, ravitaillement en whisky dans une usine d’allumettes reconvertie en distillerie ; les enfants remontaient les rails d’un village arrêté au début du siècle passé.

Et pourtant. En début d’après-midi,  je descends, pas complètement rassurée, les marches obscures qui mènent à une librairie d’occasion souterraine, entre le King Cobra Tatoo Shop et le Men Only Hair Salon. J’y trouve des cartons de livres débordants, des piles de vinyls et de meubles tachés sur lesquels on sert des oat-milk-cappuccinos fleuris. Surtout j’y déniche : Kean dans sa version nrf* – et pas entièrement coupé ! –, Le rivage des Syrtes, édition Corti (what else?) et d’autres amours. Je m’empresse d’acheter ces deux-là, que je n’avais pas pu emporter – il ne s’agit que de mon troisième exemplaire de Kean et le deuxième du Rivage, mais il faut savoir s’entourer de ceux qu’on aime, où qu’on soit.

Avec A., on se faufile en douce dans le sous-sol du département de musique de l’université, et avisant l’une des « Practice Rooms » non fermée à clé, je le laisse dérouler son Andantino de Khatchaturian, à moitié debout sur son siège pour atteindre la pédale.

L’orage n’est jamais loin ici : me promener sous les gouttes avec des bottes de pluie anglaises bleu-marine-à-pois-blancs et un hoodie rose pale très doux, enfilé par dessus ma robe d’été. Faire semblant un moment d’être américaine, française etc. (en fait surtout française etc.), écouter Paul Éluard dire Liberté et Sylvia Plath parler des auteurs qu’elle aime, le Concerto en sol de Ravel et puis :

And they were singin’, “Bye-bye, Miss American Pie”
Drove my Chevy to The Levee, but The Levee was dry
And Them good old boys were drinkin’ whiskey in Rye
Singin’, “This’ll be the day that I die
This’ll be the day that I die”

— Don Mclean, American Pie, 1971.

*La note de pied de page que j’ai commencé à rédiger devenant plus longue que ce billet, ceci fera l’objet d’un prochain post.