D’Edmund Kean à Tony Stark

Kean, par Alexandre Dumas, adaptation de Jean-Paul Sartre : cette association fortuite (?) de mes deux grands chéris si différents d’apparence, m’a toujours étonnée. Un peu comme si la littérature me faisait un clin d’œil. Dumas le romantique par nature, romanesque, fougueux et feuilletoneux, qui « viole l’Histoire pour lui faire de beaux enfants » (sic). Sartre, avec ses héros alpha-male torturés, en crises existentielles, qui parlent mal aux femmes mais les respectent dans le fond ; avec ses héroïnes fortes et absolues, qui savent exactement ce qu’elles veulent, et qui tiennent l’homme à bout de bras, à bras le corps dans son errance. Sartre et son écriture dure, brute, fougueuse aussi, si moderne, sans ride. Dumas et sa belle plume charnue, forte et gracieuse dans laquelle depuis toujours j’ai aimé me lover. Le fait de les trouver ainsi réunis, cela signifie peut-être que la différence n’est pas fondamentale, qu’il y a une continuité, une nécessité entre Dumas et Sartre. Mes connaissances littéraires et philosophiques sont nulles et je ne saurais broder sur l’impact dumasien, l’existentialisme à la Sartre, son courant, ses amours avec Simone. Mais ce n’est peut-être pas par hasard que ce sont ces auteurs qui m’ont accompagnée depuis l’adolescence, toujours ces bras dans lesquels me jeter lorsque le monde perdait sa couleur, la puissance par delà les siècles, l’éblouissement des analyses et mises en abîmes sur le pouvoir de l’écriture, du personnage joué/écrit/vécu, de l’être sous le filtre de l’art.

Je crois surtout que je suis pitoyablement sensible au personnage du héros sombre, tourmenté, au destin ambigu, amoureux mais qui ne s’accorde pas le droit de l’être (et qui souvent perd tragiquement celle qu’il aime : d’Artagnan, Arsène Lupin, Nestor Burma, …). Marvel n’a rien inventé, et c’est très bien ! parce que c’est terriblement sexy de voir Robert Downey Jr. se malmener soi-même en étant collatéralement odieux avec les uns et les autres, Daredevil ou Jessica Jones dans le dilemme du sacrifice personnel pour la morale (on notera que je cite aussi une femme dans ce tas). La fragilité et la solitude de ces êtres me fascinent et me touchent.

Chez Sartre, il y a souvent cette femme du même standing qui complète le héros. C’est d’ailleurs le cas avec de nombreuses œuvres de cette époque, à commencer par Giraudoux, qui donnait la part belle à la « femme à histoires » qui impulse et donne sa vérité à l’Histoire. C’est une nette différence avec Dumas ou d’autres, chez qui le personnage féminin reste accessoire, objet de l’amour – celle qui meurt. (Dans les Trois mousquetaires, Milady, la puissante et intéressante, est celle à abattre.)

Tout cela – y compris Dumas qui fait son bon mot en parlant de viol – n’est pas très #metoo, et on m’accusera probablement de trahir mes causes ou bien d’être incohérente dans mes lectures (Plath et Sartre, really?). Mais en vérité, il faut arrêter les purifications, le noir/blanc, les « S’ils sont innocents, ils renaîtront. » (Electre, Giraudoux). Le pays où je passe l’année en tient une bonne couche là-dessus. On remarquera surtout que je continue dans ces pages à enfoncer des portes ouvertes comme à un dîner mondain, et à faire de la pseudo-analyse littéraire de comptoir, quand il faudrait, pour l’édification de toutes et tous, que je retourne au couvent de la Science.

Images : (haut) George Clint, Edmund Kean, 1820. Victoria & Albert Museum.
(bas) Robert Downey Jr. as Tony Stark in Iron Man 3, 2013.

Pas tout à fait Hawkins

Ce qui me plaît ici : l’équilibre entre isolement géographique et nourriture académique.

Ici, c’est comme ces villes hantées de séries Netflix d’où l’on ne sort plus. Les miles de champs de maïs et de forêts géologiques nous séparent du Monde. Hier, ravitaillement en whisky dans une usine d’allumettes reconvertie en distillerie ; les enfants remontaient les rails d’un village arrêté au début du siècle passé.

Et pourtant. En début d’après-midi,  je descends, pas complètement rassurée, les marches obscures qui mènent à une librairie d’occasion souterraine, entre le King Cobra Tatoo Shop et le Men Only Hair Salon. J’y trouve des cartons de livres débordants, des piles de vinyls et de meubles tachés sur lesquels on sert des oat-milk-cappuccinos fleuris. Surtout j’y déniche : Kean dans sa version nrf* – et pas entièrement coupé ! –, Le rivage des Syrtes, édition Corti (what else?) et d’autres amours. Je m’empresse d’acheter ces deux-là, que je n’avais pas pu emporter – il ne s’agit que de mon troisième exemplaire de Kean et le deuxième du Rivage, mais il faut savoir s’entourer de ceux qu’on aime, où qu’on soit.

Avec A., on se faufile en douce dans le sous-sol du département de musique de l’université, et avisant l’une des « Practice Rooms » non fermée à clé, je le laisse dérouler son Andantino de Khatchaturian, à moitié debout sur son siège pour atteindre la pédale.

L’orage n’est jamais loin ici : me promener sous les gouttes avec des bottes de pluie anglaises bleu-marine-à-pois-blancs et un hoodie rose pale très doux, enfilé par dessus ma robe d’été. Faire semblant un moment d’être américaine, française etc. (en fait surtout française etc.), écouter Paul Éluard dire Liberté et Sylvia Plath parler des auteurs qu’elle aime, le Concerto pour piano de Ravel et puis :

And they were singin’, « Bye-bye, Miss American Pie »
Drove my Chevy to The Levee, but The Levee was dry
And Them good old boys were drinkin’ whiskey in Rye
Singin’, « This’ll be the day that I die
This’ll be the day that I die »

— Don Mclean, American Pie, 1971.

*La note de pied de page que j’ai commencé à rédiger devenant plus longue que ce billet, ceci fera l’objet d’un prochain post.