Le dernier artifice

Les univers d’images sans paroles de Aaron Becker.
Les univers effleurés par les rêveries musicales.
Les mots, me dis-je, ce n’est que le dernier artifice, lorsque tout le reste a failli, et qu’il faut verbaliser pour donner à partager.

Écrire dans l’ellipse, c’est alors la seule façon de rester encore un peu digne, dans un monde de créateurs qui savent attraper, rendre, toucher, sans n’avoir prononcé un seul mot.

Aaron Becker, The Last Zookeeper, 2024

Illustration animée : Aaron Becker, The Last Zookeeper, 2024, à regarder en plein écran, toujours.

Journey

Je ne mange plus. Je ne dors plus. Je croyais que c’étaient les tracas professionnels – heureusement, O., magnifique, qui toujours me fait pivoter vers l’angle juste des choses. Mais en fait ce n’était pas le professionnel. C’est cet autre monde dans lequel j’ai mis le pied et qui me grignote comme une madeleine. Je suis dans une semi-réalité. J’y suis je crois depuis ce soir d’hiver où j’ai ouvert un paquet ruisselant de notes. Le rappel de cet endroit qui n’existe pas et qui n’existera jamais et qui pourtant me hante et me hante. Alors je l’habille d’un jardin à la Gracq, de plantes roses et vertes, je me perds dans de la mécanique quantique et des interféromètres, j’en nourris tout un chapitre, et à chaque instant de mon existence, c’est comme si, sans que je n’en aie conscience, un fantôme de moi-même vivait dans l’autre dimension. Cette étrange dissociation, proche de la divagation, me donne une sensation d’avoir perdu corps, d’être diaphane, de ne rien comprendre à ce qui arrive, m’arrive, de ne rien saisir de l’existence. Je ne sais plus si je suis les phrases que j’écris, la physique que je lis, la musique qui perle sous ma peau, j’ingurgite de grands latte fleuris pour me faire croire que je me nourris, mais je suis si faible que dehors, j’ai l’impression que les rayons printaniers vont me faire fondre. Et c’est le prix, je crois, pour sortir ce chapitre féerique.

Aaron Becker, Journey, 2013

L’illustration complète de ce billet, à contempler en plein écran : Aaron Becker, Journey, 2013

Impro du soir

Ce soir dans un jazz-club à Charleston, la chanteuse à la voix réconfortante, le bassiste, le batteur, et puis le pianiste sur lequel mes garçons s’extasient. Je ne pourrai plus jamais écouter d’impro piano jazz un peu mélancolique sans être transportée dans une non-réalité. Sans y entendre des bribes d’autre chose. Dans ces rêveries musicales à la coloration nostalgique, surgissent d’autres murmures, d’autres phrases et d’autres mots tissés entre les notes, cette lecture d’une page d’âme, le court-métrage d’un battement de cœur.

Son : Anthony Jackson, Michel Petrucciani, Steve Gadd, September Second, in Trio in Tokyo, 1999

Ma bonne fée

« C’est surréaliste d’être ici avec toi ! » dis-je à Andromeda, qui, sur la route entre Chicago et NYC avec les huit guitares de son mari, dans son grand déménagement vers de nouvelles aventures, me fait l’honneur et la surprise de s’arrêter au milieu des bois.

Nous venons de dîner tous les six dans un booth d’une auberge qui accueillait, dès le 19ème siècle, les voyageurs traversant la Pennsylvanie. Très à propos. Le merveilleux S., guitariste et compositeur renommé, lisait les morceaux écrits par A. dans son cahier, K. minaudait à pleines joues et Andromeda répétait « Que fofo! You guys have done so well! »

Je lui raconte très vite, sans virgule et sans respirer :
« C’est une journée très étrange. J’ai pleuré quatre fois. Deux fois ce matin avec cette histoire de direction de laboratoire, une fois parce que j’ai eu une belle conversation avec A., et une dernière fois tout à l’heure, en lisant aux garçons mon chapitre 10 sur Karl. On pleurait tous les trois, le summum de l’émotion. Et puis d’un coup tu débarques dans mes bois, comme la bonne fée, pour me rappeler tout ce qui compte, exactement quand j’avais besoin de toi. »

Delphine Seyrig et Catherine Deneuve dans Peau d’Ane par Jacques Demy, d’après l’oeuvre de Charles Perrault, 1970.

Françaises pyromanes et écorchées

Transportée, soufflée, arrachée par deux découvertes musicales cette semaine. Que c’est beau, le français, déposé comme des cailloux sur des portées et dit avec une précision et une justesse écorchées. [Merci L.]

Clara Ysé : sa voix de magicienne lyrico-urbaine et ses textes pyromanes que je n’arrive plus à m’empêcher d’écouter, toute la journée, toute la nuit, une sorte de drogue d’univers. Tout, jusqu’à la couverture de l’album est un ciselage, de syllabes, de notes et d’images. Et ça me déchire à l’intérieur jusqu’à faire juter les larmes.

Deux rubis dans cet écrin à bijoux : Douce, Le monde s’est dédoublé.

Ce matin il est arrivé une chose bien étrange
Le monde s’est dédoublé
Je ne percevais plus les choses comme des choses réelles
Le monde s’est dédoublé
[…]
J’ai accueilli un ami, qui m’a pris dans ses bras
Et m’a murmuré tout bas
Regarde derrière les nuages il y a toujours le ciel bleu azur qui, lui
Vient toujours en ami
Te rappeler tout bas que la joie est toujours à deux pas
Il m’a dit : prends patience, mon amie, prends patience
Vers un nouveau rivage ton cœur est emporté
Et l’ancien territoire t’éclaire de ses phares
Et t’éclaire de ses phares

— Clara Ysé, Le monde s’est dédoublé, in OCEANO NOX, 2023

Zaho de Sagazan : plus pulsé et torturé, voire tordu, mais ces textes égrenés comme une raison de survivre, un phrasé au rythme addictif et d’une poésie viscérale. Idem, impossible de m’arrêter de l’écouter, ça colle dans la nuque, et j’en reveux, encore, encore, pour l’abrasion des sens et des émotions.

Deux météorites dans cette capsule lunaire : Tristesse, La symphonie des éclairs

Qui va là, tristesse
Vous ne m’aurez pas ce soir
J’ai enfin trouvé la sagesse
Et désormais les pleins pouvoirs
Quelle audace de me faire croire
Que je ne suis qu’un pauvre pantin
Manipulé par vos mains
Dégueulasses de désespoir

— Zaho de Sagazan, Tristesse, in La symphonie des éclairs, 2023

Un pur produit de l’Éducation Nationale

En recherchant dans ce carnet mon billet sur la Symphonie #6 de Sibelius, je constate avec amusement que j’y fais référence à Faust. Et encore plus amusant, le billet qui suit évoque cette scène parisienne de Woody Allen. J’écris à un ami cher, avec force émoticons de facepalm, que décidément, je n’ai pas évolué depuis treize ans. Pire : ce sont en réalité des découvertes de mes années lycée, ce qui étire ma stagnation culturelle sur quelques vingt-cinq ans.

En vérité, je crois que je dois ma (maigre) appréhension du monde à ces années lycée. Je ne sais pas qui était aux manettes pour dessiner le programme de Lettres et d’Histoire en 1997-2000, mais, mis à part cette erreur grossière de nous imposer Les confessions de Rousseau au bac de français*, c’était magistral. Tout se complétait et se parlait : Electre et l’entre deux guerres en Histoire, Lili Marleen ou les tableaux d’Otto Dix dans les cours d’Allemand, Hemingway et tous les auteurs de la crise de 29 dans nos six heures hebdomadaires de littérature anglo-américaine… J’ai dû lire un livre par semaine à cette époque, tous les mercredis soirs il y avait la diffusion d’un vieux film classique sur Arte, et j’écrivais mes dix pages de commentaires composés en écoutant France Musique.

J’avais quarante-cinq heures de cours par semaine, et je me plaignais de bleuir sans cesse des copies, ma bosse d’écriture sur le majeur droit avait la peau qui pelait, et puis tous les jours, dix fois par jour, je passais d’un état de résonance ultime à une envie de mourir. Mais bon sang que c’était sublime et nécessaire. Oui, nécessaire. Car avec le recul, c’est exactement là que je me suis définie. Tout le reste n’a été qu’incrémentations.

Au final, je ne sais pas si j’étais d’emblée sensible aux colorations variées de cette longue période qui s’étend depuis la fin du 19ème jusque vers 1970, ou si l’Éducation Nationale m’a juste endoctrinée à un moment où j’étais la plus réceptive. Probablement un peu des deux. Enfin, l’« endoctrinement », ça a été justement de penser par nous-mêmes. Je trouve extraordinaire l’enseignement que nous avons reçu sur cette émancipation de l’esprit : d’être aussi profondément nourris, d’ingurgiter tant, pour pouvoir ensuite avoir des outils pour mieux penser et discuter notre monde. Comme on apprend à peindre de façon classique avant de se lancer dans l’abstraction, j’ai eu le sentiment qu’on nous a bourré le crâne pendant longtemps, mais que c’était pour une bonne cause, parce qu’à l’âge où nous avons commencé à en être capables, on nous a appris à croiser tout cela, à critiquer, à adopter ou rejeter, à comprendre les courants, la complexité et la beauté. Pour devenir ces personnes qui agissent, débattent et créent maintenant au cœur de la société. (Ou qui font de la socio-analyse rétrospective de comptoir baveuse dans des carnets en ligne…)

*Pardon, mais aucune chance que des lycéens de 16 ans s’identifient ou trouvent un quelconque intérêt aux réflexions dégoulinantes d’un narcissique mégalo qui revisite sa petite enfance au 18ème siècle. Et il n’y avait aucune connexion possible avec les autres matières étudiées en Première. Il y a tant d’autres grandes œuvres qui pouvaient vibrer avec nos préoccupations de l’époque ou celles à venir, qu’il pouvait être utile d’avoir explorées une première fois. Là, c’était à mon sens une erreur de casting.

Horloge solaire 1673 de l’escalier principal du Lycée Stendhal à Grenoble, ancien collège de Jésuites, que nous montions et dévalions huit fois par jour. Nous la regardions à peine au bout de trois ans, mais il est évident que le bâtiment participait au sentiment du Savoir. © Laurent Ravier

Sibelius dans la forêt enneigée

Il a neigé vingt heures d’affilée, et au matin le silence. Les enfants poussent des cris de chiots quand je leur propose d’enfiler leurs combinaisons. Je dégage la voiture ensevelie. À dix minutes de route, on enfonce nos bottes sur les traces d’une petite rivière. Il n’y a personne. Sous la neige, il m’apparaît soudain clairement à quel point la forêt pennsylvanienne est différente des européennes. L’implantation ? La verticalité des arbres ? La couleur de leurs troncs et des feuillages persistants au vert percutant ?

Sur le chemin du retour, comme nous sommes seuls et que le paysage l’appelle, je dégaine le quatrième mouvement de la Symphonie No. 6 de Sibelius. J’en fais profiter les animaux féeriques et la flore au repos. Et mes enfants.

Juste avant la cinquième minute, je m’arrête de marcher. Le son de l’eau. La forêt habillée. Le froid au bout des orteils. Quand la harpe surgit, pendant quelques secondes, il n’y a plus qu’une noyade parmi les particules de l’Univers. Et en rouvrant les paupières, la larme au coin de celle de A.

Dans l’après-midi, je sirote mon Earl Grey, je remplis des fiches Excel, et j’écoute perler les notes de piano, le rythme de l’eau goutte à goutte et le sentiment de blanc nostalgique : A. compose son morceau de l’hiver.

[C’est donc pour ça que j’ai fait des enfants – pour résonner ensemble la première fois que je pleure en lisant Electre, et la première fois que j’écoute Sibelius dans la forêt silencieuse, au lendemain de la tempête de neige.]

Son : Jean Sibelius, Symphony No. 6 in D minor, Op. 104: 4. Allegro molto, Wiener Philharmoniker dirigé par Lorin Maazel, 1991.

Forêt pennsylvanienne, janvier 2024 © Electre

Je ne tiens pas debout, le ciel coule sur mes mains

Lorsque la vie ressemble soudain à une course de sauts d’obstacles où chaque barrière ratée peut coûter cher, au milieu de tempêtes variées, le miracle des gens fiables. Ceux qui, surgissant des buissons alentours et sans rien connaître de ma situation, tirent spontanément l’un des nœuds embrouillés dont j’ai la charge mentale, le démêlent, le lissent à la perfection, et me le tendent sans perdre de temps et avec un naturel désarmant. S., M., R., V. leur passion contagieuse et leur infaillible présence organisationnelle, stratégique et scientifique, la dame slave chaleureuse qui se rend disponible pour garder nos enfants, jusqu’à la prof de japonais qui me décharge avec un tact étourdissant. O., évidemment : quand on se partage, sans même se consulter, les taches importantes ou ingrates, et qu’on les mène à bout comme l’autre l’aurait souhaité – « deux corps, une tête, » me disait-il un jour. Je vacille, mais mon monde est si solide ; j’ai tant de reconnaissance, et je devrais arrêter, à chaque fois, d’être surprise.

Son : parce que ce mauvais billet creux a été écrit juste pour pouvoir mettre un lien sur cette chanson écorchée : Christine and the Queens, Christine, in Chaleur humaine, 2014. Une amie chère m’écrivait : « Quand mes émotions s’agitent et se manifestent et qu’intérieurement j’ai besoin de crier, de pleurer, d’évacuer, c’est toujours Christine and the Queens qui vient. […] Et quand je l’ai écoutée, ça va mieux quelque part. »

Jackson Pollock, One: Number 31, 1950, 1950, au MoMA

Straight Rye Whiskey Friday

Parce qu’il ne faut pas se laisser abattre
Trio Petrucciani, whiskey, bougies
Papillote au chocolat noir de Madagascar
Équations de cascades par myriades
Et laborieuses corrections de chapitres
Nancy Huston : fabuleuse fabulatrice
L’égrènement des mails des établissements
Annonçant leur fermeture
Dehors la tempête de neige se prépare.

Son : Anthony Jackson, Michel Petrucciani, Steve Gadd, Home, in Trio in Tokyo, 1999

Choses insoutenables

Arpenter la petite ville universitaire sous la pluie
de bibliothèque en librarie,
à la recherche d’un exemplaire de Faust
Les allées du campus, désertes, paisibles, grises
Le Magnificat céleste tout en haut de l’âme
Dans la transe, l’épiphanie
d’avoir trouvé la pièce manquante à mon prochain chapitre
Arpenter mon monde parallèle, au milieu de fantômes
Sylvia, Schwarzschild, Montero, Goethe, leurs folies
Ouvrir des livres anciens au Webster,
aux pages crayonnées dans ce cursif allemand
Débusquer Goethe, enfin.
Être plongée dans le sentiment océanique cher à Romain Rolland
La résonance absolue avec toutes les particules de l’Univers
y compris les neutrinos de ultra-haute énergie.

L’insoutenable certitude d’être vivante.

Son : Suite et fin d’hier, le Magnificat de la transe. Taylor Scott Davis, Magnificat: V. Gloria Patri, VOCES8 Foundation Choir & Orchestra, 2023

Caspar David Friedrich, Frau vor untergehender Sonne, huile sur toile, circa 1818